Kvasir était le plus sage des dieux: seul il possédait à la fois les qualités des Ases et des Vanes (qualités de tête et qualités de cœur, qui ne sont pas souvent réunies chez les êtres vivants - fussent-ils immortels - en proportions harmonieuses).
Il y a bien longtemps (on était encore tout près du commencement des temps, aussi est-il probable que vous ne vous en souveniez pas) il parcourait le monde et à chaque question qu'on lui posait, il donnait toujours (il était le seul être assez sage ou assez fou pour faire ça) une réponse entièrement véridique: ce qui n'eut pas, pour lui, que des conséquences heureuses, comme vous l'apprendrez en lisant ce livre de Neil Gaiman.
Kvasir mourut (à l'aube des temps, donc) et se réincarna (vers la fin des temps seulement: ce qui explique sans doute que pendant la majeure partie de leur histoire, tant les Ases que les Vanes, privés de ses conseils avisés, prirent des décisions souvent contestables). Voulez-vous un exemple de sa sagesse? En observant des traces sur le sol près d'un foyer éteint, et en rapprochant ces observations d'autres indices (comme la présence à proximité d'outils ordinaires destinés aux usages les plus triviaux) il était capable d'en déduire non seulement la forme de l'objet qu'on avait réduit en cendres, mais aussi sa fonction et les raisons pour lesquelles on l'avait d'abord fabriqué puis brûlé. Et tout ça sans se servir de la magie (dont Odin et Loki et tant de nains et de géants usèrent et abusèrent en tant d'occasions), mais simplement de la bouillie fertile qu'il avait dans sa tête, bouillie grise assez semblable à celle que nous avons dans nos têtes vous et moi (j'ai ouï conter d'un autre trompe-la-mort, connu sous certains climats comme "Sigerson" et sous d'autres sous le curieux nom de "Sherlock Holmes", qui aurait été capable d'exploits similaires: réincarnation, encore? Qui sait?).
Il faut dire qu'une des conséquences de la mort prématurée de Kvasir fut que le don de conter des histoires fut mis à la portée des habitants de tous les mondes (il y en a neuf) pour peu qu'ils boivent un peu de l'hydromel miraculeux de Suttung, dont, aujourd'hui encore, il doit bien rester quelques gouttes au fond du chaudron Odrerir, puisqu'il se trouve encore des conteurs pour en parler.
Mais Neil Gaiman nous en avertit: "C'est une longue histoire et elle n'est glorieuse pour personne".
Il est temps à présent pour moi de proférer, à l'exemple de Kvasir, une parole véridique (et tant pis pour les conséquences): j'ai ressenti une légère déception à la lecture de La Mythologie Viking, de Neil Gaiman.
Gaiman semble avoir, dans ce recueil assez court, mis un frein à l'inventivité narrative à laquelle il nous a habitués (enfants gâtés que nous sommes!).
Soyez prévenus, voici ce que vous ne trouverez pas dans La Mythologie Viking: aucune de ces délectables ellipses qui abondent dans les textes courts de Gaiman, qui poussent le lecteur à se demander "j'ai raté quelque chose?"; pas non plus de petite héroïne attachante et agaçante comme Coraline, pas de drôles de silhouettes bancroches (qu'on imaginerait bien croquées par Edward Gorey) comme celles qui entourent Nobody Owens, pas de profusion de péripéties picaresques comme celles qui attendent les Anansi Boys, pas de moments de trouble et d'hésitation entre rêves, désirs et souvenirs comme dans L'Océan au bout du chemin, pas de promenade psychogéographique dans des lieux qui (pile ou face?) existent peut-être, ou peut-être pas, comme dans Neverwhere ou American Gods…
C'est pourtant vrai qu'il est un peu court, ce manche. |
Oh, des péripéties il y en a: elles sont racontées dans le style neutre et policé qu'on s'attend à trouver dans les livres destinés aux enfants sages. C'était peut-être dans le contrat proposé à Gaiman: ne pas causer d'embarras aux responsables des achats dans les écoles et les bibliothèques publiques? Je ne veux pas dire que les épisodes scabreux présents dans le matériau original auraient été laissés de côté: "les lecteurs les plus délicats devront fermer les yeux pour ne pas aborder certains paragraphes" nous prévient Gaiman (quelque peu facétieusement), comme se bouchaient les oreilles les auditeurs sensibles lorsque les scaldes les récitaient (les scaldes ne jugeaient pas au-dessous de leur dignité de parler de pipi et de caca quand la longueur des passages en style noble leur donnait envie de changer de registre).
