À Théodore (ou Dieudonné) de Bèze (1519-1605) une grave maladie offrit l'occasion d'une conversion ("L'image de la mort - écrivit-il à son mentor Melchior Wolmar - gravement présentée devant mon âme assoupie et comme ensevelie, éveilla l'aspiration à une vraie vie" et "cette maladie fut le début de ma guérison") si complète qu'il quitta sa riante Bourgogne pour la sévère Genève où, attentif aux conseils de Calvin, il donna à sa carrière littéraire une nouvelle direction: loin des facéties et fatrasies de sa jeunesse, il se consacra, à Genève puis à Lausanne, à édifier ses contemporains: traduire les Psaumes, composer des ouvrages apologétiques, et, ce qui est plus inattendu, écrire pour le théâtre sur des sujets religieux. Il y employa nombre des procédés qui lui avaient valu de réussir comme poète mondain; il essaya de concilier poésie savante et poésie populaire, innovation théâtrale et rigueur calviniste. Ainsi dans le drame paru en 1550 Abraham sacrifiant (est-il utile que je vous en explique l'argument?) n'hésite-t-il pas à placer sur la scène (invisible aux autres acteurs) un Satan prompt au sarcasme; la responsable de l'édition à laquelle j'emprunte le passage (en orthographe modernisée) ci-dessous, Marguerite Soulié, n'hésite pas à qualifier le ton de celui-ci de "rabelaisien":
Satan (en habit de moine) :
Je vais, je viens, jour et nuit je travaille,
Et m'est avis, en quelque part que j'aille,
Que je ne perds ma peine aucunement.
Règne le Dieu en son haut firmament,
Mais pour le moins la terre est toute à moi,
Et n'en déplaise à Dieu ni à sa loi.
Dieu est aux cieux par les siens honoré;
Des miens je suis en la terre adoré;
Dieu est au ciel; et bien, je suis en terre.
Dieu fait la paix, et moi je fais la guerre.
Dieu règne en haut, et bien, je règne en bas.
Dieu fait la paix, et je fais les débats.
Dieu a créé et la terre et les cieux,
J'ai bien plus fait, car j'ai créé les dieux.
Dieu est servi par ses Anges luisants,
Ne sont aussi mes Anges reluisants?
Il n'y a pas jusques à mes pourceaux
À qui je n'aye enchâssé les museaux.
Tous ces paillards, ces gourmands, ces ivrognes
Qu'on voit reluire avec leurs rouges trognes,
Portant saphirs et rubis des plus fins,
Sont mes suppôts, sont mes vrais Chérubins.
Dieu ne fit onc chose tant soit parfaite
Qui soit égale à celui qui l'a faite,
Mais moi j'ai fait, dont vanter je me puis,
Beaucoup de gens pires que je ne suis.
Théodore de Bèze, Abraham sacrifiant, éditions José Feijoo, 1990
Satan qui se félicite qu'on puisse trouver "des gens" pires que lui ("et c'est moi qui les ai faits!"), n'est-ce pas une jolie trouvaille? Bon, d'accord, on est loin de l'humour bienveillant de Sempé. Pour tenir à distance les ruminations inspirées par le diable, je vais tester un procédé que je pense efficace: me replonger dans la lecture de Catherine Certitude.