"Enfin voir ces visages aperçus" c'était la traduction (infidèle, mais pas si mauvaise après tout) du titre d'une des premières collaborations de Jan Strnad et Rich Corben (To Meet the Faces You Meet, Fantagor, 1972) dans ACTUEL n° 35, en 1973. C'est donc probablement la première histoire dessinée par Corben que j'ai lue (je me jetais en ce temps-là sur chaque numéro d'Actuel dès qu'il paraissait). Une histoire courte, si pleine de bonnes idées visuelles et narratives que les auteurs de films de science-fiction on pu y puiser libéralement dans le demi-siècle qui a suivi.
Perverse synchronicité: juste avant que l'on n'apprenne son décès, une adaptation en long-métrage de cette graphic novelet séminale venait justement d'être crowdfunded, comme on dit.
How Howie Made It in the Real World
Si vous aviez croisé Richard Vance Corben dans la rue, vous auriez pu le prendre pour un petit homme effacé, sans trait distinctif mémorable autre qu'une tendance précoce à la calvitie.
Mais le reflet que vous auriez pu voir dans les yeux de ses collègues, de ses (rares) pairs et (nombreux) émules, dessinateurs de BD, de comics, de manga et illustrateurs, quand ils se tournaient vers lui (en s'en tenant à une distance respectueuse), c'était celui d'un géant glabre - deux mètres, cent kilos de muscles au moins - toujours prêt à défier les lois de la pesanteur et des probabilités.
Un monolithe étrange, c'est ainsi que le décrivait Moebius qui s'y connaissait en monolithes et en étrangeté.
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c'est bien simple: en présence de Corben, tous les dessineux, du plus grand au plus petit, sentaient un frisson glacé parcourir leur échine. |
Le décalage entre un humain très ordinaire et l'image qu'un miroir lui renvoie de lui-même (monstre ou demi-dieu?), c'est un des thèmes que Corben n'a cessé d'illustrer.
Toute sa vie, Corben dessina des unheroes, des "autre-chose-qu'un-héros" cousins de Razar the Unhero (là, les traductions françaises, "Razar le lâche" et "Razar, l'homme qui n'aimait pas les héros" sont nettement à côté de la plaque).
Corben avait bien regardé ce qu'avaient fait ses devanciers dans ses genres favoris (de Roy Krenkel à Joe Kubert, de Virgil Finlay à Frank Frazetta), il avait médité les leçons des grands directeurs de la photo (de ceux de la UFA à ceux de la Hammer), et il avait décidé qu'il ferait aussi bien qu'eux, mais tout à sa façon, pas comme tout le monde.
Méticuleusement.
Il n'avait pas son pareil pour décider lesquels, d'entre les modelés, d'entre les matières, serait le mieux rendu par un entrelacs de petits traits, lesquels par une trame mécanique ou une éclaboussure d'encre noire. Sans égal pour sa maîtrise du noir et blanc, il n'était pas moins perfectionniste pour la couleur: il était même connu, dans les années 70-80 (on n'avait pas d'outils informatiques en ce temps-là), pour faire lui-même, à la main, la séparation des couleurs sur ses illustrations, avant de les envoyer chez le photograveur. Perfectionniste, ses derniers albums démontrent qu'il l'a été jusqu'au bout.
Sur actuabd, Jean-Mathieu Méon avait assez bien résumé sa carrière en 2018.
Et vous trouverez une bibliographie assez exhaustive sur Muuta.
Sur le blog de Li-An, le billet du 16 décembre contient un bel hommage à Corben et, dans les archives, un autre billet détaillait (plus que je ne l'ai fait ci-dessus) sa technique de mise en couleurs.
"Qu’ajouter de plus si ce n’est qu’il va nous manquer."
Affiche du festival d'Angoulême 2019,
illustration © Richard Corben