Non, ce qui est normalisé, assagi, c'est la démarche narrative; Gaiman, cette fois, ne cherche pas à briller, il s'est fixé un objectif modeste auquel il s'est tenu tout du long: composer un ouvrage de vulgarisation, d'initiation à la mythologie, facilement accessible pour le public le plus large possible; cette intention didactique est partout visible, allégée de ci-de là par quelques touches d'humour. Et c'est peut-être à cela que tient la légère déception dont j'ai parlé tout à l'heure.
En revanche, ce dont le livre ne manque pas, c'est de personnages "plus grands que nature".
Est-ce qu'on ne pourrait pas aller plus vite? demanda Tyr.
- On peut essayer, répondit Thor, et il fouetta les boucs pour leur faire encore forcer l'allure.
Tyr regarde derrière eux. "Ils arrivent, annonça-t-il. Les géants arrivent".
Ils arrivaient, en effet, avec Hymir en arrière-garde pour les encourager: tous les géants de cette partie du monde, une monstrueuse foule à têtes multiples, les géants de la désolation, contrefaits et assassins. Une armée de géants, tous décidés à récupérer leur chaudron.
"Va plus vite!" lança Tyr.
C'est là que le bouc Dents-qui-Grincent trébucha et tomba, les jetant tous deux hors du chariot.
Thor se remit debout en titubant. Puis il jeta le chaudron au sol et éclata de rire.
"Qu'est-ce que tu trouves de drôle, interrogea Tyr. Ils sont des centaines."
Thor soupesa Mjollnir, son marteau. "Je n'ai pas attrapé et tué le serpent, dit-il. Pas cette fois-ci. Mais une centaine de géants, ça compense presque."
Vous voyez ce que je voulais dire tout à l'heure, en parlant du style? Ça ressemble plus à un découpage préparé pour un comic, ou un roman graphique, qu'à un vrai "roman de Neil Gaiman". Ça pourrait faire un bon, un excellent comic même, pas impossible que Gaiman y ait déjà pensé: il a plus d'un tour dans son sac, comme Loki (tiens, je me demande de qui il tient ce drôle de sourire en coin, Gaiman).
Après avoir donné quelques références bibliographiques (Edda en vers, Edda en prose, Dictionnaire de la mythologie germano-scandinave…) Gaiman s'explique, dans sa préface, au sujet de son parti-pris narratif minimaliste:
… la joie des mythes: le plaisir vient de les raconter soi-même - une chose que je vous encourage vivement à faire, vous qui lisez ceci. Lisez les histoires de ce livre, et puis faites-les vôtres, et par une soirée d'hiver noire et glacée ou une nuit d'été où le soleil refuse de se coucher, dites à vos amis ce qui est arrivé quand on a volé le marteau de Thor, ou comment Odin a procuré aux dieux l'hydromel de poésie…
Mon "inner ten-years-old" hausse les épaules devant les réticences du vétilleux vieillard qu'il lui semble (parfois) que je suis devenu: lui, il a dévoré La Mythologie Viking avec autant d'appétit qu'il dévorait, dans les années 60 d'un autre siècle, les Contes et Légendes de tous les pays, et il en redemande.
Les raisons ne manquent pas de lire La Mythologie Viking: si, par exemple, American Gods vous a laissé un peu perplexes, et si vous vous êtes demandé "Mais qu'est-ce que c'est que ce Voyageur, Mr Wednesday?" (soyez prévenu: l'original est encore plus retors que sa version américaine); si vous vous souvenez d'avoir lu - ou feuilleté - les Eddas il y a longtemps, et si vous avez envie de vous rafraîchir la mémoire… et surtout, si vous avez envie d'histoires ou encore, d'idées pour pimenter vos propres histoires.
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