— Y tenemos más miedo que usted, porque no sabíamos que vivíamos en un mundo raro y gracias a usted lo hemos descubierto.
— Et nous avons encore plus peur que vous, car nous ne savions pas que nous vivions dans un monde étrange, et nous venons de le découvrir grâce à vous.
Silvina Ocampo,
La tête de pierre (La cabeza de piedra),
dans Mémoires secrètes d’une poupée
Lisez Silvina Ocampo, découvrez que nous vivons dans un monde étrange, et ayez peur.
Silvina Ocampo avait déjà confié au papier les Mémoires secrètes d'une poupée. Mais elle avait encore beaucoup de secrets à écrire. Dans Inventions du souvenir, elle a écrit (en vers) les secrets d'une petite fille, que Silvina Ocampo doit avoir bien connue, sûrement, pour qu'elles s'en soient confié autant l'une à l'autre, de secrets. En les lisant il arrive qu'on se demande "Mais… ce secret-là, c'est le secret de qui?", car parfois Silvina Ocampo en parlant de la petite fille dit "elle", parfois elle dit "je", et parfois elle dit "elle" et "je" dans la même phrase. Pourquoi? C'est un secret.
Voilà un exemple d'une de ces phrases où Silvina dit à la fois "elle" et "je":
Se rappelant les vicissitudes de la vie
elle m'avait dit un jour:
je suis arrivée à la conclusion que tous les moments
peuvent être mis profit,
particulièrement ceux qui nous semblent le plus inutiles :
le temps de la pauvreté,
le temps de la maladie,
le temps du désenchantement,
le temps du dégoût,
le temps du regret.
Mais plus que tout autre le temps de la maladie,
qui semble plus irrémédiablement perdu.
Ça, ça ressemble plus à quelque chose qu'une grande fille dirait à une petite fille, qu'à quelque chose qu'une petite fille dirait à une grande fille, non? Inventions du souvenir, c'est un livre sur le partage des secrets: tout le monde sait qu'un secret c'est une chose qu'on ne peut pas dire à tout le monde, mais à certaines personnes, on peut. Par exemple Silvina et la petite fille, elles peuvent.
"Comme The Prelude, Inventions du souvenir est composé de fragments écrits à différentes époques: les premiers remontent approximativement à 1960; les derniers à 1987. L'ordre des souvenirs n'obéit pas à une chronologie stricte mais possède une cohérence narrative secrète qui ne peut procéder que d'un talent poétique infaillible": Ernesto Montequin nous explique tout dans un avant-propos écrit dans le style sérieux des avant-propos ("… afin de préciser les époques que recouvrent ces souvenirs et de pouvoir les situer dans les contextes où ils se sont déroulés, il convient d'avoir certains éléments présents à l'esprit…", vous voyez?); il se souvient parfaitement, Ernesto Montequin, il ne l'a pas inventé, que Silvina Ocampo est née le 28 juillet 1903 dans la maison située au 550, rue Viamonte.
Silvina Ocampo, elle, se souvient que
La maison de ses parents
communiquait avec celle de ses grand-tantes
par une porte avec un miroir…
Les notes rédigées par Anne Picard nous apprennent, elles, que "la fille de l'air, qu'on appelle aussi tillandsia, est une plante de la famille des broméliacées, elle se fixe sur des végétaux, des rochers, des arbres".
Tout ça ce ne sont pas des secrets, toutes ces informations peuvent se retrouver dans d'autres livres.
Mais le long poème en vers irréguliers nous apprend des choses qui ne se trouvent dans aucun autre livre, car qui pouvait s'en souvenir, sinon Silvina Ocampo et la petite fille?
Silvina Ocampo, par exemple, savait exactement à quels moments la petite fille a pleuré pour de vrai, et ce qui se passait ensuite.
Mais quand elle pleurait pour de vrai
Personne ne s'en apercevait.
"Tu es enrhumée?" lui demandait-on.
Pleurer pour de vrai sans que personne ne s'en inquiète.
Dire un gros mensonge et être félicité pour sa franchise.
Dire la vérité et être traitée de menteuse.
Frissonner de dégoût et entendre quelqu'un dire "Cette petite n'est pas assez couverte".
Ce sont des choses qui vous arrivent quand vous êtes petit. Petit, vous êtes entouré d'adultes qui pensent que s'ils vous caressent les cheveux vous vous direz forcément que tout va bien.
Tout ça, vous ne l'oubliez pas, tandis que vous pouvez oublier comment s'appelait un visiteur autour de qui tout le monde s'empressait; vous pouvez oublier le nom d'une personne, mais pas l'intonation de la voix de votre mère quand elle prononçait ce nom; oublier à quel moment vous avez quitté une ville pour une autre, à quoi ressemblaient la gare de départ et celle d'arrivée, mais pas quel parfum on sentait en entrant dans une pièce; comment était meublée une chambre, mais pas qu'il y avait un ange au-dessus du lit.
Mais avant de s'embarquer elle fit ses adieux à Palermo.
Elle ignorait qu'elle faisait ses adieux.
Au moment de faire nos adieux
Nous ne savons jamais que nous faisons nos adieux.
Les adieux, c'est une des choses qu'il faut que, plus tard, les souvenirs inventent.
Les jours passent, même si ça n'en a pas l'air.
Lisez Silvina Ocampo, découvrez que nous vivons dans un monde étrange, et ayez peur.
Inventions du souvenir de Silvina Ocampo,
traduit de l’espagnol (Argentine)
et annoté par Anne Picard,
avant-propos et note sur l'édition par
Ernesto Montequin, 2021,
Editions Des Femmes /Antoinette Fouque.
ISBN 978 2 7210 0721 6
EAN 978 2721007216
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Quelle jolie petite fille! On dirait une poupée. |
Image: Silvina Ocampo en 1908 "tous droits réservés"