samedi 30 octobre 2021

Écrire un nom

 

J'ai appris aujourd'hui la naissance (il y a deux jours) d'un petit garçon que ses parents ont prénommé Liberté. J'ai aussitôt pensé à ce personnage du roman de Primo Levi, La clé à molette (La chiave a stella), que son père avait voulu déclarer à l'état-civil sous le prénom de Libertario: refusé. Par dépit, le père avait alors proposé Libertino: accepté.  Ce que raconte La chiave a stella, ce sont donc les souvenirs de Libertino Faussone (vous les avez lus, j'espère?).
Apparemment, le prénom Liberté n'a pas posé de problème au fonctionnaire de l'état-civil français: il y aurait donc ici et là des choses qui changent pour le mieux? Même si, comme nous l'a rappelé kwarkito, hier 29 octobre c'était l'anniversaire de la mort de Brassens, je suis content de pouvoir garder, de la fin de cet octobre-ci, le souvenir de la naissance d'un beau bébé (qui sait? peut-être qu'un livre racontera un jour ses aventures?), ça change de la monotonie de toutes ces journées où on a appris la mort de quelqu'un.

 

 

mardi 26 octobre 2021

On le reconnait bien là

 J’ai bien cru que mon miroir s’était brisé en mille morceaux. Mais je fus rassuré en passant la main sur sa surface lisse, intacte. C’est moi qui n’allais pas très fort.

Éric Chevillard


 Rassurons  Éric: il nous est arrivé à tous (surtout ces derniers temps) d'avoir la même impression, et dans tous les cas l'explication est la même: c'est le miroir qui débloque.
 

lundi 18 octobre 2021

Par une porte avec un miroir: Silvina Ocampo, Inventions du souvenir

 

— Y tenemos más miedo que usted, porque no sabíamos que vivíamos en un mundo raro y gracias a usted lo hemos descubierto.
— Et nous avons encore plus peur que vous, car nous ne savions pas que nous vivions dans un monde étrange, et nous venons de le découvrir grâce à vous.

Silvina Ocampo,
La tête de pierre (La cabeza de piedra),
dans Mémoires secrètes d’une poupée

 

Lisez Silvina Ocampo, découvrez que nous vivons dans un monde étrange, et ayez peur.


Silvina Ocampo avait déjà confié au papier les Mémoires secrètes d'une poupée. Mais elle avait encore beaucoup de secrets à écrire. Dans Inventions du souvenir, elle a écrit (en vers) les secrets d'une petite fille, que  Silvina Ocampo doit avoir bien connue, sûrement, pour qu'elles s'en soient confié autant l'une à l'autre, de secrets. En les lisant il arrive qu'on se demande "Mais… ce secret-là, c'est le secret de qui?", car parfois Silvina Ocampo en parlant de la petite fille dit "elle", parfois elle dit "je", et parfois elle dit "elle" et "je" dans la même phrase. Pourquoi? C'est un secret.
Voilà un exemple d'une de ces phrases où Silvina dit à la fois "elle" et "je":

Se rappelant les vicissitudes de la vie
elle m'avait dit un jour:
je suis arrivée à la conclusion que tous les moments
peuvent être mis profit,
particulièrement ceux qui nous semblent le plus inutiles :
le temps de la pauvreté,
le temps de la maladie,
le temps du désenchantement,
le temps  du dégoût,
le temps du regret.
Mais plus que tout autre le temps de la maladie,
qui semble plus irrémédiablement perdu.

Ça, ça ressemble plus à quelque chose qu'une grande fille dirait à une petite fille, qu'à quelque chose qu'une petite fille dirait à une grande fille, non? Inventions du souvenir, c'est un livre sur le partage des secrets: tout le monde sait qu'un secret c'est une chose qu'on ne peut pas dire à tout le monde, mais à certaines personnes, on peut. Par exemple Silvina et la petite fille, elles peuvent.

