vendredi 16 août 2013

In Perky Pat's salad days



Algésiras, notre amie à tous, nous fait part, dans un récent billet, de son inquiétude: jusqu'à quel point sont-elles addictives, ces fameuses vidéos, que je la laisse décrire dans les termes de son choix:
"y'a des japonais sur youtube qui se filment en train de jouer avec leurs re-ments (en fait ils présentent leur collection, tout simplement). Re-ment est une marque de miniatures en plastique assez réalistes et concentrée principalement sur la bouffe. Les vidéos donnent l'impression de voir des géants (enfin, juste leurs mains), qui jouent à la dînette."

Et de citer des exemples, à voir sur youtube: ici, , et ...
À juste tire, elle s'interroge:
"Ce que je n'arrive absolument pas à m'expliquer, c'est pourquoi c'est aussi addictif. Ca a un effet hypnotique et calmant. Au bout de la 5eme video tu te dis "mais qu'est-ce que je fous"? Au bout de la 20eme, tu te dis "il m'en faut d'autres". -_-;; Est-ce que c'est parce que ça ramène à l'enfance? Je sais pas, mais je ne suis pas la seule, si j'en crois les millions de vues."

Que lui dire, amis lecteurs?
Ne lui devons-nous pas la vérité?
La révélation ne sera-t-elle pas trop terrible?

Des géants (enfin, juste leurs mains),
qui jouent à la dînette

Les travaux du psychologue Alton J. DeLong montrent que la manipulation d'objets d'usage quotidien, mais reproduits en miniature, a des effets surprenants sur le psychisme.
Merci à Chris Kearin, qui, en citant, sur son blog Dreamers Rise, un essai de Douglass W. Bailey (consacré à la pérennité millénaire de la pulsion, chez les humains, à produire des miniatures, et qui mentionnait cette étude), m'a aiguillé vers cette piste!
Pour rester simple: quand notre attention se focalise sur des objets  de taille réduite,  nous entrons dans un autre monde, dans lequel notre perception du temps est altérée et nos capacités de concentration sont affectées.
Dans une série d'expériences, menées tout au long des décennies 1980 et 1990, à l'université du Tennesse puis à celle du Texas, DeLong a établi que lors qu'on demande à des sujets de s'imaginer dans un monde où tout est à une échelle plus petite que dans leur environnement habituel, ou quand on les place dans un environnement construit à une échelle plus petite que la normale, ils avaient la sensation que le temps avait passé plus vite qu'il ne l'avait fait en réalité.
Ces expériences ont donné des résultats similaires avec des enfants d'âge scolaire et avec des étudiants de l'université. Significativement, les participants à ces expériences n'avaient pas conscience de l'altération de leur perceptions.

Edward T. Hall,  anthropologue,  résume ainsi ces expériences:

 DeLong created environments that were 1/24 th, 1/12 th, 1/6 th and full scale, then had his subjects "project" themselves into the test environment and imagine interacting with the human figures he had placed in there. The subjects indicated when they thought thirty minutes had passed, while De Long kept track of the actual time. The result was that subjects who were "in" the 1/6 th scale room had sixty minutes of subjective experience in ten minutes. Similarly, five minutes elapsed for a sixty minute experience in the 1/12 th scale room, and two and a half minutes in the 1/24 th scale room. Apparently our sense of time is predicated on relative movement through space. If our subjective sense of time is to remain constant, then, being in a smaller space requires speeding up to get in a "normal amount" of movement and interaction in the limited space available. 
(Edward T. Hall, The Dance of Life, pp. 136-138; cité par David Gordon et Graham Dawes dans Expanding your World)

"DeLong conçut des environnements aux échelles 1/24, 1/12, 1/6 et enfin 1/1; il demanda ensuite à ses sujets de se "projeter" dans ces environnements et d'imaginer des interactions avec les figurines qu'il y avait placées. Il était demandé aux sujets, chaque fois qu'ils estimaient que trente minutes s'étaient écoulées, de le signaler à l'expérimentateur, tandis que DeLong mesurait précisément la durée écoulée. Les sujets qui avaient eu à se projeter dans un environnement au 1/6 avaient vécu soixante minutes d'expérience subjective en dix minutes. Cinq minutes étaient perçues comme soixante dans la pièce à l'échelle 1/12, et deux minutes et demi dans celle au 1/24. Apparemment notre sens de la durée est relié à l'ampleur de nos déplacements dans l'espace. Notre perception subjective du temps restant constante, occuper subjectivement un espace plus petit nous fait accélérer le temps pour faire correspondre la durée perçue à la quantité de mouvement et d'interaction "normalement" permise dans l'espace limité qui nous est accessible."


