mercredi 31 août 2016

Annoté en rouge dans la marge (Le livre des choses perdues, de John Connolly)

  
Vous l'avez compris à la lecture des billets précédents, je suppose, enfin j'espère: j'ai beaucoup, vraiment beaucoup, aimé Morwenna et L'Océan au bout du chemin. Que je rende compte du Livre des choses perdues à la suite de ces deux-là n'est pas le meilleur service à rendre à cet honnête petit bouquin, dont le plus grand défaut n'est, après tout, que de ne pas soutenir la comparaison avec les deux précédents, tant le thème du deuil/ de la résilience, central dans les trois ouvrages, est traité avec plus de subtilité, de sensibilité et de retenue par Walton et Gaiman. 
J'ai déjà laissé entendre (oui, je sais, c'est vache) qu'il y a dans le roman de Connolly un côté "devoir de fin de trimestre rendu par un premier de la classe qui a bien potassé les cours". Vous jugerez par vous-même, si le cœur vous en dit.
Pourtant il y a de bons morceaux dans ce livre, et même de très bons; ils ne sont pas toujours où on les attendrait. Ça tient peut-être, justement, à ce que John Connolly a tant réfléchi, avant de s'y mettre pour de bon, à ce qu'il voulait écrire: ces bons morceaux, ce sont ceux qui parlent de la façon dont nous nous y prenons pour raconter les histoires. 

La chambre de David était située tout en haut de la maison, dans une petite pièce basse de plafond que Rose lui avait attribuée parce qu'elle était remplie d'étagères et de livres. Les livres  de David ne tardèrent pas à se retrouver à côté d'autres livres plus anciens ou plus insolites.  David dut d'abord leur faire de la place puis décida de les classer par taille et par couleur.
[…] 
Le recueil de récits de la mythologie grecque appartenant à David ayant la même taille et la même couleur qu'un recueil de poèmes voisin, David prenait parfois les poèmes au lieu des récits mythologiques. Certains n'étaient pas trop mauvais, quand on faisait l'effort de s'y intéresser. L'un parlait d'une sorte de chevalier - sauf que le poète préférait l'appeler "Childe" - parti à la recherche d'une tour sombre et du secret qu'elle recelait. La fin du poème ne semblait pas très cohérente. Le chevalier trouvait enfin sa tour et… eh bien, c'était tout.  David aurait aimé savoir ce que contenait la tour, ce qui allait arriver au chevalier maintenant qu'il l'avait découverte, mais de toute évidence le poète considérait que ce n'était pas important. David en vint à s'interroger sur les gens qui écrivaient des poèmes. N'importe qui se serait rendu compte que le poème ne devenait intéressant qu'à partir du moment où le chevalier atteignait la tour, or c'était le moment qu'avait choisi le poète pour s'arrêter et écrire tout autre chose. Peut-être avait-il eu l'intention d'y revenir plus tard, mais cela lui était-il sorti de la tête? Peut-être n'avait-il pas réussi à inventer un monstre de la tour suffisamment impressionnant?
 David se représentait le poète, entouré de morceaux de papier où il avait écrit, puis rayé, toutes sortes d'idées de créatures:
   Loup-garou
   Dragon 
  Très gros dragon ?
   Sorcière
   Très grosse sorcière  
   Petite sorcière

David essaya à son tour de donner forme au monstre caché au cœur du poème, mais il s'aperçut qu'il n'y arrivait pas. C'était plus difficile qu'il l'avait cru, car rien ne semblait vraiment convenir. Tout juste parvint-il à entrevoir un être informe tapi dans les recoins tissés de toiles d'araignées de son imagination, là où toutes les choses dont il avait peur se lovaient et grouillaient les unes  sur les autres dans l'obscurité.

Ce passage m'a fait sourire (vous aussi?). Connolly se débrouille bien tant qu'il se contente de restituer sans artifice ce qui peut se passer dans la tête de son jeune héros. Quand il essaie de nous transporter au pays des contes, il devient trop visible qu'il se contente d'appliquer, et sans modération, des recettes que ses prédécesseurs (les détourneurs de contes traditionnels, de Tolkien à Gaiman en passant par Philip Pullmann et Tanith Lee) ont testées avec succès: rechercher la connivence avec le lecteur, en usant de clichés et en les signalant comme clichés, ou en introduisant des anachronismes; traiter de façon burlesque des situations tragiques et de façon tragique des situations burlesques; souligner l'ambiguïté morale de la position du conteur; bref prendre avec la matière brûlante du conte une prudente distance. Une distance qui s'accroît encore dans les dernières pages du livre, où Connolly donne l'impression de recadrer son récit en une sorte de moralité ou de cautionary tale, telle qu'auraient pu en écrire les grincheux pédagogues victoriens.

Allons, je ne vais pas m'acharner sur ce petit livre pas pire que tant d'autres: on le lit sans ennui, c'est déjà ça. 

Je me réjouis de pouvoir porter ceci au crédit de ses éditeurs, Hodder and Stoughton pour l'édition anglaise et L'Archipel pour l'édition française: ils ont fait, pour ce roman, le choix heureux d'une illustration de couverture originale dessinée par Rob Ryan (la couverture de l'édition française, dont la conception est créditée à Guylaine Moi, semble une variante de l'originale - je n'en sais pas plus), qui démontre que pour une fois des directeurs artistiques ont été sensibles à l'atmosphère d'un livre: John Connolly a eu plus de chance que Jo Walton! (vous voyez? j'étais sûr qu'en cherchant bien je pourrai trouver quelque chose de gentil à dire,  je n'aime pas les critiques uniformément négatives).
Cette couverture couleur de rouille (ou de sang séché!), au dessin sobre et pourtant riche en détails révélateurs (un jeune lecteur aventureux, les animaux de la forêt, des présences inquiétantes à peine suggérées) ne déparera pas vos étagères; c'est un point à prendre en considération, si, comme David, vous classez vos livres par taille et par couleur: une méthode pas plus mauvaise qu'une autre!




