mardi 1 juillet 2014
La petite maison sur le tapis
Lila aimait jouer. Elle aimait jouer à tous ces jeux que tout le monde connaît et dont le succès ne s'est jamais démenti, le jeu de la ficelle, le jeu du bouchon, le personne-ne-peut-m’arrêter; les jeux auxquels on peut jouer tout seul, comme le le-bout-de-ma-queue-est-un-papillon, ou le mon-ombre-veut-m’attraper! ou encore le on-dirait-que-ce-serait-moi-la-balle, mais elle préférait les jeux à deux: le jeu de Je-vais-te-manger-tout-cru-en-commençant-par-le-bout-des-doigts, le cherche-moi-des-poux, la balle-à-huit-pattes, le on-fait-semblant-qu’on-est-des-chenilles. Mais peut-être plus encore que ces grands classiques du répertoire ludique, elle aimait les jeux qu’elle avait inventés elle-même, et dont elle m’avait patiemment appris les règles.
Par exemple, ce jeu qui était rien qu’à nous deux: La Petite Maison de Lila.
C’était un jeu de rôle, qui réclamait de moi que je m’investisse à fond dans le mien. Les jeux les mieux, ce sont ceux où on fait semblant que quelque chose qui n’est pas vrai, est vrai. Je devais me mettre à quatre pattes, sur les coudes et les genoux, prendre un air, autant que possible, minéral, et croiser les bras et les jambes.
Je devenais alors une petite maison, une maison avec deux portes et deux fenêtres.
Il y avait une porte dans l’espace entre mon bras droit et ma jambe droite, une autre entre mon bras gauche et ma jambe gauche; il y avait la fenêtre carrée délimitée par ma poitrine horizontale, mes bras verticaux et mes avant-bras croisés, et la fenêtre triangulaire entre mes cuisses divergentes et mes mollets juxtaposés.
Sitôt que j’avais posé le toit, Lila se faufilait chez elle par une des portes, et prenait possession des lieux en s’accoudant sur l’appui d’une des fenêtres. Le monde est différent, selon qu’on le regarde du bord du chemin ou depuis la fenêtre de chez soi (c'est pour ça qu'une maison qui n'aurait pas de fenêtre, ce ne serait pas vraiment une maison). Comme tous les chats, Lila passait beaucoup de temps à réfléchir à cette différence: c'est un inépuisable sujet de spéculations pour les chats, depuis l'invention de la boite en carton.
Mais, je le jure (je sais qu'en disant cela je peux sembler présomptueux ou chimérique), Lila me préférait à n'importe laquelle des boites en carton, même les plus confortables, même celles qui sont adéquatement percées de trous. Si bien qu'elle fût emboîtée, ou perchée, ou cachée, elle ne se lassait jamais, chaque fois que je l'y invitais, de venir jouer à emménager dans moi, sa petite maison.
Et moi, me demanderez-vous? Ne m'arrivait-il jamais d'en avoir assez? Au bout de combien de temps? Longtemps. Être une maison, ça me convenait tout à fait, je me disais que j’étais fait pour être ça (en eussé-je douté, que Lila me l’aurait confirmé, aussi souvent que nécessaire, en donnant de petits coups de tête approbateurs dans mon menton): une maison avec presque pas de murs, comme dans la chanson de Brel, et même si c’est pas sûr, c’est quand même peut-être, c’est comme ça qu’il dit dans la chanson.
Non, ça ne me pesait pas, même de prendre un air minéral, demandez aux sphynx qui savent garder cet air-là aussi longtemps qu'il leur plaît et qui n’en sont pas moins des créatures de l’air, ce n’était pas lourd, c’était léger au contraire. Si vous posez la question, ce ne peut être que parce que vous n’avez pas connu le privilège d'être la petite maison de Lila.
Avec de grandes fenêtres, et puis presque pas de murs, et même si c’est pas vrai, c’est quand même peut-être. Les jeux les mieux, ce sont ceux où on fait semblant que quelque chose qui n’est pas vrai,
est vrai.
Voilà, aussi longtemps que Lila a vécu près de moi, je me suis senti comme un vers d’une chanson de Brel. Aussi léger.
Comme une maison, mais avec presque pas de murs.
Avec de grandes fenêtres.
Parce que n’est pas le mur qui fait la maison, c’est la fenêtre.
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3 commentaires:
J'ai mis un peu de temps à la retrouver, mais ça m'avait fait penser à cette petite BD :
http://www.gocomics.com/heartofthecity/2009/06/29 (et les cinq strips suivants) :-)
Bien vu! (wink) Mais ça avec Lila c'était plutôt le soir au moment de se coucher, et le jeu de la Petite Maison, plutôt l'après-midi.
Quelle émotion de lire cette jolie histoire qui m'a rendue le temps de cette lecture la présence de ma Lila -partie au paradis des chats, et mon rêve d'une maison avec presque pas de murs , comme celle que Brel évoque à Barbara dans Franz. Merci. Lumir
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