Le soir qui précéda cette journée importante entre toutes,
à Würzburg, je fis une promenade.
Quand le soleil descendit sous l'horizon, il me sembla
que toute ma joie sombrait avec lui.
Je ressentis de l'horreur à la pensée
que je serai forcé de me séparer de tout,
de tout ce qui m'était précieux.
Perdu dans mes pensées, pour regagner la ville,
je passai sous la voûte d'une des portes.
Pourquoi, me demandai-je, cette arche ne s'écroule-t-elle pas,
ces pierres qui n'ont pas de support?
La réponse qui me vint: l'arche subsiste parce que les pierres
veulent toutes tomber en même temps
- et de cette idée naquit une certitude
indescriptiblement consolatrice,
qui était toujours en moi quand vint, le lendemain,
ce fameux moment décisif:
moi non plus, je ne m'effondrerai pas,
même une fois retirés les étais
qui avaient permis de me construire.
Heinrich von Kleist,
Lettre à Wilhelmine von Zenge,
16-18 novembre 1800
Un des webcomics les plus barrés de la webcomicosphère, c'est The Secret Knots, de Juan Santapau.
Juan Santapau n'est certes pas l'auteur de webcomic le plus prolifique du web. Mais son site, The Secret Knots, devrait vous plaire, amateurs de Buzzati, de Calvino, de Wilcock, de Moebius, de Cortazar, d'Ocampo, de Kafka, ou de Borges ou de Vandermeer… autant de références qui vous expliquent pourquoi j'ai une tendresse particulière pour ces drôles de petites histoires; parfois, aussi, on n'est pas loin de l'univers de Michaux: Santapau se plaît à décrire de misérables miracles.
Les brèves vignettes ont quelque chose de délicieusement tordu, qu'elles aient le ton du reportage ou celui du conte de fées. Les réminiscences de jeux vidéos, de séries télé, de films de série Z, de comics bon marché, de romans noirs - toutes ces voyageuses clandestines qui trouvent refuge dans des recoins déjà mal fréquentés de notre mémoire, où elles sont accueillies avec enthousiasme par les souvenirs d'enfance ambigus, les amis imaginaires à-demi oubliés, les terreurs informulables, les espoirs irréalistes et ces illégitimes sensations de triomphe qu'on n'a pas osé s'avouer: c'est tout cela que Santapau noue ensemble: l'apparent désordre de l'entreprise est trompeur.
Et si le graphisme peut sembler brouillon, ne vous y laissez pas non plus tromper: Santapau sait toujours exactement où il veut nous emmener.
Vous pouvez aussi trouver des fragments de cette concaténation éparpillés sur Tumblr; mais vous avez, à mon avis, tout intérêt à souscrire au Patreon de Santapau, pour profiter de tout ce qu'il gribouille: dans les cases de The Secret Knots, le plus intéressant se trouve souvent dans les coins.