John Connolly, Le Livre des choses perdues 
(The Book of Lost Things, 2006), 
traduit par Pierre Brévignon, l'Archipel, 2009.

mardi 30 août 2016

The Land of Heart's Desire (Morwenna, de Jo Walton)


Chers lecteurs, j'ai une merveilleuse nouvelle à vous annoncer: ça y est, enfin, j'ai une amie imaginaire!
Quoi? Il m'a semblé entendre certains d'entre vous persifler: "Il était temps, mon vieux. Tu sais que la plupart des gens, c'est avant six ans qu'ils se font des amis imaginaires? Rafraîchis-nous la mémoire: tu as combien de fois six ans?"
Bon, et alors? Je suis un late bloomer pour les amitiés imaginaires, voilà tout. Vous êtes juste jaloux que vous avez pas une amie imaginaire comme moi (c'est comme tous ces gens qui sont juste jaloux du jetpack de Tom Gauld: c'est petit). Et c'est pas étonnant que vous soyez jaloux, parce que mon amie imaginaire à moi, c'est pas n'importe qui.
Elle s'appelle Mori Phelps. C'est un peu compliqué pour nous de nous rencontrer, parce qu'elle vit en 1979 et moi en 2016. On arrive à raccommoder nos lignes temporelles (cherchez pas, c'est de la science quantique) aux arrêts de bus. Heureusement, elle attend souvent le bus (ou le train ou l'autocar) et moi aussi: alors je n'ai qu'à m'asseoir à un arrêt de bus ou dans une salle d'attente, je ferme les yeux et elle est là. Il n'y a que moi qui le sais. Heureusement à notre époque les gens ne trouvent plus bizarre que leur voisin d'arrêt de bus parle à quelqu'un qu'ils ne peuvent pas voir, grâce aux progrès de la technologie moderne: ils s'imaginent que je parle à quelqu'un au téléphone avec un kit mains libres.

Je ne pense pas être comme les autres. Je veux dire fondamentalement. Ça ne tient pas uniquement au fait que je suis la moitié d'une paire de jumeaux, que je lis beaucoup et que je vois les fées. Ce n'est pas juste parce que je me tiens à l'extérieur alors qu'ils sont tous à l'intérieur. J'ai l'habitude d'être à l'intérieur. Je pense que c'est la façon dont je me tiens à l'écart et regarde ce qui se passe au moment où les choses arrivent qui n'est pas normale.

Mori, je supposais au départ que c'était plus compliqué pour elle de me parler en public, parce qu'à son époque les gens n'avaient pas de kits mains libres ni même de téléphone portable (je sais, ça paraît incroyable) mais elle m'a rassuré: elle se débrouille grâce à un don spécial qu'elle a pour faire partie du paysage.

Assise dans un petit box, j'ai lu mon livre (Charisme, extra, mais étrange), avec la sensation rassurante d'être seule et anonyme. Ce n'est pas moi, je suis une "personne dans la foule", ou une "fille lisant dans un café". On m'a sélectionnée dans la liste des figurants et quand je partirai il y en aura une autre. Personne ne me remarquera. Je fais partie du paysage. Rien ne donne plus l'impression de sécurité.

Enfin ça c'est ce qu'elle a dit la première fois. Une autre fois elle a mentionné en passant que les étrangers qu'elle croisait, dès qu'ils remarquaient sa canne et sa chaussure orthopédique, ils se mettaient soudain à trouver le paysage derrière elle très très intéressant.
J'ai répondu par une citation dont j'ai pensé qu'elle lui plairait: 
"Il y a plusieurs façons pour un moine de se rendre invisible: 
la plus simple est de tendre un bol à aumônes"
et ça l'a fait rire. Tout fier, je lui ai dit que c'était de Terry Prachett, et presque en même temps j'ai réalisé trois choses: d'abord qu'elle aurait pu penser que j'insinuais qu'elle mendiait l'attention des gens et mal le prendre (mais, ouf, elle n'est pas comme ça); ensuite, que je ne me souvenais plus dans quel bouquin ça se trouve: je m'attendais soit à ce qu'elle me le demande, soit à ce qu'elle me dise qu'elle se souvenait de ce passage, et à ce moment j'ai réalisé la troisième chose: qu'en 1979 Pratchett n'avait encore publié aucun des bouquins du Disque-Monde! 
Je suis devenu tout rouge (Mori a fait semblant de ne rien remarquer: elle est géniale Mori!) et pour me donner une contenance je lui ai dit de noter le nom de Terry Pratchett, que dans les années à venir ce serait un auteur à suivre. Elle s'en serait bien aperçue toute seule le moment venu: ça ne risquait pas de créer un paradoxe temporel, non?

Je n'ai pas fini de dire ce que je voulais dire à propos de Tolkien.

Oups! Pardon, Mori (parfois on est tellement pris par la discussion qu'on se coupe la parole).
On peut parler de toutes sortes de livres: j'ai lu presque tous ceux qu'elle a lus, et elle presque tous ceux que j'ai lus (enfin, comme je disais, ceux qui sont parus avant  1980) et on a aimé presque les mêmes! Elle m'a demandé si j'avais aimé le livre de Joséphine Tey et j'ai dit qu'il m'avait beaucoup plu, ce qui est vrai.

Il y a apparemment un long poème de T. S. Eliot intitulé Quatre Quatuors, que l'école n'a pas. Je vais aussi le commander samedi. Selon Miss Carroll,  Eliot travaillait dans une banque quand il a écrit La Terre gaste, parce qu'être poète ne paie pas. 

