vendredi 3 mai 2013

Une petite plage de temps libre



Vous n'avez jamais entendu parler de Crockett Johnson? Rassurez-vous, chers lecteurs, ça ne prouve en aucune façon que vous être ignares, mais c'est un indice suggérant que vous pourriez bien être français (si, au contraire, vous êtes surpris que je prenne la peine de présenter longuement quelqu'un d'aussi connu, ça veut probablement dire que vous avez grandi dans un pays de langue anglaise). Il y a des auteurs pour la jeunesse dont la transplantation hors de leur terroir natal ne réussit pas.
Crockett Johnson a écrit, et dessiné dans un style minimaliste et cartoonesque, nombre d'albums dans lesquels, depuis soixante ans, plusieurs millions de petits Américains ont appris à lire (par exemple, L'Alphabet Magique, ou encore la série des aventures, écrites de 1955 à 1969, d'Harold, le petit garçon au crayon rose - purple crayon en VO*). Parmi les auteurs qui reconnaissent avoir été influencés par son travail: Bill Watterson et Chris Ware, rien que ça.

 L'histoire vraie des vicissitudes de la publication de La Plage Magique, de Crockett Johnson, que Maurice Sendak en personne évoque dans une courte préface, n'est pas moins intéressante que celle, fictive, des Mystères de Harris Burdick (il faudra qu'un jour nous parlions du mystérieux Harris Burdick, qu'en pensez-vous?). Voici ce qu'en écrivait Maurice Sendak: "Réflexion à la fois sérieuse et comique sur le monde, La Plage Magique était bien en avance sur son temps; au point que la version originale, celle que Crockett avait imaginée, ne fut pas acceptée à la publication. Crockett n'est pas l'illustrateur de l'édition de 1965, publiée sous le titre Castles in the Sand. C'est un pur miracle que la maquette originale avec le manuscrit complet et les croquis aient réapparu et puissent être publiés.Crockett ne termina pas les dessins, que vous allez découvrir ici sous forme de croquis.
 Et en effet, les dessins illustrant ce petit livre ont cette qualité, normalement introuvable dans les livres illustrés, qu'on les voit se faire sous nos yeux: on distingue, ici et là, les traits de crayon mal effacés d'états antérieurs de l'image.

Regardez: entre le premier coup de crayon et le dernier trait de plume, le petit Ben s'est levé et a tourné le dos à sa copine Anne.
Entre le premier jet de l'histoire imaginée par Crockett Johnson et la nouvelle publication de cet album quarante ans après sa conception, il y a eu aussi beaucoup de coups de gomme (métaphoriques, ceux-ci). En effet, si la biographie de Crockett Johnson (David Johnson Leisk pour l'état-civil, Dave pour ses amis) s'apparente par de nombreux traits à ce que nos amis américains appellent une success story (ses premiers livres connurent un succès immédiat (instant success), figurèrent sur des listes de best-sellers, reçurent des awards, et certains furent adaptés pour la télévision et devinrent des e-books interactifs), le principal intéressé mit beaucoup de constance à chercher à lui donner un tour différent. Soumettre Magic Beach au jugement de son directeur éditorial fut le premier pas qu'il fit hors des sentiers qui s'étendaient devant lui tout tracés (la réponse fut immédiate et sans équivoque: "NON"). Il persévéra année après année, faisant faire à son manuscrit le tour des éditeurs (qui tous, raconta-t-il plus tard, "le lui retournèrent avec enthousiasme").
La raison de cet accueil glacial demeure un peu mystérieuse. Johnson ne s'était pourtant pas beaucoup éloigné de la recette qui avait si bien réussi à sa série vedette: le petit Harold possède un crayon magique, ce qu'il dessine avec prend vie; les petits promeneurs de La Plage écrivent sur le sable magique des mots isolés, qui, combinés, deviennent une histoire. Mais, alors que les créations d'Harold permettent habituellement d'amener le récit à une conclusion satisfaisante pour le héros et ses lecteurs, l'histoire écrite sur le sable par Ben et Anne leur échappe et part vivre sa vie loin d'eux… c'est peut-être ce qui a mis les éditeurs mal à l'aise? L'actualité récente nous rappelle que les éditeurs n'aiment pas l'idée que des histoires pour lesquelles ils ont déboursé du bon argent s'égaillent dans la nature, échappant au copyright. Mais surtout, les éléments discrètement perturbants abondent dans ce récit atypique: outre la volonté d'indépendance des créatures imaginaires, il y a la relation un peu tendue, pleine de non-dits, entre Ben et Anne, l'étonnante maturité avec laquelle ils s'expriment… c'est une histoire inquiète que celle de La Plage Magique.
Le livre finit par trouver preneur, mais seulement pour son texte: lors de cette  (tardive) première publication, comme nous le rappelle Sendak, l'éditeur** insista pour qu'il fût fait appel à une illustratrice professionnelle***. Cette version "historique" est toujours disponible sur amazon.com, si le cœur vous en dit. Mais pour ma part je préfère cette édition en fac-similé  de la maquette originale (celle qui se promena si longtemps d'éditeur enthousiaste en éditeur enthousiaste), qui nous rappelle combien sont choses fragiles le dessin et, aussi, les histoires, qui ne commencent à exister que s'il y a quelqu'un à qui les raconter.

*En VF, le crayon du petit Harold est tantôt rose et tantôt violet, comme, dans la version des Compagnons de la Chanson, le Sous-marin Jaune des Beatles était tantôt vert et tantôt bleu.
**Holt, Rinehart and Winston.
***Betty Fraser, qui produisit très exactement le genre d'illustrations qu'un éditeur spécialisé souhaitait pour un livre destiné aux enfants dans les années 60; c'est ce qui est à la mode qui se démode le plus vite, et l'essentiel du charme que nous pouvons leur trouver aujourd'hui réside précisément dans leur saveur "d'époque".
Un album de Crockett Johnson, publié en fac-similé de la maquette originale (avec préface de Maurice Sendak!), d'abord en anglais par Front Street Press (Magic Beach, 2005), puis en français par Tourbillon (La Plage Magique, 2006). On ne le trouve pas forcément partout, mais en cherchant bien, on le trouve.
Dessins de Crockett Johnson (Dave Johnson Leisk)

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