 "Comme The Prelude, Inventions du souvenir est composé de fragments écrits à différentes époques: les premiers remontent approximativement à 1960; les derniers à 1987. L'ordre des souvenirs n'obéit pas à une chronologie stricte mais possède une cohérence narrative secrète qui ne peut procéder que d'un talent poétique infaillible": Ernesto Montequin nous explique tout dans un avant-propos écrit dans le style sérieux des avant-propos (" afin de préciser les époques que recouvrent ces souvenirs et de pouvoir les situer dans les contextes où ils se sont déroulés, il convient d'avoir certains éléments présents à l'esprit…", vous voyez?); il se souvient parfaitement, Ernesto Montequin, il ne l'a pas inventé, que Silvina Ocampo est née le 28 juillet 1903 dans la maison située au 550, rue Viamonte.
Silvina Ocampo, elle, se souvient que

La maison de ses parents
communiquait avec celle de ses grand-tantes
par une porte avec un miroir…

Les notes rédigées par Anne Picard nous apprennent, elles, que "la fille de l'air, qu'on appelle aussi tillandsia, est une plante de la famille des broméliacées, elle se fixe sur des végétaux, des rochers, des arbres".
Tout ça ce ne sont pas des secrets, toutes ces informations peuvent se retrouver dans d'autres livres.
Mais le long poème en vers irréguliers  nous apprend des choses qui ne se trouvent  dans aucun autre livre, car qui pouvait s'en souvenir, sinon Silvina Ocampo et la petite fille?
Silvina Ocampo, par exemple, savait exactement à quels moments la petite fille a pleuré pour de vrai, et ce qui se passait ensuite.

Mais quand elle pleurait pour de vrai
Personne ne s'en apercevait.
"Tu es enrhumée?" lui demandait-on.

Pleurer pour de vrai sans que personne ne s'en inquiète.
Dire un gros mensonge et être félicité pour sa franchise.
Dire la vérité et être traitée de menteuse.
Frissonner de dégoût et entendre quelqu'un dire "Cette petite n'est pas assez couverte".
Ce sont des choses qui vous arrivent quand vous êtes petit. Petit, vous êtes entouré d'adultes qui pensent que s'ils vous caressent les cheveux vous vous direz forcément que tout va bien.
Tout ça, vous ne l'oubliez pas, tandis que vous pouvez oublier comment s'appelait un visiteur autour de qui tout le monde s'empressait; vous pouvez oublier le nom d'une personne, mais pas l'intonation de la voix de votre mère quand elle prononçait ce nom; oublier à quel moment vous avez quitté une ville pour une autre, à quoi ressemblaient la gare de départ et celle d'arrivée, mais pas quel parfum on sentait en entrant dans une pièce; comment était meublée une chambre, mais pas qu'il y avait un ange au-dessus du lit.

Mais avant de s'embarquer elle fit ses adieux à Palermo.
Elle ignorait qu'elle faisait ses adieux.
Au moment de faire nos adieux
Nous ne savons jamais que nous faisons nos adieux.

Les adieux, c'est une des choses qu'il faut que, plus tard, les souvenirs inventent.  

Les jours passent, même si ça n'en a pas l'air.

Lisez Silvina Ocampo, découvrez que nous vivons dans un monde étrange, et ayez peur.

Inventions du souvenir de Silvina Ocampo,
traduit de l’espagnol (Argentine)
et annoté par Anne Picard,
avant-propos et note sur l'édition par
Ernesto Montequin, 2021,
Editions Des Femmes /Antoinette Fouque.
ISBN 978 2 7210 0721 6
EAN 978 2721007216

 

Quelle jolie petite fille!
On dirait une poupée.

 

Image: Silvina Ocampo en 1908 "tous droits réservés"

samedi 16 octobre 2021

Fantômes muets et encombrants

Le propre des cachots encombrés de fantômes,
c'est qu'ils sont difficiles à désencombrer.

La date du 17 octobre semble vouée au désencombrement des cachots.


La Chine de l'après-révolution culturelle avait offert à Pa Kin (Ba Jin, 巴金) un cachot doré et orné d'une quantité de babioles, dorées également (présidence de l'association des écrivains chinois, vice-présidence de la Conférence consultative politique du peuple chinois, titre de Monument de la littérature chinoise) en contrepartie de l'actualisation - de la mise aux nouvelles normes, si vous préférez - de ses œuvres écrites avant 1949. Cette situation semblait devoir s'éterniser (son cent-unième anniversaire approchant, seuls des soins intensifs le maintenaient en vie, inconscient) quand, le 17 octobre 2005, il trouva une porte de sortie. Son statut de Monument de la littérature chinoise s'en trouva confirmé, et il ne fut plus considéré comme encombrant.

Peut-être en avez-vous entendu parler: chez nous en France, c'est aussi un 17 octobre (le 17 octobre 1961), que fut testé un procédé expérimental pour apporter une solution - préventive, celle-ci - à l'encombrement des lieux de privation de liberté comme on dit à présent, des centres d'internement comme on disait alors (cachots, c'est un mot qu'on n'emploie plus depuis longtemps dans la conversation polie). Ce procédé ne fut cependant jamais validé par les autorités compétentes, les statisticiens n'ayant pu se mettre d'accord sur le chiffrage des résultats de l'expérience.


