mercredi 31 août 2011

I once was lost, but now I'm found: Catherine O'Flynn


Wir armen, armen Toren!
Wir irren ja im Graus
Des Dunkels noch verloren –
Du fandst dich längst nach Haus.
Joseph von Eichendorff


Ca faisait treize ans qu'il regardait les mêmes écrans de contrôle. Quand il fermait les yeux, il continuait de voir les couloirs vides et les portes fermées dans des tons monochromes . Quelquefois il s'était dit que ce n'était peut-être que des photographies vacillantes - des natures mortes qui ne changeraient jamais. Mais elle était apparue au milieu de la nuit, et depuis il n'avait plus jamais pensé ça.

"Qui vit dans ces maisons?" interrogea-t-il.
- Mauvaise question, Petitou, répondit sa compagne en le considérant de haut, sans ralentir l'allure.
Miaou, dit le sac. Clinc.
- C'est quoi, alors, la bonne question?
- Demande-moi donc qui vit sous ces maisons.
- Qui vit sous ces maisons? reprit-il, obéissant.
- Quelle bonne question!
Ce bref échange (tiré de la nouvelle de Kelly Link, Peaux de chat) entre la chatte Vengeance et son fils adoptif, l'orphelin Petitou, le plus jeune fils d'une sorcière, en révèle beaucoup sur l'intrigue du roman de Catherine O'Flynn, Ce qui était perdu. On pourrait même appeler ça un spoiler. En effet l'unité de lieu est presque respectée dans ce roman: l'essentiel de l'action a pour cadre un centre commercial. Et il est légitime de se demander: peut-il y avoir de la vie dans un centre commercial?
Green Oaks. Kurt apprit que Gavin y travaillait depuis l'ouverture en 1983. Il se voyait comme une sorte de conservateur du lieu, qui garderait son histoire et dépoussièrerait ses artefacts. Il déclarait parfois: "Je connais tous ses secrets". Kurt serrait alors le poing autour de sa balle en papier d'aluminium: il finirait aussi par tous les connaître, mais il savait déjà qu'aucun n'en valait la peine. Kurt apprit que Green Oaks avait été un des premiers centres commerciaux de la nouvelle génération, à ne pas confondre avec la génération précédente, la première vague des Arndale et des Bullring (entre parenthèses, savait-il combien il y avait de Arndale dans le pays?). Qu'il avait été le premier à avoir été construit sur un ancien site industriel en périphérie de la ville, et qu'il restait aujourd'hui encore, avec son 1,5 kilomètre carré au sol, le plus grand du pays. Qu'une moyenne de quatre cent quatre-vingt-dix-sept mille clients fréquentaient le centre la semaine précédant Noël. Qu'il pouvait y avoir au même moment trois cent cinquante visiteurs répartis dans les dix-neuf ascenseurs du centre…
Comment une nouvelle inscrite dans le genre fantastique, voire le genre féerique, comme celle de Link, peut-elle contenir des informations relatives à l'intrigue d'un roman policier, me direz-vous? Jusqu'à quel point Kelly Link et Catherine O'Flynn sont-elles complices?* Un indice: dans ma bibliothèque, où les livres ont une propension naturelle à se ranger tout seuls selon leurs affinités, le roman de Catherine O'Flynn est allé se glisser de lui-même à côté du recueil de Link. Ce que voyant, quelques romans policiers de la vieille école ont branlé du chef: se fiant à sa quatrième de couverture, ils s'attendaient à le voir rejoindre leur rayon; certains avaient commencé, par habitude, à maugréer: ils étaient déjà trop serrés, ce dont ils avaient vraiment besoin, c'était qu'on augmente le budget étagères, pas qu'on leur colle d'office tous les bleus à peine sortis diplômés de l'atelier d'écriture; d'autres avaient échangé des clins d'oeil, se promettant un peu de distraction du traditionnel bizutage. En vain: c'est dans un autre coin du vieux meuble que les deux nouvelles amies, O'Flynn et Link, ont élu domicile, une zone un peu bohème où l'on croise de vieux originaux et de jeunes punks, du genre de Dino Buzzati et de Poppy Z. Brite, de Peter S. Beagle et de Pierre Gripari. Les romans policiers ont froncé le sourcil.
Lisa avait douze ans quand Kate avait disparu. La petite fille était partie de chez elle un matin et n'était jamais revenue.Elle s'était volatilisée, sans laisser la moindre trace. Pas de témoins, pas d'indices, pas de corps. Elles n'étaient pas amies; à vrai dire, elles se connaissaient à peine. Lisa avait dû voir Kate trois fois dans sa vie. Mais elle se souvenait très bien de leur première rencontre.
Pourtant, cette fameuse quatrième de couverture dont les vieux briscards de la detective novel ont tiré des conclusions hâtives n'est pas délibérément trompeuse. Comme chez Kelly Link, tiens donc, il y a une jeune détective: même si elle n'est pas, comme chez Link, annoncée dans le titre, elle est bien là tout le temps. Une détective de dix ans. Elle n'est pas la seule que nous verrons enquêter d'ailleurs, les méthodes de cette enquêtrice atypique seront mises en parallèle avec celles d'autres investigateurs non officiels: une vendeuse, des vigiles, tous travaillant dans le même centre commercial. Pas d'inspecteur ni de surintendant; à vrai dire, la piste suivie est trop froide. Comme dans la vraie vie, quand ces professionnels referment un dossier, refermé il reste. L'"enquête" se situe donc dans le milieu, moins glamour que celui de la police criminelle, des agents de sécurité et de surveillance privée.
Les vigiles et les surveillants de magasins que la plupart des commerces employaient pour leur propre compte venaient gonfler les rangs de la sécurité du Centre, ce qui portait à environ deux cents le nombre d'agents travaillant sur les quatre kilomètres carrés de Green Oaks.