Moi aussi, je l'ai entendu dire. So it goes!  Il y a comme ça des problèmes pratiques dont la solution nous semble désespérément hors de notre portée. Parmi ceux que nous essayons - volontairement - de tenir à distance il y en a un assez énervant: on ne peut pas se donner ou se prêter de livre.  C'est l'inconvénient de se déplacer le long de lignes temporelles différentes.
Si je trouvais le moyen de faire parvenir un livre de 2016 en 1979 ou en 1980, (c'est une tentation terrible: je ne peux pas m'empêcher d'essayer d'imaginer des moyens d'y parvenir, même si je me dis que ce ne serait pas raisonnable) par exemple un livre que Terry Pratchett n'aurait pas encore écrit, ça pourrait avoir des conséquences incalculables, comme de créer un paradoxe (vous imaginez les conséquences si - disons - un livre de Philip K. Dick pénétrait dans le continuum spatio-temporel où Le Maître du Haut Château est vrai? et si par exemple en 1985 le livre publié, on va dire, en 2004, que j'aurais, supposons, donné à la Mori de 1980 tombait entre les mains de Pratchett, à la suite de circonstances qu'on n'aurait pas prévues, par exemple si elle le rencontrait à une convention? Bien sûr j'écrirais sur la page de garde, à l'intention de Mori, "Burn after reading", mais est-ce que ça suffirait?) Ou pire, si des molécules composant le livre de 2016 étaient déjà présentes quelque part où se trouverait Mori en 1980, ou plus tard, (par exemple dans du papier ou du chiffon ou même de la poussière) et si elles entraient en contact, est-ce que ça ne provoquerait pas leur annihilation, peut-être même qu'il se formerait un trou noir? Il vaut sans doute mieux ne pas essayer.
Toujours pour ne pas provoquer de paradoxe, on a convenu, d'un commun accord, de ne pas parler de la période qui sépare 1980 de 2016. Plus facile à dire qu'à faire.

Les russes ont envahi l'Afghanistan. J'éprouve un terrible sentiment d'inéluctabilité. J'ai lu tant d'histoires sur la troisième guerre mondiale qu'elle me semble parfois inévitable, comme s'il ne servait à rien que je m'en fasse pour quoi que ce soit, sachant que je n'aurai de toute façon pas l'occasion de devenir adulte.

Ça me serre le cœur quand elle dit des trucs comme ça,  j'essaie d'avoir l'air sûr de moi, le plus que je peux,  j'essaie de chasser de mon esprit toutes les désillusions qui ont suivi la fin de la guerre froide,  et je dis quelque chose de pas compromettant, comme "bah, dans vingt-cinq ans, tu vois, la planète sera toujours là, pas vrai?"... Le résultat est inespéré (de mon point de vue): ça suffit à lui remonter le moral.

J'ai bien l'intention de continuer à vivre dans ce monde, jusqu'à ma mort. Je fréquenterai les bibliothèques partout où j'irai. Je finirai peut-être par fréquenter des bibliothèques d'autres planètes.

C'est bizarre (pour moi) de penser que cette éventualité (des bibliothèques sur d'autres planètes) paraît moins proche aujourd'hui qu'il y a un quart de siècle, mais d'un autre côté, ce fameux quart de siècle nous a appris que certaines choses pouvaient changer plus vite qu'on ne l'aurait jamais imaginé, alors, mieux vaut ne jamais dire jamais. 
Il y a des sujets qu'on s'interdit d'aborder, parce qu'on est des gens responsables, et puis il y en a d'autres sur lesquels il y a des compromis à trouver. Pour la graphiose de l'orme, par exemple, une question qui préoccupe beaucoup Mori, si un jour on trouve une solution je pourrai peut-être lui en dire un mot, au moins, non? Je ne suis pas sûr, l'éthique temporelle, c'est compliqué.
Une chose qu'elle n'a pas hésité à me demander (ça aussi, ça engage un peu l'avenir, mais pas de la même façon) c'est si je pensais qu'elle pourrait écrire des livres, et je lui ai dit que oui, sûrement,  je le pensais (c'est la vérité). Elle pense prendre un pseudonyme, pour ne pas créer de bisbilles entre le côté Phelps et le côté Markov de sa famille, et je lui ai suggéré de faire comme Conan Doyle, de prendre un pseudo un peu neutre, dans le genre de Joanna Watson, ou Jo Watson, ou quelque chose comme ça (ça aussi ça l'a fait rire). Je suppose que ça ne tire pas à conséquence: quel est le pire qui pourrait arriver? 

Malgré tous les petits problèmes pratiques que ça pose (après tout comparés aux problèmes de la planète ce sont des problèmes mineurs) je trouve que c'est quand même une chance incroyable d'avoir trouvé une amie comme Mori et qu'elle puisse me parler et que je puisse lui parler et ça c'est le plus important.

Hé, Tororo! Je voulais encore te dire: Les Portes d'Ivrel est vraiment excellent.

Jo Walton, Morwenna (Among Others, 2010),   
traduit par Luc Carissimo, Denoël, 2014


Mori et moi nous remercions du fond du cœur 
Adolfo Bioy Casares pour l'aide inestimable qu'il a bien voulu apporter 
à la conception, au réglage et à la mise au point du mécanisme qui a permis  
à ce billet de voir le jour.

lundi 29 août 2016

Tu as un trou dans le coeur (L'Océan au bout du chemin, de Neil Gaiman)




Et je ne comprends pas comment le temps
Passe, moi qui suis temps et sang et agonie.
Jorge-Luis Borges




C'était quelque chose, 
la fête d'adieux de Lettie Hempstock,
 juste avant qu'elle ne parte pour l'Australie. 
On était tous déguisés! 
Il y avait: moi, elle, et…
je sais plus.

L'Océan au bout du chemin (un roman de Neil Gaiman: si vous en avez déjà lu d'autres, vous savez ce qui les rend si particuliers, et vous ne m'en voudrez pas de ne pas en dire trop à son sujet: j'aurais pu me contenter de dire "c'est un des meilleurs") passe en revue ces obstacles changeants qui s'interposent toujours au dernier moment entre nous et nos souvenirs les plus importants.

A la différence de Coraline (un autre des meilleurs Gaiman) qui rhabillait  les souvenirs d'enfance d'oripeaux "gothiques" à la Tim Burton, L'Océan ne parle que de choses qui pourraient aussi bien faire partie de nos souvenirs, à vous ou à moi. De questions que nous pourrions nous poser. Peut-être n'avons-nous jamais été forcés de céder notre chambre (notre chambre rien qu'à nous, avec un petit lavabo juste à notre taille) à des étrangers détestables, sans doute (je l'espère pour vous) ne vous a-t-on jamais, quand vous rentriez de l'école, annoncé sur un ton bourru qu'on venait d'enterrer votre chat, personnellement je n'ai jamais rencontré de prospecteur d'opales venu d'Australie…
Et pourtant, le narrateur de L'Océan au bout du chemin, c'est vous et moi, c'est nous.
Des souvenirs - certains communs à tous les gens de notre génération - de choses qui, un jour, sans qu'on y prenne garde, n'ont plus été là: les rengaines qu'on entendait tous les jours à la radio et puis un jour, plus jamais, les prairies qui sont devenues des parkings, les fermes remplacées par des lotissements, toutes les choses qui ont changé depuis les années quatre-vingt-dix… quatre-vingt… soixante-dix… soixante… c'était quand, déjà, la fête d'adieux de Lettie Hempstock? c'était il y a si longtemps que ça?