 

 

vendredi 15 octobre 2021

Noir et sans sucre? Non, noir et social

Vous ne savez pas quoi faire ce week-end?

Que diriez-vous d'aller à Besançon?
Vous n'avez à perdre que vos chaînes.

 

dimanche 10 octobre 2021

Mots-clés


"Bientôt son Journal de bord, sur Livre de bord!"
C'est la dernière chose que j'ai pu lire sur le site web que je parcourais en rêve (une de mes activités oniriques récurrentes).
Le journal de qui? Et c'est quoi "Livre de bord"?
Auparavant, toujours dans ce rêve, j'avais fait une recherche (sur l'internet des rêves) avec comme mot-clé "Histoire de Paris". Je me demande comment cette recherche m'avait amené là.

jeudi 7 octobre 2021

A la renverse

  J'ai assisté l'autre jour à une scène bien curieuse, une sorte de combat à front renversé, chez des amis: l'un d'eux (né avant-guerre) qui a l'habitude de critiquer tout (et un peu n'importe quoi) sans prendre de gants (et parfois n'importe comment), en qui je voyais donc un parfait candidat pour la défense de thèses complotistes, défendait mordicus la vaccination.
L'autre (un "millenial"), esprit critique aussi, mais - à ce qu'il m'avait toujours semblé -  plus fin, plus subtil, plus ouvert et surtout plus diplomate, affirmait haut et fort (je ne l'avais jamais vu s'opposer à son aîné, sur aucun sujet, avec autant de virulence) son intention de ne pas se faire vacciner, du moins jusqu'à ce qu'il ait "trouvé sur internet des informations plus fiables que celles que donnent les media".
J'étais bien perplexe. Moi qui balance entre deux âges, j'avais un peu envie de dire au jeunot qu'on a beaucoup plus de chances de trouver sur internet des informations moins fiables que celles des media, que le contraire; je me suis abstenu, sachant qu'il pourrait facilement démontrer que sa familiarité avec internet était bien plus grande que la mienne. J'avais en même temps envie de dire à l'autre qu'on peut aussi opposer des objections solides à la "feuille de route" que nous présente notre cher gouvernement mais… bref, je me suis abstenu aussi. Entre l'arbre et l'écorce, il n'est pas bon de mettre le doigt, n'est-ce pas?

Surprise! voilà que, feuilletant les dernières pages ajoutées à son Journal par ce vieux ronchon de Harry Morgan je tombe sur...  vous connaissez, bien sûr, Harry Morgan comme un des meilleurs analystes, historiens, exégètes…  bref spécialistes de la bande dessinée. La lecture de ses Principes des littératures dessinées est indispensable à tous ceux qui s'intéressent aux petites bêtes à grandes oreilles.  Sur différents aspects d'autres secteurs des cultures populaires  (cinéma, télévision,  pulpsserials… ), il donne volontiers son avis, parfois un peu strident, mais toujours appuyé sur une argumentation bien construite. Et le vieux ronchon a souvent raison, son seul tort étant d'exposer ses constructions logiques sans failles dans son dialecte de vieux ronchon (et à l'occasion d'y interpoler à contre-temps ses obsessions personnelles de vieux ronchon, qui le font passer pour plus réac qu'il n'est). 

Citons-le:

