Oui, Sebastian aimait beaucoup à se prélasser dans un bateau plat sur la Cam. Mais ce qu'il aimait par-dessus tout, c'était de rouler à bicyclette à la brune le long d'un certain sentier longeant des prairies. Et il s'asseyait sur une barrière pour regarder les traînées de nuages rose-saumon virer au cuivre terne dans le ciel pâle du soir, et réfléchir à des choses. À quelles choses? À cette jeune fille à l'accent vulgaire qui portait encore en nattes ses cheveux flous, qu'une fois il avait suivie à travers le pré communal, abordée et embrassée, et qu'il n'avait jamais revue? À la forme d'un certain nuage? À quelque coucher de soleil brumeux par delà un noir bois de sapins, en Russie (oh! que n'aurais-je pas donné pour que ce fût un tel souvenir qui lui revînt!)? À la raison d'être profonde du brin d'herbe et de l'étoile? Au langage ignoré du silence? À l'effrayante pesanteur d'une goutte de rosée? À la beauté déchirante d'un caillou parmi des millions et des millions de cailloux, tout cela ayant un sens, mais quel sens? À la vieille, vieille, question: Qui suis-je? À son propre moi se défaisant étrangement dans le crépuscule, et, tout autour, à l'univers de Dieu que personne ne connaît? À moins que nous ne soyons plus proches de la vérité en supposant que, tandis que Sebastian était assis sur cette barrière, son esprit était un chaos de mots et d'idées, d'idées incomplètes et de mots insuffisants; mais déjà il savait que cela, et cela seulement, était le réel de sa vie et que sa destinée l'attendait au-delà de ce champ de bataille spirituel par lequel il passerait au temps voulu.
Vladimir Nabokov: La vraie vie de Sebastian Knight
(The Real Life of Sebastian Knight, New Directions Publishing, 1941)
Traduit par Yvonne Davet, Gallimard (Du monde entier, 1962);
Folio n° 1081, 1979
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