Des questions dont la réponse devrait être simple, forcément, puisque ce sont des questions simples, nous nous disons que nous devrions pouvoir y répondre: ça ne peut pas être si compliqué que ça… et puis non, nous n'y arrivons pas.

Par exemple: pourquoi notre sœur et nous, nous n'avons jamais pu employer les mêmes mots pour désigner les mêmes choses. 
Pourquoi notre père et nous, nous n'avons jamais pu aborder certains sujets, même si nous avons souvent été à deux doigts de le faire. 
Pourquoi nous n'arriverions pas à écrire, même si nous consacrions tout un livre à parler de cette journée, que l'enterrement pour lequel nous avons fait des heures de route jusqu'à l'endroit où nous n'habitons plus depuis longtemps, c'était celui de… 


Le problème avec les adultes, c'est qu'ils font souvent 
de la magie sans même s'en rendre compte, 
et comme ils font ça n'importe comment, 
c'est de la mauvaise magie. 

Je ne sais pas si vous voyez? 

Par exemple ils annoncent fièrement qu'ils vont 
faire quelque chose, ou ils se vantent de l'avoir fait. 
Ils n'ont pas l'air de réaliser que, de la même façon que, 
si on fait quelque chose, ça a des conséquences 
(ça tout le monde le sait, je crois), 
si on dit qu'on va la faire ou qu'on l'a faite, 
ça a des conséquences aussi, pas du tout du même genre. 
C'est pour ça qu'autour de tant d'adultes, il y a des résidus 
de mauvaise magie, pas tout à fait formés ou tout déformés, 
qui flottent ou qui traînent. 
Par exemple, si quelqu'un dit Ce connard, 
s'il continue à me faire chier je vais lui péter la tronche
ça fait de la mauvaise magie, ça donne la mauvaise 
couleur aux choses autour de lui, et ça n'arrange rien 
si en le disant il n'avait pas vraiment l'intention de le faire, 
au contraire c'est pire: c'est de la magie mal faite, 
elle n'a nulle part où aller, 
elle reste autour de lui, elle pendouille, 
elle colle.
Ou encore - ça vous est peut-être arrivé? - si quelqu'un 
vous a dit,  il y a longtemps 
"pour ton anniversaire tu vas avoir une belle surprise" 
et que le jour de l'anniversaire il n'y avait pas de surprise, 
juste un cadeau quelconque, prévisible
 jusqu'au bout du ruban, qui ne pouvait à aucun titre 
prétendre au statut prestigieux de surprise, 
ça a eu pour conséquence de contaminer le mot "surprise", 
de le dégrader, d'en faire un mot ordinaire. 
C'est juste un exemple, aussi bien ça peut être des clés 
laissées sur un tableau de bord, un téléphone mal raccroché, 
un geste esquissé et pas terminé. 
Il y a comme ça des tas d'adultes qui font 
sans arrêt de la mauvaise magie 
sans même s'en apercevoir.
Note de Morganna Phelps, 
restée cachée depuis 1976 dans 
une pochette de disque.



La fête d'adieux de Lettie Hempstock, c'est 
un de mes meilleurs souvenirs. Comme 
c'est bizarre que je n'arrive pas à me rappeler 
tous les détails.
C'est bien en Australie qu'elle est partie Lettie? 
Pas en Afrique du Sud?

Il y a des choses dont nous n'arrivons pas à nous souvenir, et pourtant nous sentons que ce sont des choses importantes.
Les toutes petites choses qui faisaient que nous étions quand même contents, à la fin de ces journées d'école où rien ne s'était passé comme on aurait voulu.
Les choses encore plus petites qui ont gâché tant de fêtes de Noël et d'anniversaires (la fête d'adieux de Lettie Hempstock, 
c'était bien, 
bien mieux que l'anniversaire de mes sept ans
qui, lui, était complètement raté).

Et aussi les choses énormes et informes qui se sont toujours tenu hors de notre portée, à la limite de notre champ de vision, ces choses pour lesquelles nous n'avons jamais trouvé de nom (pourtant ce n'est pas faute d'avoir cherché); pour ce que nous en savons, ce sont peut-être des choses pleines de dents et de tentacules, de poils et de griffes, d'yeux hypnotiques et de langues préhensiles, c'est peut-être mieux que nous n'ayons jamais eu à les voir face à face.
Est-ce la même crainte qui nous a empêché de donner un nom à la chose que nous a donnée Lettie Hempstock avant de partir, celle qu'elle était la seule au monde à pouvoir nous donner?


Tiens, la prochaine fois il faudra que 
je demande à sa grand-mère - non, je veux dire 
à sa mère (pourquoi j'ai dit sa grand-mère?), 
l'adresse de Lettie en Australie, comme ça je pourrai 
lui envoyer une carte.
La prochaine fois que je retournerai à la maison 
qui est presque, pas tout à fait, 
au bout du chemin, juste avant le bout, 
le bout du chemin tout au bout duquel 
il y a… 

Oui, la prochaine fois je ferai ça.



L'Océan au bout du chemin: le roman qui s'arrête juste au bord.


Neil Gaiman, L'Océan au bout du chemin
(The Ocean at the End of the Lane, 2013),
traduit par Patrick Marcel, 

Au Diable Vauvert, 2014

dimanche 28 août 2016

Des lectures pour l'été


Qu'ai-je lu cet été? Je sens que vous brûlez de le savoir. Trois livres, trois variations sur un même thème, pourrait-on dire en simplifiant un peu (ou beaucoup, à vous de voir): le thème commun, c'est la transition entre l'époque où le monde a eu, brièvement, pour la plupart d'entre nous, un sens intelligible (par convention, on appelle ça l'enfance) et... ce qui est venu après.

Morwenna, de Jo Walton;  
L'Océan au bout du chemin, de Neil Gaiman;  
Le Livre des choses perdues, de John Connolly.