Manifestations contre la généralisation du «passe sanitaire». Il y a là une leçon politique. La désinformation génère la défiance. Or la gestion de la pandémie a confirmé que les autorités recouraient systématiquement à la tromperie, sans aucun souci des conséquences. Il s’agit d’affirmer aujourd’hui ce qui paraît le plus expédient, quitte à affirmer le contraire demain: le virus ne circule pas en France, il n’y a pas de pénurie de masques, qui d’ailleurs ne servent à rien; on ne fermera pas les écoles, on n’arrêtera pas la vie; après quoi on impose le masque, on impose non le couvre-feu mais les arrêts domiciliaires, le confinement; il n’y aura pas de vaccination obligatoire pour telle ou telle catégorie; il n’y aura pas d’extension du passe sanitaire; après quoi on annonce la décision exactement inverse. On pourrait tout résumer par ce trait: dans «réglementeur», il y a «menteur». Il était impossible de démontrer de façon plus éclatante aux populations qu’on ne pouvait accorder aucun crédit à la parole institutionnelle, triplement marquée par le mépris, la bêtise et la duplicité.
En pareil cas, ce ne sont pas les modérés, les raisonnables, qui l’emportent. Le peuple auquel on a fait injure, excédé à la fin, se jette dans les bras des lunatiques et des conspirateurs. On a, de cette façon, l’assurance que tout le monde divague. Les comploteurs qui «refusent d’être des cobayes» testent les théories qu’ils sont allé dénicher sur la Toile. En face, le politique et les médias s’enferrent: le virus présenté comme saisonnier, la vaccination censée permettre la reprise de «la vie d’avant», l’appel au civisme. Compte tenu de la contagiosité des variants  –  le variant delta est aussi contagieux que la varicelle  – la vaccination n’amènera pas d’immunité collective (et le vaccin ne permettra donc pas la reprise d’une «vie normale»). Le vaccin freine l’infection, il ne l’empêche pas. «La majorité de la population planétaire, même vaccinée, sera infectée par le virus, vraisemblablement plus d’une fois», écrit François Balloux de University College, Londres. Le vaccin diminue la transmission, il ne l’empêche pas: vacciné, on contaminera toujours les autres, même si ce sera dans une proportion moindre. En revanche, les vaccins permettent d’éviter les formes sévères de la maladie. En somme, on se vaccine pour se protéger soi-même. Or cette explication est trop compliquée pour le binarisme du discours public, et elle heurte de front son moralisme.
[…]
Le plus fort est que les instruits, les aisés, sont prisonniers des mensonges ni plus ni moins que les gens qui «ont fait des recherches sur internet», puisque, trop confiants dans le discours médiatique, ces vertueux, ces adaptés, ces vaccinés, pensent que les restrictions sont dues au refus de se vacciner des autres, des comploteurs (encore une fois, les restrictions sont dues à la contagiosité ravageuse du variant delta, contre laquelle le vaccin ne protège pas). Et les aisés se radicalisent contre la plèbe. On arrive donc à une franche rupture, comme aux États-Unis, entre les élites woke et la population des «déplorables»  (Il n’est pas certain du reste que le pouvoir trouve à redire à pareille situation. Je crois plutôt qu’il y voit l’occasion de recruter et de mobiliser).

Hé bien, voilà ce que j'aurais pu dire à mes deux amis, si j'aurais causé aussi bien que comme Harry Morgan. Mais je me demande si je n'ai pas aussi bien fait de me taire: ce n'était sans doute pas ce qu'ils avaient - ni l'un, ni l'autre - envie d'entendre. 

 

Citation de Harry Morgan donnée à titre d'exemple et d'illustration.


lundi 4 octobre 2021

Mourir innocent

 Venue de quelque part dans les profondeurs de la radio, une des voix interchangeables qui ânonnent les nouvelles résume ainsi le changement apporté par la mort de Bernard Tapie à sa situation judiciaire: "le jugement de son procès en cours n'ayant pas été rendu, Tapie est mort innocent". Savoureux, encore qu'un peu morbide, n'est-ce pas?
À l'heure qu'il est, le rire de Bernard Tapie, que ces dernières années, on n'avait plus entendu que fêlé, chevrotant, réduit par la maladie à un simple murmure, doit éveiller, plus tonitruant que jamais, les échos des voûtes de l'Hadès, et soulever des vagues sur le Styx… tant le tapage fait par les papelarderies hypocrites qui ont accueilli sa mort éclipse celui, pas mangé des vers non plus mais malgré tout plus mesuré, qui avait salué celle de Chirac!
Morts innocents aussi, ni plus ni moins que Tapie,
ceux du mois de Septembre.
Tout le monde (la liste serait trop longue), ce Septembre-ci, a rendu hommage à Jean-Paul Belmondo: moi-même, je vous en fais la confidence, j'ai essayé, devant mon miroir, d'approcher, dans la mesure de mes moyens, la nonchalance de dandy avec laquelle il se recoiffait de son feutre dans le mémorable dernier plan du Doulos. Pauvre hommage: on fait ce qu'on peut.
Belmondo, en voilà un qui savait faire le mort élégamment.
Dans leur coin - presque seuls - Éric Chevillard rendit hommage à Bruno Roy, et Jérôme Leroy à Roland Jaccard: à défunts discrets, hommages dépourvus de boursouflure. Je ne vais pas laisser Septembre s'éloigner sans vous rappeler que le mois passé vit une disparition encore plus discrète: celle d'Henriette Valium, en vous montrant une de ses œuvres (relativement) récentes, judicieusement intitulée: 

Last Moments.



Au revoir Septembre, à la prochaine.


Image © Henriette Valium