jeudi 3 juin 2021

C’est elle que je veux (Joyce Carol Oates, encore)

 

Les élèves qui ne sont pas sages,
ils devront passer des examens de pas sages.
Roland Bacri


Grotesques et arabesques. Joyce Carol Oates a consacré un petit essai à l’art du grotesque en littérature (Histoires de Grotesques et d’Arabesques est le titre collectif original de la série de contes que nous connaissons sous le nom plus banal d’Histoires Extraordinaires); cet essai est inclus dans son recueil Haunted (Hantises)
Grotesque: figure humaine déformée, nous apprennent les traités d’architecture. Folles Nuits! présente, de plusieurs figures littéraires aimées de Joyce Carol Oates, une série de portraits… déformés? recomposés? Différents en tous cas de leur image publique.
Ses modèles seraient-ils satisfaits?
Que penseraient-ils de ce traitement? Il faudrait pouvoir leur demander: quel dommage qu’Edgar Poe n’ait pas pu venir, retenu par ses nouvelles responsabilités de gardien de phare, que Mark Twain ait envoyé un mot d’excuses (un peu emberlificotées), qu’Henry James ne se sente pas très bien et qu’Hemingway ne soit plus que l’ombre de lui-même. Cependant - vous voyez, tout n'est pas perdu! - Emily Dickinson, exceptionnellement, descendra pour le thé.

Certains de mes visiteurs (you know who you are!) aiment bien Emily Dickinson: ça tombe bien.

Au sommaire de ce recueil:
Poe posthume: ou, Le Phare
(qui « s’inspire du manuscrit d’une page, intitulé The Lighthouse, trouvé dans les papiers d’Edgar Allan Poe après sa mort le 7 octobre 1849 à Baltimore » … sous une forme légèrement différente The Fabled Lighthouse at Viña del Mar, a été publié en 2004 dans une édition spéciale de McSweeney’s par Michael Chabon, nous dit une note).
La nouvelle, frénétique encore plus que gothique, pousse encore un peu davantage le contraste noir-blanc de la Relation d’Arthur Gordon Pym. Un Edgar Poe au caractère plus sombre que jamais y prend la parole avec le froid détachement des narrateurs du Chat Noir, de Morella ou de Bérénice.

Grand-papa Clemens et Poisson-Ange, 1906 recolle des pages arrachées du journal intime d’un écrivain statufié de son vivant: le Mark Twain qui apparaît dans ces pages n'est, lui - bien loin de l'Edgar Poe Posthume - ni froid ni détaché, c'est le moins qu'on puisse dire.
Dans Le Maître à l’hôpital Saint-Bartholomew, 1914-1916 puis dans Papa à Ketchum, 1961  nous surprenons à l'improviste, sans leur laisser le temps de rajuster leur cravate ou d'écluser leur verre, Henry James et Hemingway, autres écrivains statufiés, et pas totalement contents de l’être. Des nouvelles statues qu'elle leur élève, Joyce Carol Oates ne présente pas forcément le profil le plus flatteur, mais ces effigies sont assurément, même dans leurs petitesses, plus grandes que nature comme aiment à dire les Américains.
Dans ces quatre premières nouvelles, Joyce Carol Oates maintient une certaine distance avec ses modèles: que ce soit par le visible artifice du pastiche dans le cas de Poe, ou par la re-création pour les trois autres, elle ne nous laisse pas oublier qu'elle en peint des portraits destinés à ennoblir nos cimaises.

Mais qu’adviendra-t-il si elle ne peut pas s'empêcher d’aller chercher une de ses favorites là où elle était bien tranquille, et de la mêler à notre vie de résidents de ce stupéfiant vingt-et-unième siècle dans lequel nous vivons désormais?

Portrait de quelqu'un qui ressemble
un peu à Emily Dickinson
(ce n'est pas elle… pas vraiment… mais…)



EDickinsonRépliLuxe ne commence pas très loin de l’univers de Philip K. Dick: dans une de ces boutiques d'un futur proche où l’on vendra (bientôt, nous en a prévenu Dick) des simulacres (avec facilités de paiement), nous voyons entrer monsieur et madame Krim, un couple si conforme au modèle classique que Joyce Carol Oates, la plupart du temps, les désigne seulement par les noms "l’époux" et "l’épouse".

Dans le magasin violemment éclairé, d’autres couples s’entretenaient à voix basse, avec passion. On pouvait regarder des vidéos de RépliLuxes animés, feuilleter d’immenses catalogues. Des vendeurs attendaient, prêts à apporter leur aide. Dans le rayon BébéRépliLuxe, qui proposait des personnages d’enfants de moins de douze ans, les discussion s’échauffaient encore davantage. Grands sportifs, grands chefs militaires, grands inventeurs, grands compositeurs, musiciens, interprètes, leaders mondiaux, artistes, écrivains et poètes; comment choisir? Par bonheur, du fait des restrictions de copyright, de nombreux personnages éminents du vingtième siècle n’étaient pas disponibles, ce qui limitait considérablement le choix (peu de stars du petit écran, peu de figures du monde du spectacle postérieures à l’époque du cinéma muet). 
L’épouse dit à un vendeur: 
« mon cœur penche pour un poète, je crois! Auriez-vous…  » 
Mais Sylvia Plath n’était pas encore dans le domaine public, pas plus que Robert Frost ou Dylan Thomas. Walt Whitman était en promotion tout le mois d’avril, mais l’épouse fut saisie d’hésitation: « Whitman! Imagine un peu! Mais est-ce qu’il n’était pas… » 
(l’épouse, qui n’était nullement intolérante et n’avait pas la morale bourgeoise conventionnelle de ses voisines de Golders Green, ne put se résoudre à prononcer le mot gay).
Le mari se renseignait sur Picasso, mais Picasso n’était pas encore disponible. « Rothko, alors? » L’épouse dit en riant au vendeur: Mon mari est un peu snob en matière de peinture, il faut lui pardonner. Je suis sûre que personne chez RépliLuxe ne sait même qui est Rothko. »
Pendant que le vendeur consultait son ordinateur, le mari dit, d’un ton têtu: « Nous pourrions le prendre enfant. Il y a un « mode accéléré », nous assisterions à l’éclosion d’un talent visionnaire… » 
L’épouse dit: « Mais est-ce que ce Rothko n’était pas déprimé, est-ce qu’il ne s’est pas suicidé… »
et le mari répondit avec irritation: « Et Sylvia Plath, alors? Elle, elle s’est suicidée. » 
L’épouse dit: « Oh! mais avec nous, dans notre maison, je suis sûre que Sylvia ne le ferait pas. Nous serions une influence neuve, positive. »
Le vendeur déclara ne pas avoir de Rothko.
« Avez-vous Hopper, alors? Edward Hopper, peintre américain du XX° siècle? » Mais Hopper était encore protégé par le copyright.
L’épouse s’exclama soudain: « Emily Dickinson! C’est elle que je veux. »

