samedi 8 mars 2014

Du nom du père (Proleterka, de Fleur Jaeggy)


Je cherche l’enfant mort. Il n’y est pas. 
La seule personne que je voudrais voir, manque. 
Fleur JaeggyProleterka 



Je ferme les rideaux près de notre table. La lumière dérange Johannes. Et moi aussi. Nous avons peut-être la même maladie. Mes yeux aussi deviendront sans couleur. Nous n’avons pas les yeux forts comme sa femme, ma mère. Comme les femmes des générations qui l’ont précédée. Elles avaient toutes des yeux foncés. Même quand ils étaient bleus ou verts.
Je ne fais que regarder. Ce que je ne sais pas, c’est où regarde Johannes. Je ne réussis pas à comprendre d’où il vient. D’une fabrique abandonnée? D’une chambre d’hôtel? Et pourtant, mon père et moi, nous sommes unis par un lien comme par une volonté supérieure, qui n’appartient pas à cette terre. Quand j’étais petite, je lui disais; « Sind Sie mein Vater? » êtes-vous mon père? «  Herr Johannes, ich bin Ihre Tochter », je suis votre fille. Légalement, je lui appartenais. J’étais sa compagne des quatorze jours. Sa compagne de quelques jours d’hiver, de quelques jours d’été. Et à présent, exceptionnellement, en dehors des règles, au printemps.

Ces quelques lignes appartiennent-elles au roman de Fleur Jaeggy, Les années bienheureuses du châtiment
Ha, vous vous y êtes laissé prendre. 
Vous aviez l’impression de les connaître déjà, cette collégienne silencieuse et son père encore plus silencieux, l’homme aux yeux pâles et au complet gris: vous vous souveniez de ce billet de l'été dernier. Non, c’est dans Proleterka, le quatrième roman de l’écrivain suisse de langue italienne (Les années bienheureuses du châtiment, son premier roman traduit en français, était le troisième), que nous montons avec eux, par un printemps vénitien, sur un navire de croisière yougoslave au nom chargé de matérialisme historique - un prolétaire n’a pas de patrie (Vaterland): il n’a à perdre que ses chaînes - et à la cheminée frappée d’une étoile rouge.
Nous avions noté que le père de la pensionnaire des années bienheureuses… était la figure masculine qui occupait le plus de place dans le livre: c’est aussi le cas dans Proleterka, même si un chapitre évoque aussi la rencontre de la narratrice avec son premier amant: en général, dans les romans sur l'adolescence, c'est le morceau de bravoure! Mais, quelle ironie, ici cet amant n’est qu’une silhouette, presque une caricature. 
La protagoniste de Proleterka, comme celle de Les années bienheureuses du châtiment, ne se présente pas. Mais son père, cette fois, elle lui donne un nom: Johannes H
 C’est la Corporation (Zunft) à laquelle appartient Monsieur H. qui a organisé cette croisière privée, pour aller en Méditerranée visiter des ruines. Voilà pourquoi tant de Suisses d’âge mûr, parmi lesquels on remarque ce couple mal assorti, le monsieur de soixante-dix ans et la jeune fille de seize ans, embarquent sous ce pavillon rouge. 
Dans les valises de la jeune fille: Herman Melville et Jack London; et ce n’est que dans ses souvenirs littéraires qu’on sentira souffler l’air du large.  

Je voudrais vous parler de Billy Budd au lieu de vous raconter cette courte histoire; hissée sur une vergue qui oscille sous un vent contraire livré au néant. Billy Budd, je vois son image tandis que court le paysage, tandis que passent les heures en compagnie de Johannes. 
On ne savait pas où était né Billy Budd, 
ni qui était son père. 
On l’a trouvé dans un joli panier doublé de soie. 
Je connais Billy Budd bien plus que mon père. 

Ce que la fille de Johannes sait de Johannes, elle l’a « lu dans un album qu’on a l’habitude d’offrir quand un enfant naît. Les premières années de vie, les premiers  mois y sont enregistrés presque jour par jour. Au dix-huitième mois, Johannes note que sa fille est allé le voir à l’hôpital. Si elle veut quelques informations sur son existence au cours de ses premières années, elle n’a qu’à feuilleter l’album. C’est une preuve. C’est la confirmation d’une existence. De façon laconique, Johannes signalait ce que faisait sa fille, où on l’avait amenée, son état de santé.
Des phrases courtes, sans commentaire .»

