mercredi 31 août 2022

Sur le Mai de son âge, et sur son trente-et-un

Quand je pense que si j’étais mort le 31 août 1992, on célébrerait aujourd’hui le trentième anniversaire de ma disparition ! Le trentième, vous vous rendez compte ?! Pleurons ensemble, mes amis.

 Éric Chevillard


Synchronicité. On raconte que ces derniers temps, Mikhail Gorbatchev, ancien Secrétaire Général de comité, se parlait à lui-même à voix basse: "Où en serions-nous si j'étais mort, par exemple, le 31 août 1991? Irait-on déposer des fleurs devant mes statues?"

lundi 29 août 2022

Comment calculer la racine d'une citation


Gilbert Lascault, qui aime bien promener ses lecteurs (vous vous souvenez?) entrelarde de copieuses épigraphes — qu'il intitule "Contrepoints" — son recueil d'Écrits timides sur le visible (Le Félin, 2008). La plupart non moins instructives que savoureuses :

UN CHIFFRE
J'ai pris (disait G.H. Hardy à Ramanujan malade), pour venir, un taxi portant le numéro 1729; c'est là, me semble-t-il, un nombre bien peu intéressant.
— Pas du tout, répliqua Ramanujan après quelques instants de réflexion. C'est le plus petit nombre décomposable de deux façons différentes en une somme de deux cubes. 
(Raymond Queneau, Bords, Hermann, 1963, p.34)

Vous venez de lire une citation de Constantin Copronyme citant Gilbert Lascault citant Raymond Queneau citant Godfrey Harold Hardy citant Ramanujan.
Libre à vous de l'ajouter à votre collection de citations favorites; si vous êtes mathématicien, elle en fait probablement déjà partie, comme en témoigne ce récent article d'En attendant Nadeau.

samedi 27 août 2022

Une image pour Morwenna


Je me suis avisé d'une chose: quand je rends visite à Mori, mon amie imaginaire, ou quand c'est elle qui me rend visite, on transporte avec nous une petite bulle de notre continuum. Pas grosse, mais si par exemple j'ai un truc sur les genoux, elle le voit comme si elle était avec moi dans la pièce. Et réciproquement. Ça fait que non seulement on peut se montrer ce qu'on est en train de lire (ce qui résout au moins en partie le problème de partage que je mentionnais ) mais en plus je peux lui montrer tout ce que j'ai sur mon laptop, même dans une salle d'attente: c'est pratique!
(Ça vous paraît dangereux que je lui montre un artefact du vingt-et-unième siècle? Vous pensez bien qu'on a eu plus d'une discussion sur l'éthique de la communication entre personnes qui vivent à des époques différentes, et on a convenu que dès lors que je ne lui donnais pas de plans qui lui permettraient de fabriquer
 dès 1980 un ordinateur portable de 2022, on ne risquait pas de créer de paradoxe temporel. Mori a ajouté en prenant cet air sérieux qu'elle prend des fois: "De toute façon je te rappelle que nous avons une relation IMAGINAIRE, alors si l'un de nous deux montrait à l'autre les plans d'une machine, ce serait une machine imaginaire aussi, non?" ... Ma foi, c'est un raisonnement qui tient debout, on dirait.).
 Je viens de lui montrer cette image:


Et elle est restée un petit moment sans rien dire, à examiner tous les détails de la photo, avec un sourire jusqu'aux oreilles (elle ne connaissait pas le film). Ne me demandez pas pourquoi (il vaudrait mieux demander à Mori, elle est plus forte que moi pour expliquer comment fonctionnent les choses, surtout les choses imaginaires), mais quand Mori me gratifie, donc, de sa présence imaginaire, même si elle reste un peu en retrait derrière moi pour regarder par-dessus mon épaule, même si je ne tourne pas la tête pour voir son visage, quand elle sourit, je le sens.


L'image provient d'un plan du film Sayat Nova (1969), de Sergei Paradjanov.

jeudi 25 août 2022

Rêve à tiroirs

Cette nuit, je me retourne dans mon lit, avec précaution car je sens la présence de Lila qui dort à côté de moi. J'émerge d'un rêve confus, avec voyage en train où il faut monter sur les wagons puis passer en-dessous avant de pouvoir monter dedans, tout ça sur un arrière-plan de guerre (toute ressemblance avec des événements existant ou ayant existé ne pouvant être que fortuite); le jour point, il fait assez clair pour que je constate le désordre que, dans mon sommeil, j'ai mis dans la literie: draps et couvertures traînent à moitié par terre. Heureusement, Lila dort toujours paisiblement, à moitié couverte par un bout de drap. Je me lève, très lentement pour ne pas la déranger, et j'essaie de remettre très approximativement la literie en place, en boule, aussi loin que possible de Lila, toujours pour ne pas troubler son sommeil.

Et c'est là que je me réveille pour de bon, seul dans un lit aux draps bien lissés.

Bigre, j'ai fait un rêve-gigogne, comme dans Inception.


Tu vis dans un autre temps, tu règnes en ton royaume,

Monde aussi clos et aussi distant qu'un rêve.