Et le titre du recueil, d'où vient-il, au fait? C’est justement à Emily Dickinson qu’il est emprunté, tiens donc:

Wild Nights - Wild Nights!
Were I with thee
Wild Nights should be
Our Luxury!

Futile- the Winds -
To a Heart in port -
Done with the Compass -
Done with the Chart!

Rowing in Eden -
Ah, the Sea!
Might I but moor - Tonight -
In Thee!
*
Voilà un beau programme pour une seconde lune de miel!

Le vendeur demanda comment cela s’écrivait et tapa rapidement sur son ordinateur. Le mari fut frappé par l’excitation de sa femme, il était rare ces dernières années de voir Mme Krim aussi gamine, aussi vulnérable. Posant la main sur son bras (dans ce lieu public!) elle dit en rougissant:
 « Au fond  de moi j’ai toujours été poète, je crois. Ma grand-mère Loomis, celle du Maine, m’a donné un volume de ses « vers » quand j’étais toute petite. Mes premiers poèmes, je te les ai montrés quand nous nous sommes rencontrés, quelques-uns… C’est tragique la façon dont la vie nous arrache à… »   
Le mari céda: « Eh bien, va pour « Emily Dickinson »! Elle aura l’avantage de ne pas faire de bruit. Les poèmes prennent beaucoup moins de place que les toiles de six mètres; et ils ne sentent pas. Et puis, à ma connaissance, Emily Dickinson ne s’est pas suicidée… »
L’épouse s’écria: « Oh non! En fait, elle n’a cessé de soigner des parents malades. C’était un ange de miséricorde pour sa famille, toujours vêtue de blanc immaculé! Elle pourrait nous soigner si… »
L’épouse s’interrompit avec un petit rire nerveux. Le vendeur lut sur son ordinateur:
« "Emily Dickinson (1830-1886), poétesse révérée de la Nouvelle-Angleterre". Vous avez de la chance, monsieur et madame Krim, cette "Emily " fait partie d’une édition limitée qui sera bientôt définitivement épuisée mais que nous proposons encore tout le mois d’avril avec vingt pour cent de remise. EDickinsonRépliLuxe est programmé de trente à cinquante-cinq ans, âge de la mort du poète. Le client dispose donc de vingt-cinq années qui peuvent être accélérées à volonté, ou même parcourues à rebours… mais pas en-deçà de l’âge de trente ans, naturellement. Cette offre limitée expire le… »
Très vite l’épouse dit: « Nous le prenons. Nous la prenons! S’il vous plaît. »
L’épouse et le mari se tenaient par la main. Un frisson soudain de tendresse, d’affection, d’espoir enfantin passa entre eux. Comme si, contre toute attente, ils étaient de nouveau de jeunes amants, au seuil d’une nouvelle vie.


Cette nouvelle - je ne vous en dirai pas plus - est à la fois tendre et terrible. Elle réalise la fusion des deux courants qu’aima à explorer à tour de rôle Joyce Carol Oates: l’étrange - qui prend ici la forme de la science-fiction - et la peinture sans complaisance de la société américaine contemporaine. Une société qui a changé depuis l’époque des manoirs à nombreux pignons, mais pas nécessairement pour le meilleur. Pourtant, Oates nous assure que même dans un monde où tout s'achètera à crédit, il restera toujours des choses que la nuit parviendra à transfigurer.

Les citations ci-dessus proviennent de EDickinsonRépliLuxe, dans Folles Nuits, traduit par Claude Seban, éditions Philippe Rey, 2011 (Wild Nights!, 2008)

*Folles nuits - Folles nuits!
Si j''étais avec toi
De Folles nuits seraient
Notre volupté!

Futiles - les Vents -
Pour un Cœur au havre -
Adieu Compas -
Adieu Carte!

Voguer dans l'Éden -
Ah - la Mer!
Si je pouvais cette nuit - jeter l'ancre -
En toi!
Traduction des vers d’Emily Dickinson par Claire Malroux (Y aura-t-il pour de vrai un matin, José Corti, 2008)

 

Pour illustrer ce billet:
le portrait de quelqu'un qui ressemble un peu à Emily Dickinson
(ce n'est pas elle; c'est le portrait, daté de 1846, d'une dame de l'Ancien Monde peint par Barend Cornelis Koekkoek (1803-1862)… mais on imagine assez bien les créatifs chargés d'illustrer un dépliant pour vendre EDickinsonRépliLuxe mixant cette image avec la seule photo authentifiée d'Emily pour obtenir quelque chose de plus sexy: c'est ça l'art de la vente…) 

 

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