D’autres choses reçoivent un nom dans Proleterka, des maladies par exemple: infarctus, carcinome, qui n’étaient qu’évoquées obliquement dans Les années…  Le père de «l’élève X»  refusait le soleil de l’été, on  ne nous disait pas pourquoi; la fille de Johannes nous apprend, de son père, qu’il a eu un frère jumeau, qu’elle n’a connu que presque aveugle et cloué dans un fauteuil roulant.
Nous avons peut-être la même maladie.  Mes yeux aussi deviendront sans couleur. Nous n’avons pas les yeux forts… 
Mais il est d’autres choses encore qui ne seront pas nommées. Les mots peuvent être si trompeurs.

La langue, dans  Les années bienheureuses du châtiment, était déjà remarquable par sa concision. Dans Proleterka, encore plus.
Proleterka est écrit en phrases courtes, avec peu de commentaires, comme l’album de naissance légué par Johannes.
Comme si les années avaient appris à Fleur Jaeggy à se méfier encore davantage des mots.
On nous dit qu’au commencement était le Verbe? Moi j’ai appris qu’au commencement était le mensonge, nous dit Fleur Jaeggy. Elle nous le dit entre les lignes. Comment user de toujours moins de mots? Ce seront souvent des demi-phrases, des propositions dépouillées de privées de orphelines de verbe.

La langue maternelle de Fleur est l’italien, pourtant la langue allemande paternelle ne lui est pas moins familière; comme c’est étrange, elle en fait la remarque à mainte reprise dans le roman, «en allemand, cela sonne différemment, comme plus réel».
«Ma voix change d’intonation. 
Je m’aperçois que je parle allemand. 
Comme si cette langue m’était imposée». 
Et dans le roman sont cités beaucoup de mots, de phrases (courtes) en allemand, suivis de leur traduction, pour souligner l’étrangeté, la distance.

La mère et le père, Johannes et sa femme, n’ont jamais parlé la même langue, ni au propre ni surtout au figuré, nous finissons par le comprendre.
« Ma mère n’a jamais eu besoin de se confesser, ni à moi, ni à mon père Johannes, ni à d’autres. […] Elle n’a pas eu d’amour pour la vérité, « Wahrheitsliebe », ma mère. En allemand, c’est un mot composé. Le pasteur aussi, dans l’homélie de l’adieu, avait utilisé quelques mots composés. Par exemple: Leidtragende
« celle qui porte la douleur ». C’est ainsi qu’il s’est adressé à la fille de Johannes. […] J’ai préparé un minuscule dictionnaire des mots allemands qui ont changé un destin. Qui ont changé le cours d’une vie. Par son caprice, le destin a laissé prononcer et répéter le mot amour, amour de la vérité, jusqu’à l’extinction du mot et de sa signification.»  

Le temps passe et on découvre des secrets, on les découvre quand ils ne peuvent plus rien changer, quand ils ne servent plus à rien. Des couches superposées de secrets de famille, de papiers de famille.
Des papiers à plat dans des tiroirs, séparés par des sous-main de cuir.
La fille de Johannes a-t-elle eu une grande sœur mort-née, qui aurait porté le même nom qu’elle? Peut-être, ou peut-être pas: c’était peut-être une méprise du pasteur à qui un jour on a demandé un certificat de baptême. Peut-être le sentiment qui a toujours habité la fille de Johannes, que quelqu’un d’autre essayait d’exister à travers elle, vient-il d’ailleurs. On ne peut jamais être sûr. Il faut compter avec tant d’éléments irrationnels, incontrôlables, la distraction d’un pasteur qui a pu se tromper en consultant un registre, les langues qui essaient de dire la même chose avec des mots différents, la maladie, la passion idolâtre pour la vérité qui peut frapper comme une maladie, sans souci de faire mal.
Au commencement était le Verbe? Moi j’ai appris qu’au commencement était le mensonge, nous dit Fleur Jaeggy. En allemand, le verbe est à la fin des phrases. Alors c’est à la fin du livre que la romancière place ce que dans la langue de la Création on appelle le Verbe et qu’on met au commencement, le Fiat, l’acte générateur. 
Qu’elle expose le mensonge.


C’est la fin du voyage. 
Sur le programme, il y a écrit: « Auflösung ». 
Cela signifie aussi: dissolution.


Toutes les citations (en vert) sont tirées de Proleterka.
(Proleterka, Adelphi, 2001) 
traduit de l'italien par Jean-Paul Manganaro 
(Gallimard, 2003) (ISBN 2-07-076704-3)

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