Au coeur de l'intrigue il y a donc un dossier refermé. La proximité avec le "Quatuor du Yorkshire" (Red Riding Quartet: 1974, 1977, 1980 et 1983), de David Peace, n'est pas que géographique** (le cœur d'un royaume insulaire dépossédé de sa fierté) et sociologique (le cœur d'une classe ouvrière insulaire dépossédée de sa dignité), elle est aussi, en partie, structurelle: les événements racontés dans Ce qui était perdu s'étalent entre 1984 et 2003; dans la tétralogie de Peace, c'était entre 1974 et 1983. Ce parallélisme dans la construction chronologique, étalée ici comme là sur une longue période, n'est, de la part de C. O'Flynn, ni un clin d'oeil à un prédécesseur, ni une manifestation d'opportunisme: dans les deux oeuvres, le sujet est le lent travail de l'oubli, l'érosion de la sensibilité, et, s'opposant à eux, la non moins mystérieuse germination de l'imaginaire et de la mémoire. Dans les deux oeuvres (qu'un monde sépare, du reste, tant au point de vue de l'écriture que des intentions) on cherche une chose perdue, qu'on n'aurait pas dû perdre, une chose si petite et si bien perdue qu'on en arrive à se demander ce que c'était, on se demande ce qui manque et pourquoi ça fait mal.
Le centre commercial de Green Oaks ne fermait que pour Noël et le dimanche de Pâques, et Kurt faisait toujours partie de l'équipe, réduite à deux hommes, de garde ces jours-là. Les clients n'aimaient pas quand le centre fermait ses portes. Le jour de Noël, il avait vu la petite bande habituelle de forcenés qui frappaient du poing sur les portes en verre pour qu'on les laisse entrer. Il les avait regardés sur son moniteur et s'était dit qu'ils avaient vraiment l'air de zombies. Des morts-vivants venus réclamer des remboursements et des échanges.
Policier, Ce qui était perdu ne l'est donc que marginalement. S'agit-il alors d'un récit fantastique? Voilà une question à laquelle il est encore plus difficile de répondre qu'à la précédente. Peut-être bien y a-t-il des fantômes dans ce livre. Sommes-nous bien sûrs que nous saurons reconnaître un fantôme quand nous en rencontrerons un? Après tout, regardez autour de vous: même les êtres humains les plus ordinaires, les moins bien pourvus en pouvoirs paranormaux, manifestent de surprenants dons mimétiques quand les circonstances les amènent à se fondre dans une foule de spectres.
Mais il avait éprouvé de plus en plus de difficulté à distinguer les rêves de la réalité et des souvenirs. Il s'était mis à craindre que le sommeil ne lui fasse oublier la vraie Nancy. Ses rêves lui jouaient des tours: il se faisaient passer pour des souvenirs, ils feignaient d'avoir une histoire: ils contenaient d'autres rêves. Il comprit trop tard que ses rêves étaient comme un virus encéphalique larvé qu'il avait laissé coloniser son esprit. Maintenant le virus se propageait, se connectait au réel et s'en nourrissait: il effaçait les faits. Des pans entiers avaient déjà disparu. Nancy et lui s'étaient-ils retrouvés, un jour, dans un bar bondé, contraints de regarder malgré eux un couple en train de faire l'amour dans un coin? Avaient-ils vu un énorme morceau de glace étincelant à même le sol, dans une forêt, un jour ensoleillé? Faisait-il réellement le rêve récurrent de Nancy avec un chapeau rouge depuis qu'il l'avait rencontrée, ou est-ce qu'il avait rêvé de ça pour la première fois la nuit dernière, récurrence comprise? Il était terrifié de ne pas avoir de réponse à ces questions.
Le roman prend impartialement ses distances avec le policier et le fantastique. Les horreurs auxquelles les personnages ont à faire face? Plutôt que les pièges ourdis par quelque aspirant au titre de Napoléon du crime, plutôt que des invasions de croquemitaines, ce sont l'indifférence mesquine, l'incompréhension face au dévouement, la grisaille, l'habitude, si facilement acquise, de perdre, et, face à la perte, la résignation sans grandeur.
Décalage, aussi, au niveau du style: très loin de la prose convulsive de Peace, reflet de la débâcle dans laquelle se débattent ses héros, le style d'O'Flynn se tient aussi à bonne distance de celui de Link, de sa syntaxe recherchée, de son riche vocabulaire, de ses oxymorons déroutants. Un style neutre, soucieux d'efficacité; narrateur omniscient peut-être, mais son omniscience pourrait se limiter à la conscience des personnages dont il adopte successivement le point de vue, soulignant leurs lacunes, leurs faiblesses.
Elle fixait les mots depuis si longtemps qu'ils avaient perdu toute signification. Hobbies et centres d'intérêts. Qu'est-ce que ça voulait dire? Techniquement parlant, ce n'était même pas une question, et seuls les cinq centimètres d'espace blanc, dessous, indiquaient qu'ils appelaient une réponse. Peut-être aurait-elle pu écrire quelque chose de tout aussi ambigu: "Bien", "Bonjour" ou "Oui".
Comme Neil Gaiman (encore lui) dans American Gods, Kelly Link et Catherine O'Flynn nous rappellent que ni les dieux que nous adorions la semaine dernière, ni ceux que nous adorerons la semaine prochaine, ni même ceux qui sont en promotion cette semaine (prolongation exceptionnelle jusqu'à lundi prochain minuit) ne sont essentiellement différents de ceux auxquels sacrifièrent nos ancêtres néolithiques. Et que les dieux ont soif.