Si j'inclinais à faire ce genre de classement, je mettrais à la première place Morwenna, en lui décernant, en guise de mention, une pluie d'étoiles; ce qui serait parfaitement inutile, car le maquettiste de l'édition française comme celui de l'édition anglaise y ont déjà pourvu, saupoudrant l'illustration de couverture de petites étoiles qui rappellent fâcheusement des pastilles autocollantes sur un emballage de paquet-cadeau. Jo Walton, sur son site, a fait, sur la présentation des différentes éditions de son roman, quelques remarques aussi pertinentes que caustiques… si vous lisez l'anglais et si vous vous intéressez au book design, allez les lire! et admirez qu'elle parvienne à en parler en gardant sa bonne humeur, car en effet, tous ces choix ou presque révèlent, de la part des directeurs artistiques qui y ont présidé, soit - au mieux - une lecture trop rapide du roman, soit un contresens complet sur son contenu, soit une totale indifférence à celui-ci et une adhésion sans réserve aux conceptions les plus cyniques du marketing ("c'est quoi le pitch, coco? Une petite fille qui voit des fées? OK, le cœur de cible, c'est les décérébrées qui ont acheté Clochette et la fée pirate. On fait comme d'hab, coco: fais chauffer le pistolet à paillettes!" Hé oui, c'est souvent comme ça que ça se passe, dans l'antre des directeurs artistiques). 


Je placerais L'Océan bon deuxième.
Pourquoi deuxième et pas premier, vous demandez-vous, vous qui savez que je vénère Neil Gaiman? Il a été moins bon que d'habitude, Gaiman? Au contraire. L'Océan est un de ses meilleurs romans, peut-être même le plus accompli. Mais voilà, Jo Walton le bat d'une longueur de main sur la ligne d'arrivée. Walton aborde son sujet avec une fraîcheur, une témérité proche de l'inconscience (vous savez, le genre de fraîcheur qui faisait dire à Chesterton à propos d'Edward Lear:  "original, au même degré que furent originales la première barque et la première charrue"). Elle prend en outre le risque d'ennuyer ou de décevoir son lecteur pour rester fidèle à son personnage - un personnage dans lequel, elle s'en est expliqué à plusieurs reprises, elle a mis beaucoup d'elle-même. Le risque, aussi, de tourner le dos à une certaine mode - vous voyez de quelle mode je veux parler - en dispensant son héroïne de préparer un diplôme de magie, un prof de potions inquisiteur penché par-dessus son épaule: en matière de magie, Walton, comme Morwenna, est une chercheuse, une expérimentatrice, elle ne pioche pas dans un manuel. Elle fraie un nouveau sentier dans une région encore non cartographiée de la forêt des contes, tandis que Gaiman caracole sur la route qu'il a déjà ouverte, bornée et pavée dans d'autres textes (Coraline, Neverwhere et, surtout, American Gods...): les voyages auxquels les deux écrivains nous invitent sont aussi passionnants l'un que l'autre, mais l'un des deux guides a plus de mérite, vous voyez?
Je viens d'attribuer à Morwenna des qualités que d'autres lecteurs pourraient, aussi bien, considérer comme des défauts*; parallèlement, je trouve à L'Océan des défauts que d'autres pourraient considérer comme des qualités.
Vous vous souvenez de Calliope? Une des histoires courtes qui composent l'arc de Dream Country. Je me demande parfois si, dans cette courte historiette un peu perdue dans un coin du dédale de la saga du Sandman, Gaiman ne nous a pas livré une douloureuse confidence sur son processus de création (un écrivain sans idées fait l'acquisition d'une Muse - une vraie, l'article authentique, une fille d'Apollon - source d'inspiration inépuisable, et il la traite comme une souillon,  oubliant que les dieux n'apprécient pas qu'on manque ainsi de respect à leur progéniture. Le voilà affligé d'une malédiction à la mesure de son indélicatesse: les idées qu'il peinait tant à trouver, avant, voilà qu'elles se bousculent dans sa tête, il faut qu'il les mette par écrit, il ne peut plus s'en empêcher, et quand il n'a plus rien pour écrire, il…)
Pas de panique! Neil Gaiman n'en est pas là, cependant la Muse à laquelle il adresse des prières (en lui témoignant le plus grand respect, je n'en doute pas) doit, à l'occasion, remplir sa coupe avec un peu trop d'enthousiasme et le nectar déborde.
L'Océan est un roman court, et il aurait à mon avis gagné à être un peu plus court encore. C'est dans ses récits les plus elliptiques que Gaiman a atteint à la plus grande efficacité: dans L'Océan, il pratique l'ellipse, et aux bons endroits certes, pas tout à fait assez pourtant. Il fait comme Umberto Eco dans La mystérieuse flamme de la reine Loana... oh la la, mais je m'éloigne de plus en plus de mon sujet, j'en suis déjà à parler de La flamme de la mystérieuse reine Loana...  ce n'était pas du tout prévu, gardons-la pour un autre jour, d'accord?
Essayons d'être un peu plus précis: ce qui m'a gêné dans L'Océan, ce ne sont pas tant des longueurs qu'une surabondance de détails dont  le livre aurait pu sans inconvénient être allégé:  des références trop reconnaissables à la culture populaire qui datent trop précisément l'enfance du protagoniste, l'accumulation de bizarreries - finalement très conventionnelles - qui servent à caractériser les dames Hempstock comme des créatures surnaturelles, alors qu'il aurait suffi de bien moins pour suggérer qu'elles n'appartiennent pas totalement à ce monde (leur nom de famille, déjà, est un indice assez parlant: il est clair que nous sommes dans le même univers que dans American Gods, la différence, c'est que nous sommes de l'autre côté d'un océan), ce n'était pas la peine de le souligner aussi lourdement... mais je suis sans doute vraiment trop pointilleux, et quand je repense au plaisir que m'a procuré ce bout de chemin fait avec Neil Gaiman, j'ai l'impression d'être bien ingrat.

Allons, la comparaison avec La flamme mystérieuse de la reine Loana (qui, lui, est réellement un peu trop long) me fait revenir sur mon jugement précédent: j'use de mon pouvoir discrétionnaire et je déclare que Morwenna et L'Océan se partagent la première marche du podium et reçoivent tous les deux une médaille en or de fées garanti véritable (la pluie d'étoiles, c'est trop kitsch, on oublie).

