vendredi 4 novembre 2022

Les missions des services compétents sont claires: Iegor Gran

Nous avons donné, en vérité, un admirable exemple de résignation. L'ancien temps avait vu jusqu'où pouvait aller la liberté, mais nous avons vu, nous, jusqu'où peut aller la servitude, quand les espions nous confisquaient jusqu'à la possibilité d'échanger des paroles. Nous aurions même perdu la mémoire avec la voix, s'il était autant en notre pouvoir d'oublier, que de nous taire.

Tacite, Vie d'Agricola, II, 3


Iegor Gran est un nom de plume. Pour l'état-civil, il s'appelle... mais je vais vous le laisser deviner, ça vous mettra dans le bain, après tout, le thème de ce roman policier, c'est la découverte d'une identité cachée. Je vous donne un indice: Iegor Gran apparaît sous son vrai nom (Iegorouchka!) dans le roman, pour quelques instants seulement, ce n'est pas lui le protagoniste. Gran n'a pas choisi la facilité en racontant l'histoire de son point de vue, ou de celui de gens dont il a été proche: ç'aurait été faire preuve d'un individualisme bourgeois, ce qui, justement, est fortement déconseillé par les services compétents. Au lieu de cela, il donne la place principale dans son livre à un personnage dont les principaux attributs sont la compétence, et le dévouement au service auquel il appartient: le KGB. 

Les missions des services compétents sont claires. 

Elles ont été rappelées noir sur blanc dans le protocole n° 200 du 9 janvier 1959, rédigé après la réunion du Comité Central du Parti communiste de l'Union Soviétique. "Le KGB est un organe réalisant les décisions  du Comité Central du Parti relatives à la sécurité de l'état socialiste confronté aux attaques de ses ennemis extérieurs et intérieurs. Cet organe se doit de surveiller attentivement les tentatives secrètes des ennemis du pays des Soviets, de mettre au jour leurs projets et de mettre un terme aux agissements crapuleux des agences de renseignement impérialistes." 

Il en découle une attitude saine de défiance envers tout le monde.

Iegor Gran, Les services compétents

Le lieutenant Ivanov (du KGB, donc) est jeune encore, un sujet prometteur, quand on le met sur une piste:  on signale la parution en Occident d'un détestable pamphlet: Le Réalisme Socialiste, ça s'appelle. D'un certain Abram Terz. Inconnu, aucune fiche à ce nom. Serait-ce un  nom de plume? Tout est ambigu dans cette affaire: les motivations de l'auteur du livre ne sont pas claires, le Réalisme Socialiste, cette révolution dans la Révolution, y reçoit de nombreux éloges, mais formulés d'une façon telle qu'on peut se demander si l'auteur n'a pas voulu dissimuler ses intentions véritables - des intentions contre-révolutionnaires! Comme si le KGB n'avait pas assez de travail avec l'affaire Pasternak (le Docteur Jivago: encore un livre publié à l'étranger, sans autorisation!).

- Et si cet Abram Terz était...  Pasternak? lance le lieutenant-colonel Pakhomov pendant une réunion de service. Pakhomov venait de lire (en anglais, dans un livre confisqué lors d'une perquisition) une enquête d'Agatha Christie, où le coupable était le narrateur, et, pour cette raison, personne ne pouvait y songer. L'astucieuse hypothèse est discutée.

Et bien d'autres hypothèses seront discutées pendant cette enquête qui durera six ans (cet Abram Terz est une anguille! s'indignera un enquêteur; un ténia! suggèrera un autre). Bref, l'enquête sera riche en rebondissements; les services compétents en viendront même (un moment) à soupçonner un de leurs indics les plus zélés! Quand on vous le dit, qu'il faut se méfier de tout le monde.

L'intérêt du roman ne réside pas seulement dans l'exposition des méthodes du KGB pour distinguer le bon grain de l'ivraie et, en parallèle, de celles des dissidents pour se fondre dans le paysage. L'auteur évoque avec ce qui ressemble bien à de la tendresse les ressources inépuisables de bonne humeur qui ont permis à ses compatriotes d'affronter les innombrables petites difficultés de la vie quotidienne dans un pays qui en dépit de bien des obstacles ne perdait jamais de vue son objectif: construire un avenir radieux; oui, il est difficile de se procurer des pommes et des oranges, et alors? Quand on en trouve, ça embellit les fêtes. Oui, il faut parfois détonner (discrètement) une petite charge nucléaire pour étouffer un incendie incontrôlable dans un puits de mine: heureusement il y a des services compétents pour empêcher les fuites. À chaque page abondent les détails sur les particularités de la vie quotidienne dans la Russie du temps de Khrouchtchev. Certaines de ces particularités seront utiles aux enquêteurs du KGB (la vie quotidienne en URSS est la meilleure des écoles de patience), d'autres (les mêmes, en fait) permettront à ceux qu'ils traquent de ne jamais perdre espoir  (la vie quotidienne en URSS est la meilleure des écoles de patience).

Où sont les héros positifs? Les victoires?  Où est la morale de l'histoire?                 

se demande le lieutenant Ivanov, après avoir refermé un de ces livres dépourvus d'utilité pour la construction du socialisme qu'il était obligé de lire, dans le cadre de ses missions pour le Service. La morale du roman de Iegor Gran, elle, est claire (enfin... il me semble). Les mérites du lieutenant Ivanov seront reconnus: en fin de carrière, il parviendra au grade de général et dirigera la Cinquième Section du KGB. Une carrière exemplaire. Quant à Terz, démasqué (Abram Terz, c'était bien un nom de plume!), après un procès qui aura un certain retentissement (ça vous rappelle quelque chose, le procès Siniavski?) il fera cinq ans de camp, puis s'exilera à Paris, avec sa femme Maria et leur petit Iegorouchka, qui, devenu grand, écrira lui aussi des livres aux intentions ambiguës. La pomme ne tombe jamais loin du pommier.

Iegor Gran, Les services compétents (aucun nom de traductrice ne figure dans l'édition que j'ai sous la main: c'est peut-être prudent, on ne sait jamais);  POL, 2020: Folio n°6975, 2021


Si passionné qu'il soit par l'Histoire ancienne (celle du vingtième siècle), Iegor Gran est un homme de son temps. Son dernier ouvrage traite d'une actualité brûlante; la pandémie récente qui a transformé des populations entières en zombies: il s'appelle   "Z comme zombie", on ne peut pas faire plus clair.

 

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