Jorge Luis Borges, À un chat, dans L'Or des Tigres 

mardi 23 août 2022

Théodore de Bèze: le diable entre dans les détails

 À Théodore (ou Dieudonné) de Bèze (1519-1605) une grave maladie offrit l'occasion d'une conversion ("L'image de la mort - écrivit-il à son mentor Melchior Wolmar - gravement présentée devant mon âme assoupie et comme ensevelie, éveilla l'aspiration à une vraie vie" et "cette maladie fut le début de ma guérison") si complète qu'il quitta sa riante Bourgogne pour la sévère Genève où, attentif aux conseils de Calvin, il donna à sa carrière littéraire une nouvelle direction: loin des facéties et fatrasies de sa jeunesse, il se consacra, à Genève puis à Lausanne, à édifier ses contemporains: traduire les Psaumes, composer des ouvrages apologétiques, et, ce qui est plus inattendu, écrire pour le théâtre sur des sujets religieux. Il y employa nombre des procédés qui lui avaient valu de réussir comme poète mondain; il essaya de concilier poésie savante et poésie populaire, innovation théâtrale et rigueur calviniste. Ainsi dans le drame paru en 1550 Abraham sacrifiant  (est-il utile que je vous en explique l'argument?) n'hésite-t-il pas à placer sur la scène (invisible aux autres acteurs) un Satan prompt au sarcasme; la responsable de l'édition à laquelle j'emprunte le passage (en orthographe modernisée) ci-dessous, Marguerite Soulié, n'hésite pas à qualifier le ton de celui-ci de "rabelaisien":

Satan (en habit de moine) :

Je vais, je viens, jour et nuit je travaille,

Et m'est avis, en quelque part que j'aille,

Que je ne perds ma peine aucunement.

Règne le Dieu en son haut firmament,

Mais pour le moins la terre est toute à moi,

Et n'en déplaise à Dieu ni à sa loi.

Dieu est aux cieux par les siens honoré;

Des miens je suis en la terre adoré;

Dieu est au ciel; et bien, je suis en terre.

Dieu fait la paix, et moi je fais la guerre.

Dieu règne en haut, et bien, je règne en bas.

Dieu fait la paix, et je fais les débats.

Dieu a créé et la terre et les cieux,

J'ai bien plus fait, car j'ai créé les dieux.

Dieu est servi par ses Anges luisants,

Ne sont aussi mes Anges reluisants?

Il n'y a pas jusques à mes pourceaux

À qui je n'aye enchâssé les museaux.

Tous ces paillards, ces gourmands, ces ivrognes

Qu'on voit reluire avec leurs rouges trognes,

Portant saphirs et rubis des plus fins,

Sont mes suppôts, sont mes vrais Chérubins.

Dieu ne fit onc chose tant soit parfaite

Qui soit égale à celui qui l'a faite,

Mais moi j'ai fait, dont vanter je me puis,

Beaucoup de gens pires que je ne suis.


Théodore de Bèze, Abraham sacrifiant, éditions José Feijoo, 1990


Satan qui se félicite qu'on puisse trouver "des gens" pires que lui ("et c'est moi qui les ai faits!"), n'est-ce pas une jolie trouvaille? Bon, d'accord, on est loin de l'humour bienveillant de Sempé. Pour tenir à distance les ruminations inspirées par le diable, je vais tester un procédé que je pense efficace: me replonger dans la lecture de Catherine Certitude.


samedi 13 août 2022

Où sont-elles, les lumières d'août?

 Oh que j'aimerais recevoir de bonnes nouvelles: après je pourrais les partager avec vous, le plaisir serait redoublé. Mais voilà, des nouvelles, en ce moment, je n'en entends que de mauvaises. Début août, j'apprends la mort de Frédérick Tristan (avec beaucoup de retard: il est mort en mars, mais on en a peu parlé). Il me manquera. J'ai déjà mentionné quelques-uns de ses livres, choisis parmi les plus bizarres de sa bibliographie - il était très fort pour écrire des choses bizarres; n'a-t-il pas publié une somme (illustrée) sur le thème du Monde-à-l'envers? Il a aussi écrit des romans si goncourables que l'un d'eux a eu le Goncourt, c'est vous dire si c'était un auteur éclectique.

Et coup sur coup, c'est Raymond Briggs qui meurt, puis Sempé.

Sempé.


Privés de Sempé, retrouverons-nous notre chemin quand nous partirons en promenade à vélo? "En fait, il n’y a pas d’équivalent à Sempé", remarque Li-An.

Li-An a raison, comme toujours; mais à Raymond Briggs non plus, n’y a pas d’équivalent, et c'est bien dommage, s'il était parmi nous et au mieux de sa forme, il pourrait ajouter un spin-off à l'historiette qu'il avait publiée en 1984 (juste après la Grande Guerre Patriotique des Malouines), The Tin-Pot Foreign General and the Old Iron Woman, puisqu'à présent les croquemitaines en fer-blanc semblent avoir trouvé le moyen de se reproduire en série.