Ça ne change d'ailleurs rien pour Le Livre des choses perdues qui reste à la troisième place. Donc, vous demandez-vous, celui-là, il est mauvais? Non, il est d'une lecture agréable. C'est un travail de bon élève. John Connolly, qui n'avait, jusqu'ici, écrit que des thrillers (souvent plus ou moins teintés de fantastique), s'est bien documenté avant de passer au conte: on sent qu'il a lu Bettelheim et sans doute plein d'autres spécialistes de la chose, et qu'il a pris des notes. C'est ça son problème: il a écrit quelque chose de bien trop prévisible. Si j'insinuais plus haut que Gaiman emprunte un sentier déjà frayé
(... hum, la métaphore vaut ce qu'elle vaut, mais gardons-la)
Connolly, lui, ne quitte pas l'autoroute.  On retrouve en le lisant des sensations qu'on avait déjà connues dans Le Talisman, des traits d'humour qui nous avaient déjà fait sourire dans The Princess Bride, des bizarreries qui nous avaient déjà interloqués dans Le Mystère de l'Étoile.  C'est un livre plein de bonnes idées (il y en a même quelques-unes d'originales), mais toutes, même les  meilleures, sont développées de manière un peu trop scolaire.


Ça va, je n'ai pas été trop bavard?
On va revenir sur chaque livre en détail dans les prochains billets:
respectivement ici, et ici, et ici.

* Sur le blog Hugin et Munin, Cédric Ferrand emploie une formule joliment concise: "J’ai aimé m’ennuyer avec Mori". C'est tout à fait ça: en sept mots, on a à la fois ce qui fait le charme très spécial du roman et ce qui risque de rebuter quelques lecteurs.


Jo Walton, Morwenna (Among Others, 2010),   
 traduit par Luc Carissimo, Denoël, 2014 ;
(The Ocean at the End of the Lane, 2013), 
traduit par Patrick Marcel, Au Diable Vauvert, 2014 ;  
John Connolly, Le Livre des choses perdues 
(The Book of Lost Things, 2006), 
traduit par Pierre Brévignon, l'Archipel, 2009.

vendredi 26 août 2016

Grands Webcomics du XXI°siècle (6 ter): Ectopiary


Au premier coup d'œil, il pourrait sembler que Hans Rickheit a situé son comic Ectopiary dans un environnement plus familier que Cochlea et Eustachia ou The Squirrel Machine, et qu'il y a recouru à des codes narratifs plus conventionnels.


Quelle erreur ce serait. Quelle terrible erreur.


Dans une bichromie noir et vert-de gris, Rickheit rend compte de la rencontre d'une réalité vert-de grisée avec... une autre réalité, nettement plus noire. Hans Rickheit sait ce qu'il fait.


Rickheit a expliqué sur son blog qu'il entendait bien prendre son temps pour raconter cette longue histoire, alors n'ayez pas d'inquiétude: vous aussi, pour la lire, vous avez le temps.
Ceci dit, pourquoi tarder? 
Commencez donc tout de suite.

Ectopiary, un webcomic de Hans Rickheit.

jeudi 18 août 2016

Rendez-vous au prochain jubilé


Pendant la réception qui suit la cérémonie, j'ai l'occasion (sans intention délibérée: c'est plutôt un mouvement de la foule des invités qui m'a porté là, et je serais bien en peine de trouver quelque chose à lui dire si les circonstances venaient à l'exiger) de m'approcher de la Reine assez près (il n'est pas de protocole qui n'ait quelques failles) pour qu'elle remarque ma présence. Elle paraît lasse et indifférente, bien qu'elle sourie parfois mécaniquement. Tassée dans son fauteuil, elle semble toute petite, et accuse son âge bien plus que sur les films et les photos.
Mais son regard s'arrête sur l'épinglette d'argent en forme de minuscule poupée articulée que je porte à mon revers, là où les autres convives arborent leurs plus prestigieuses décorations. Elle lève les yeux et m'adresse son premier sourire non-officiel de la soirée.
"Savez-vous que c'est moi qui ai lancé la mode de ces petites broches-poupées, il y a… longtemps?…"

 
Elle semble compter les années.


" … longtemps."




dimanche 14 août 2016

A world farfelu


Dans la préface à ces "carnets de rêve" de Graham Greene dont je vous ai déjà parlé, Yvonne Cloetta présente ainsi le projet de son compagnon:

Graham protected his privacy as fiercely as he respected the privacy of others. He always refused to write an autobiography - after he had 'closed the record at the age of about twenty-seven' with A sort of Life - because, as he said, it would have inevitably involved incursions into the privacy of other people's lives. The private world of his dreams, however, was one that he nurtured carefully, recording it almost daily in the dream diaries that he kept over the last twenty-five years.
The project engaged him in the last months of his life. It interested him. And one of the pleasures of this book is the pleasure he clearly took in the making of the selection.  In this world of the subconscious and the imagination - a world
farfelu as he used to call it - where everything intersects and gets tangled up beyond time, Graham obviously feels at ease and happy.

Graham protégeait sa vie privée de façon aussi féroce qu'il respectait celle des autres. Il avait toujours refusé d'écrire une autobiographie complète - après en avoir "clos la narration sur l'âge de vingt-sept ans environ" avec Une sorte de vie - car, comme il disait, cela aurait inévitablement  impliqué des incursions dans l'intimité de la vie d'autres personnes.  Le monde intime de ses rêves, cependant, il prit grand soin de le nourrir, le consignant quotidiennement dans le journal qu'il tint  pendant les quelque vingt-cinq dernières années de sa vie.
À partir de plusieurs cahiers, il fit cette courte sélection pour les lecteurs, opérant ses choix avec soin et de propos délibéré. Il fut engagé dans ce projet jusque dans les derniers mois de sa vie. Il en était captivé. Et l'un des plaisirs que procure ce livre est dû au plaisir que lui-même, de toute évidence, éprouva en effectuant cette sélection. Dans ce monde du rêve et de l'imagination - un monde
farfelu* comme il avait coutume de l'appeler, où tout se croise et s'enchevêtre au-delà du temps - Graham se sent manifestement à l'aise et heureux.
* en français dans le texte (note de la traductrice)


Je vous le confirme: le sérieux avec lequel Greene a abordé le travail de sélection et de révision qu'il effectua l'année qui précéda sa mort n'empêche pas l'humour d'être présent à toutes les pages.


