mercredi 31 août 2016

Annoté en rouge dans la marge (Le livre des choses perdues, de John Connolly)

  
Vous l'avez compris à la lecture des billets précédents, je suppose, enfin j'espère: j'ai beaucoup, vraiment beaucoup, aimé Morwenna et L'Océan au bout du chemin. Que je rende compte du Livre des choses perdues à la suite de ces deux-là n'est pas le meilleur service à rendre à cet honnête petit bouquin, dont le plus grand défaut n'est, après tout, que de ne pas soutenir la comparaison avec les deux précédents, tant le thème du deuil/ de la résilience, central dans les trois ouvrages, est traité avec plus de subtilité, de sensibilité et de retenue par Walton et Gaiman. 
J'ai déjà laissé entendre (oui, je sais, c'est vache) qu'il y a dans le roman de Connolly un côté "devoir de fin de trimestre rendu par un premier de la classe qui a bien potassé les cours". Vous jugerez par vous-même, si le cœur vous en dit.
Pourtant il y a de bons morceaux dans ce livre, et même de très bons; ils ne sont pas toujours où on les attendrait. Ça tient peut-être, justement, à ce que John Connolly a tant réfléchi, avant de s'y mettre pour de bon, à ce qu'il voulait écrire: ces bons morceaux, ce sont ceux qui parlent de la façon dont nous nous y prenons pour raconter les histoires. 

La chambre de David était située tout en haut de la maison, dans une petite pièce basse de plafond que Rose lui avait attribuée parce qu'elle était remplie d'étagères et de livres. Les livres  de David ne tardèrent pas à se retrouver à côté d'autres livres plus anciens ou plus insolites.  David dut d'abord leur faire de la place puis décida de les classer par taille et par couleur.
[…] 
Le recueil de récits de la mythologie grecque appartenant à David ayant la même taille et la même couleur qu'un recueil de poèmes voisin, David prenait parfois les poèmes au lieu des récits mythologiques. Certains n'étaient pas trop mauvais, quand on faisait l'effort de s'y intéresser. L'un parlait d'une sorte de chevalier - sauf que le poète préférait l'appeler "Childe" - parti à la recherche d'une tour sombre et du secret qu'elle recelait. La fin du poème ne semblait pas très cohérente. Le chevalier trouvait enfin sa tour et… eh bien, c'était tout.  David aurait aimé savoir ce que contenait la tour, ce qui allait arriver au chevalier maintenant qu'il l'avait découverte, mais de toute évidence le poète considérait que ce n'était pas important. David en vint à s'interroger sur les gens qui écrivaient des poèmes. N'importe qui se serait rendu compte que le poème ne devenait intéressant qu'à partir du moment où le chevalier atteignait la tour, or c'était le moment qu'avait choisi le poète pour s'arrêter et écrire tout autre chose. Peut-être avait-il eu l'intention d'y revenir plus tard, mais cela lui était-il sorti de la tête? Peut-être n'avait-il pas réussi à inventer un monstre de la tour suffisamment impressionnant?
 David se représentait le poète, entouré de morceaux de papier où il avait écrit, puis rayé, toutes sortes d'idées de créatures:
   Loup-garou
   Dragon 
  Très gros dragon ?
   Sorcière
   Très grosse sorcière  
   Petite sorcière

David essaya à son tour de donner forme au monstre caché au cœur du poème, mais il s'aperçut qu'il n'y arrivait pas. C'était plus difficile qu'il l'avait cru, car rien ne semblait vraiment convenir. Tout juste parvint-il à entrevoir un être informe tapi dans les recoins tissés de toiles d'araignées de son imagination, là où toutes les choses dont il avait peur se lovaient et grouillaient les unes  sur les autres dans l'obscurité.

Ce passage m'a fait sourire (vous aussi?). Connolly se débrouille bien tant qu'il se contente de restituer sans artifice ce qui peut se passer dans la tête de son jeune héros. Quand il essaie de nous transporter au pays des contes, il devient trop visible qu'il se contente d'appliquer, et sans modération, des recettes que ses prédécesseurs (les détourneurs de contes traditionnels, de Tolkien à Gaiman en passant par Philip Pullmann et Tanith Lee) ont testées avec succès: rechercher la connivence avec le lecteur, en usant de clichés et en les signalant comme clichés, ou en introduisant des anachronismes; traiter de façon burlesque des situations tragiques et de façon tragique des situations burlesques; souligner l'ambiguïté morale de la position du conteur; bref prendre avec la matière brûlante du conte une prudente distance. Une distance qui s'accroît encore dans les dernières pages du livre, où Connolly donne l'impression de recadrer son récit en une sorte de moralité ou de cautionary tale, telle qu'auraient pu en écrire les grincheux pédagogues victoriens.

Allons, je ne vais pas m'acharner sur ce petit livre pas pire que tant d'autres: on le lit sans ennui, c'est déjà ça. 

Je me réjouis de pouvoir porter ceci au crédit de ses éditeurs, Hodder and Stoughton pour l'édition anglaise et L'Archipel pour l'édition française: ils ont fait, pour ce roman, le choix heureux d'une illustration de couverture originale dessinée par Rob Ryan (la couverture de l'édition française, dont la conception est créditée à Guylaine Moi, semble une variante de l'originale - je n'en sais pas plus), qui démontre que pour une fois des directeurs artistiques ont été sensibles à l'atmosphère d'un livre: John Connolly a eu plus de chance que Jo Walton! (vous voyez? j'étais sûr qu'en cherchant bien je pourrai trouver quelque chose de gentil à dire,  je n'aime pas les critiques uniformément négatives).
Cette couverture couleur de rouille (ou de sang séché!), au dessin sobre et pourtant riche en détails révélateurs (un jeune lecteur aventureux, les animaux de la forêt, des présences inquiétantes à peine suggérées) ne déparera pas vos étagères; c'est un point à prendre en considération, si, comme David, vous classez vos livres par taille et par couleur: une méthode pas plus mauvaise qu'une autre!




John Connolly, Le Livre des choses perdues 
(The Book of Lost Things, 2006), 
traduit par Pierre Brévignon, l'Archipel, 2009.

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