L'avertissement en petit caractères: Intentionnellement, je n'ai presque rien dit du personnage de la petite fille détective. Elle est le meilleur atout du livre. Cependant, j'ai eu l'impression (en parcourant les commentaires sur ce roman publiés ici et là) que bon nombre de lecteurs, ayant apprécié les premières pages, ont par la suite été déçus que les enquêtes de la petite Kate n'occupent guère qu'un tiers du volume total de l'œuvre, et que tant d'autres pages soient consacrées à la vie sans éclat de Lisa et de Kurt. Dans l'espoir de prévenir d'autres déceptions, j'ai donc parlé de tout, sauf d'elle, ou peu s'en faut. Si vous avez tenu bon, et si la lecture du déprimant billet ci-dessus n'a pas réussi à vous décourager de lire ce livre, alors vous aurez la bonne surprise d'y découvrir, à côté, il est vrai, de passages réellement aussi sinistres que les citations dont je vous ai régalé, des dizaines et des dizaines de pages drôles et tendres auxquelles je n'ai même pas fait allusion: ce sera pour vous, je l'espère, comme de trouver un rutilant œuf de Pâques dans un terrain vague aride et désolé.

*Précisons-le à toutes fins utiles, dans la vraie vie O'Flynn et Link n'ont aucun lien: quand je parle de leur complicité, c'est une métaphore, OK?
**Oui, je sais, Birmingham n'est pas Leeds, mais les deux sont bien situés sur cette drôle d'île biscornue, là-bas, non?
Catherine O'Flynn: Ce qui était perdu, roman, 2009, Editions Jacqueline Chambon / Actes Sud

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