Cette illustration permet de visualiser 
l'effet  de "rétrécissement subjectif"
produit sur le cerveau humain par le passage d'un environnement
à l'échelle 1/1 à un environnement à 'échelle 1/6.

Avisé lecteur, 
tu sais déjà que bien avant ces expériences menées de 1980 à 1994 
- en 1963 précisément - Philip K. Dick
dans la nouvelle The days of Perky Pat 
- récit encore assez classiquement dystopique mais aussi matrice du Dieu venu du Centaure (The Three Stigmata of Palmer Eldritch), roman dans lequel il devait plus tard développer l'idée dans des directions inattendues - 
l'avait annoncé:
dans moins d'un siècle, nos descendants, réduits à se terrer dans les cités-puits des futures colonies de Mars ou de Saturne, vivront par procuration, pendant les maigres loisirs que leur laissera l'exploitation des ressources minières exogènes dont dépendra alors le futur de l'humanité, des aventures d'un romanesque désespéré avec leurs minuscules compagnes, les poupées Perky Pat.

Illustration de Steve Young pour
The Three Stigmata of Palmer Eldritch

Quel terrible destin que celui d'un précog comme Philip Kindred Dick.
Bien qu'il fût dépourvu des brillants titres universitaires d'un DeLong ou d'un Hall,  on a toutes raisons de croire que ses étonnantes facultés psi (en particulier ses capacités de précognition) le signalèrent dès 1956 à l'attention d'un groupe d'investisseurs peut-être venus du futur - ou peut-être pas: la controverse à ce sujet est loin d'être éteinte. Les exégètes de l'œuvre de Dick s'accordent plus ou moins, cependant, pour désigner cette entité du nom de Combinat.
Sur les termes exacts de l'accord qu'ils lui proposèrent, on manque encore cruellement d'éléments: seules traces de leurs échanges dans les archives de l'écrivain, quelques fragments de carton d'emballage portant des phrases ambiguës, un vieux miroir rayé, des annotations d'une main non identifiée sur certains manuscrits, des ébauches de lettres faisant de vagues allusions à des engagements plus vagues encore…
Ce qui est établi (cela ressort d'un brouillon de 1962 qui pourrait aussi bien être celui d'une nouvelle encore à écrire que celui d'un mémo destiné à une société de conseil en développement), c'est que l'écrivain californien estimait que pour mieux contrôler le marché (encore purement hypothétique à cette date) de figurines au 1/6 et au 1/12, dont l'identité commerciale elle aussi restait à définir, ainsi que des accessoires associés, les ayant-droits de ces produits devraient employer des précogs qui évalueraient leur future popularité. Cette idée à elle seule était, à  l'époque, assez révolutionnaire.

Je vous fais grâce des spéculations qu'aujourd'hui encore cette théorie suscite dans le pléthorique fandom de l'écrivain. Selon une hypothèse communément admise, pour complaire à ses commanditaires si soucieux d'anonymat, il dut déguiser ses visions prospectives en romans de science-fiction. Peu à peu, cette production de textes codés prit le pas sur ses autres activités littéraires. Les allusions contenues dans la nouvelle The days of Perky Pat (pourtant passée presque inaperçue lors de sa parution) ayant paru trop transparentes aux spécialistes de la sécurité du Combinat. des pressions de moins en moins discrètes furent exercées sur l'écrivain pour qu'il altère la trame de ses récits d'anticipation: pendant de longs mois, Dick reçut des messages par les canaux les plus divers, billets à l'intérieur d'emballages de pizzas, graffitis sur le miroir de sa salle de bain, phrases à double entente dans les bulletins météo. En 1965, pour donner des gages à ses employeurs, il choisira de brouiller les pistes en truffant  Le Dieu venu du Centaure de clichés empruntés au space-opera le plus conventionnel - métamorphes Proxiens, modes décadentes, gadgets cybernétiques omniprésents, arguties pseudo-théologiques - et obtiendra ainsi un peu de répit. Cette stratégie d'offuscation, qu'il perfectionna continuellement dans les deux dernières décennies de sa carrière, si elle semble avoir apaisé les craintes de ses mystérieux employeurs, eut aussi pour effet, ironiquement, de lui aliéner une partie de ses lecteurs férus de science-fiction plus classique. C'est ainsi que le plus grand visionnaire du siècle dernier laissa l'image d'un conspirationniste illuminé à sa postérité immédiate.