Graham Greene, A World of My Own (A dream diary, Penguin Books, 1991 et 1993); Mon univers secret, traduit par Marie-Françoise Allain, Robert Laffont (collection Pavillons, 1994 - épuisé).

vendredi 12 août 2016

Grands Webcomics du XXI° siècle (6 bis): la machine Hans Rickheit


Les romans graphiques de Rickheit commencent à être disponibles en France: leur version américaine parue chez Fantagraphics se trouve très facilement sur un site de vente par correspondance dont le nom évoque un fleuve du Nouveau Monde dont j'ai le nom sur le bout de la langue... le Mississipi? non... le Missouri? non plus... l'Orénoque, peut-être? quelque chose comme ça... cherchez, vous verrez bien...
... et aussi, bien entendu, dans les meilleures librairies importatrices de comics: cherchez encore mieux.
Et en français? On ne trouve encore, pour l’instant, disponible en notre langue que La machine écureuil (The Squirrel Machine, Fantagraphic 2009), traduit de l’anglais par Ludivine Bouton-Kelly (j’espère qu’elle ne m’en voudra pas pour les quelques réserves que j'émets ci-dessous sur sa traduction, par ailleurs très soignée) pour les éditions ICI-MÊME  (un drôle de nom vraiment, où sont-ils allés chercher ça?)


  L'intérieur de la tête de Hans Rickheit ressemble à ça.


Puisque nous parlons de The Squirrel Machine, j'ai un aveu à vous faire: La Machine Écureuil me paraît une traduction bien timide du titre original. Quant à moi, j’aurais suggéré, plutôt,  La Machine à écureuiller. En effet, l’écureuillement est l’une des réactions que peut provoquer l’exposition aux dessins de Hans Rickheit: mais ce n’est pas la seule, bien loin de là: l’énerveillement n’est pas une réaction moins plausible, la détestabilisation, non plus, n’est pas exclue. Rickheit outrepasse occasionnellement les bornes de la décendance, et la notion de bon coût lui semble étranglère, tant il se montre prodigue de détails bizarres, de perspectives faussées, de rapprochements improbables, de conjonctions illicites: en un mot d’imagination.
Les lecteurs de BDGest  en sont restés tout perplexes: 
parmi leurs commentaires, cette réaction très française: 
"clairement pas destiné aux cartésiens".

  Vous reprendrez bien un peu de... non? Vraiment? Vous êtes sûr?


En résumé, donc: en français, La Machine Écureuil  chez Ici-Même; en anglais, les albums ChloéFolly et Cochlea and Eustachia sont distribués par Fantagraphics Books.

Dessin de Hans Rickheit.

Grands Webcomics du XXI° Siècle (7): The Dailies, de Dakota McFadzean


Ils étaient un peu bizarres, les comics que Dakota McFadzean metttait en ligne daily (d’où leur titre). Leur fréquence de publication était bien la seule chose qu’ils avaient de prévisible: elle était plus ou moins presque quotidienne - pas davantage, il y a même eu de gros hiatus depuis leur apparition il y a déjà six ans, mais c'est déjà pas mal, et ça suffit à justifier leur nom.


Grinçant? Oui, il grinçait pas mal, l'humour de ces petits strips.


Vous avez remarqué? J'en parle au passé. Ça fait bizarre, pour un webcomic. Six ans de mises en ligne presque en continu, ça aussi c'est pas mal, même si ça ne nous console pas que Dakota ait décidé, au début de l'année, d'arrêter ses dailies pour se consacrer à autre chose (il dessine aussi des comics papier). Hé oui, comme les bons feuilletons, les webcomics ont une fin. Si vous aimez retrouver dans un webcomic cette sensation inconfortable que quelque chose ne va pas et que vous n'arrivez à savoir ni quoi ni pourquoi, ce comic est fait pour vous.


Je vous conseille cependant  de vous contenter de picorer les archives, avec modération: l'exposition prolongée aux comics de Dakota McFadzean peut altérer la perception de la réalité.

Dessins © DakotaMcFadzean

Grands Webcomics du XXI° siècle (6): Chloé Et Cochlea Et Delia Et Eustachia


Prudemment, wikipedia conclut la brève notice qu’elle consacre à Hans Rickheit sur ces mots ambigus: In early 2010, he returned to rural Massachusetts to live in a town so remote that it does not exist on most maps (début 2010, il revint vivre, dans son Massachussets natal, en une localité si loin de tout qu’elle ne figure sur aucune carte).  Des sources moins officielles, mais généralement bien informées, insinuent que Rickheit aurait été vu récemment poussant la porte du 25, Miskatonic Pond Road, Arkham, Massachussets (ou alors, si ce n'était pas cette porte-là, c'en était une qui lui ressemblait beaucoup).
Comment se fait-il que ça ne me surprenne pas? Je ne pense pas d'ailleurs que ça doive surprendre aucun de ses lecteurs. Il y a quelque chose dans les aventures de Cochlea et Eustachia qui suggère qu’elles pourraient avoir été dessinées du bout d’un tentacule légèrement visqueux, et que la chimie de l’organisme qui les a conçues est basée sur des substances qu’on ne trouve pas sur notre planète. Ce ne sont pas Chloé, Ectopiary et The Squirrel Machine, les autres séries que Rickheit a créées, qui risquent de dissiper cette impression: Chloé et Ectopiary,  oppressants récits d'enfermement subi par de jeunes protagonistes qui cherchent des moyens de s'évader, The Squirrel Machine, chronique familiale dysfonctionnelle (c'est la famille qui est dysfonctionnelle ou la chronique? me demandez-vous, un peu déconcertés par cette soudaine imprécision syntaxique, à laquelle je ne vous ai pas habitués; hé bien, un peu les deux).

Esteban Cayer, sur fangoria, présente ainsi Rickheit:
Cartoonist Hans Rickheit is somewhat of a mystery within the world of graphic novels. Elusive, unmistakably iconoclastic and producing works that obey their own, macabre, free-flowing logic, he has become better known for his web comics ECTOPIARY and COCHLEA AND EUSTACHIA, as well as his 2001 graphic novel CHLOE (le cartoonist Hans Rickheit est une figure énigmatique dans le monde des auteurs graphiques. Distant, iconoclaste, produisant des œuvres qui n'obéissent qu'à leur logique interne - macabre et proliférante - c'est par sa présence sur le web qu'il s'est fait connaître avec ses webcomics Ectopiary, Cochlea et Eustachia, venant après le roman graphique paru en 2001, Chloé).
Iconoclastic, sans doute, mais dans un sens bien particulier. Des formes iconiques, Rickheit ne cesse d'en produire, plus déroutantes les unes que les autres (un peu selon le même processus que Jim Woodring) et, dans le même instant, de les laisser se détruire ou se décomposer, tomber en pièces et se recomposer.
Cochlea et Eustachia sont d'abord apparues dans les pages du comic Chrome Fetus que Rickheit auto-édite depuis 2000. Ces premières aventures, elliptiques et énigmatiques, ont été reprises dans le recueil Folly.
 Cochlea et Eustachia sont agréables à regarder, s'il est une de leurs qualités qui saute aux yeux, c'est bien celle-là. 

 Mais.... mais que va-t-elle faire, là? 
(et d'abord, c'est Cochlea ou bien c'est Eustachia?)

Oh, non!
Ne se trouvera-t-il donc personne pour lui dire 
de ne pas toucher à ça?

La réponse est non, j'en ai bien peur.

La seule personne au monde qui serait (peut-être) capable de détourner le cours des pensées d'Eustachia lorsqu'elle prémédite une bêtise, ce serait (éventuellement) Cochléa; et la seule qui serait (hypothétiquement) en situation d'arrêter Cochléa avant qu'elle ne provoque une catastrophe, ce serait (théoriquement) Eustachia. Mais jusqu'à présent, le webcomic dont elles sont les héroïnes n'a pas encore consigné une seule occurrence d'une tentative réussie, de l'une ou de l'autre, pour limiter les dégâts causés par sa jumelle.
Hmmm...
Ne prenez pas pour argent comptant le mot "jumelle"
que je viens d'employer, faute de mieux:
ces deux créatures de pixels possèdent certes des attributs qui pourraient conduire un taxinomiste pressé à voir en elles deux êtres humains, de sexe féminin, d'une fratrie monozygote et dans la fleur de leur jeunesse. Mais les indices abondent dans le webcomic qui pourraient suggérer qu'elles sont... autre chose.
Non, tout bien pesé, je ne suis pas convaincu que décrire Cochléa et Eustachia comme un "couple de jumelles masquées et court-vêtues aussi dépourvues d'inhibitions que de sens commun" soit un choix pertinent. 
Dans quelle catégorie les ranger, dans ce cas? 
"Accidents industriels", peut-être.



Hans Rickheit est généreux. La publication en "version papier" de Chloé et de Cochlea et Eustachia ne l'a pas dissuadé de laisser en ligne la version webcomic de ces albums, ainsi que d'abondantes archives, en particulier les angoissants premiers chapitres d'Ectopiary (cette série est restée assez longtemps en stand-by, mais on dirait que quelque chose est en train de bouger de ce côté-là); et, dans un style qui a sans doute un peu surpris les fidèles de la première heure de Chrome Fetus,  un nouveau webcomic, Delia, réalisé en collaboration avec Krissy Dorn, vient de s'ajouter au menu de Comic Rocket.

Se pourrait-il que la curiosité soit fatale pour les écureuils?

Delia est une jeune écureuille venue tenter sa chance dans la grande ville des écureuils. Delia est charmante et pleine de bonne volonté, mais, vous l'avez sans doute compris, dans le monde de Hans Rickheit la vie n'est pas facile pour les écureuils... quelque chose me dit que Delia n'est pas au bout de ses peines.

Dessins de Hans Rickheit

dimanche 7 août 2016

La nuit où T. S. Eliot se laissa pousser la moustache


Graham Greene tenait un "journal de rêves".

Parmi beaucoup d'autres rêves, il y consigna le suivant:

Je travaillais sur un poème pour un concours de poésie,
 je venais d'écrire ce vers:
"La beauté rend le crime noble",
quand, derrière mon dos, T. S. Eliot lança ce commentaire critique:
"Qu'est-ce que cela veut dire? Comment le crime peut-il être noble?"
Je remarquai alors qu'il s'était laissé pousser la moustache.

I was working one day for a poetry competition and had written 
one line — ‘Beauty makes crime noble’— when I was 
interrupted by a criticism flung at me from behind 
by T.S. Eliot.  
‘What does that mean? How can crime be noble?’ 

He had, I noticed, grown a moustache.



What does that mean?
Why do I have to sport a moustache?

Resté seul après le réveil de Greene, Eliot décida que,
tout bien pesé, il se trouvait mieux sans moustache.


Maria Konnikova commente en ces termes le récit du rêve de Greene:
Dans la vie réelle, entendre T. S. Eliot critiquer votre poésie pourrait vous amener à douter de vos dons poétiques. 
Mais vivre cette mésaventure en rêve a l'effet opposé. 
Ce rêve pourrait devenir le point de départ d'une fiction. Et, au minimum, cela vous rappelle que peu importe à quel point vous vous sentez "bloqué", vous restez capable de concevoir quelque chose d'inédit, même si c'est tout petit, même si c'est absurde.

In real life, having your poetry criticized by T.S. Eliot 
could cause you to doubt your poetic gifts. 
But imagining it in a dream has the opposite effect. 
That dream could become the source for a story. 
And, at a minimum, it serves as a reminder that, 
no matter how blocked you may be, 
you still have the capacity to imagine 
something new — no matter how 
small and silly it may seem.

Le journal de rêves de Graham Greene, A World of My Own (A dream diary), a été publié en anglais par Penguin Books Ltd (first edition 1991,  new edition  1993) et en français sous le titre Mon univers secret, par Robert Laffont (collection Pavillons, 1994 - épuisé), dans une traduction de Marie-Françoise Allain.

Le commentaire de Maria Konnikova figure dans un article paru dans le New-Yorker: How to beat writer's block (mars 2016)