Philip K. Dick
par Robert Crumb


Déjà, pourtant, au moment même où vous lisez ceci, des prévisionnistes (des précogs?) au service de ce qui n'est pas encore le Combinat,  mais qui le deviendra et qui au siècle prochain commercialisera ces brimborions funestes, travaillent dans l'ombre à définir avec quels consommables leurs successeurs devront accessoiriser Pat pour que son interaction avec ses partenaires humains atteigne une une efficacité maximale: moule à manqué? théière de Wedgwood? porte-jarretelles à dentelles tuyautées? fauteuil Saarinen, ou banquette Chesterfield? Ces études de marché laissent des traces un peu partout sur le net, impossibles à relier entre elles mais si omniprésentes qu'elles définissent déjà une mode, ou du moins une ensemble de trends; je n'encombrerai pas cette section avec des liens, vous trouverez bien vous-mêmes.

Pendant ce temps, dans le laboratoire de neurosciences du  Karolinska Institute de Stockholm, les  professeurs Ehrsson et Van der Hoort poursuivent les travaux entamés par Alton DeLong, plus loin, toujours plus loin, dans la voie qui mènera au futur décrit dans Le Dieu venu du Centaure. Eux travaillent sur un aspect particulier de la proprioception: la perception intuitive de la taille du corps. Bientôt les barrières de taille qui séparent les humains des poupées seront abolies et la projection dans un espace-temps altéré où la durée subjective sera multipliée ad libitum sera une procédure routinière.
Dans un futur proche, et sans qu'il soit besoin que des extra-terrestres débarquent, nous serons tous si absorbés par nos petites poëles à frire et nos minuscules moules à gâteaux, nous passerons chaque nuit tant d'années subjectives entourés de nos tribus virtuelles, nos familles idéalisées, nos petits pois et leurs inséparables compléments, les princesses,  que nous perdrons complètement de vue que nous creusons douze heures par jour des galeries de mine.

Et dans cent ans, aux colons martiens fourbus et désabusés qui recueilleront les bribes de notre héritage, ces jours brumeux d'été où il nous arrivait d'abandonner quelques instants nos claviers pour jouer avec nos woks et nos turbotières en plastique, nos artichauts et nos broccolis de silicone, sembleront un lointain paradis perdu, un âge d'innocence.



Toutes les images illustrant ce billet 
(à l'exception du portrait de Philip K. Dick par Robert Crumb
sont © The Perky Pat and Connie Companion Products ltd.

7 commentaires:

Algésiras a dit…

Ha! Merci pour cette enquête très riche! Tout s'explique. C'est les japonais qui jouent avec notre cerveau pour nous maintenir dans un espace réduit où le temps passe plus vite. Ca ne m'étonne pas d'eux tiens. Une société qui aime autant le poupées, rien ne peut en sortir de bon à la longue. è_é

Tororo a dit…

Merci à toi, d'avoir soulevé ce lièvre! Comment ferait-on, pour dénoncer les complots spatio-temporels du futur s'il n'y avait pas des internautes vigilants pour porter un regard critique sur ce qui passe sur youtube?
Je te laisse, j'ai une paella en vinyl à servir, tu sais ce que c'est, ça n'attend pas.

Fresca a dit…

Wonderful!
And it is all true.
(I am belatedly reading--in Google Translate––your posts tagged "poupee".)

After all, this (paragraph below, at end) describes my life--or, my nights, as I fall asleep surrounded by my "virtual tribe" of little dolls...
(But they, alas, own no cookware or plastic food.)

And I had just been writing/thinking about the more time I spend with Penny Cooper and the Orphan Reds, the less time I think about work and its stupidities.

This is the paragraph:

"In the near future, and without the need for aliens to land, we will all be so absorbed by our little frying pans and our tiny cake pans, we will spend so many subjective years every night surrounded by our tribes virtual, our idealized families, our peas and their inseparable complements, the princesses, whom we will completely lose sight of as we dig mine galleries twelve hours a day."

Tororo a dit…

Thanks for visiting, Fresca!
Perhaps I should post more about dolls, what do you think?
I, too, feel so much better in the company of dolls!
As a side note: I'm afraid that Google Translate got the last sentence in the parpgraph you quoted, totally wrong: it actually means "… so that we will completely lose sight of the fact that we dig mine galleries twelve hours a day."

Tororo a dit…

"parpgraph", ha!

Princecranoir a dit…

Je me souviens maintenant, PK dick avait tout compris en effet !

Fresca a dit…

TORORO: Ah, yes, I thought that last sentence was mangled, but the general idea came through...
YES, please post more about dolls! I am seeing them everywhere now--they do not always look like dolls, but some kind of little sprites in physical form. :)