dimanche 25 août 2013

Celui qui regarde le plan de la ville de son enfance, et ne comprend pas


« Rue Traversière », me dit-on, 
dans une galerie de peinture - c’est une après-midi, près de la vitre, je vois les murs gris dehors, les passants de la rue Jacob - 
« Rue Traversière, ah, je l’ai bien reconnue dans la page que vous lui avez consacrée, car moi aussi, savez-vous, j’ai habité là, dans votre ville, autrefois. 
Et que j’aimais ce silence, et que ces maisons bourgeoises…
 - Bourgeoises, non. C’est une rue des plus pauvres.
- Mais pas du tout! Je m’en souviens si bien. Et des jardins clos, des arbres… l’ancien parc de l’Archevêché, à deux pas.
- Le parc de l’Archevêché, mais non, c’est le jardin botanique. »

Et nous continuons à parler ainsi, et c’est évoquer un quartier que je connais bien, lui aussi, car j’y ai vécu à l’adolescence - allant au lycée alors, traversant parfois ce parc de l’Archevêché presque toujours tout à fait désert au débouché de rues vides. Moments miroitants, dangereux, où j’avais tentation de pousser un cri, de toute ma voix, pour me prouver qu’à ma façon j’existais, pour vérifier que ces longues suites de «particuliers» et de jardinets d’où ne perçait aucun mouvement, d’où ne venait d’autre bruit que de l’éternel piano lointain où tâtonnait une gamme, ce n’était pas dirais-je même un décor, non, pire, la cristallisation d’une matière inconnue, aux fenêtres comme des taches privées de sens, aux portes sourdes comme leur pierre. 
Pousser un cri, faire que ces rideaux bougent, ce piano cesse, puis dévaler en courant, le cartable avec tous les livres battant le dos, vers la petite maison d’alors, près du canal, où mon père vient de mourir. Je connais bien ce quartier, ce n’est pas la rue Traversière.


Ce n'est pas celle-ci.

À moins que… 
Je sais, d’une certitude si absolue, et depuis si longtemps, que la rue Traversière s’en va vers l’Ouest, dans les faubourgs, parmi les premières cultures,  dans l’humidité des lilas et du bruit des pompes! 
Et j’y suis passé il y a même si peu d’années, quand la ville de mon enfance a reparu puis s’est dissipée à nouveau! Pourtant l’idée que je me trompe, à son propos, vient d’entrer en moi, et prend place.
Je rentre, à la maison d’aujourd’hui, et je cherche le plan que j’ai gardé de la «sombre ville», un plan qui fut beaucoup consulté, jadis, je le vois bien, mais soigneusement, et qui s’usa mais fut réparé, au verso, avec d’épaisses bandes collantes, couleur papier d’emballage. Il s’ouvre encore, les mots et les tracés se reforment, à nouveau est parlée cette langue morte, aux carrefours. 
C’est vrai, la rue Traversière est à l’est, dans les quartiers riches. 


Celle-là non plus.

Et là, en direction des banlieues informes, comment s’appelle donc la rue que j’ai suivie il y a six ou sept ans encore, méditant l’importance qu’elle avait eue dans ma vie?
Je regarde, de tous mes yeux, embués, et ne trouve rien. Car voici bien plusieurs rues qui vont au couchant, longues, un peu zigzagantes, comme d’anciens chemins qu’aurait mal redressés la ville, mais il me semble que je les connais à la perfection chacune, et aucune n’est celle que je revois si distinctement dès que je clos les paupières. Et quant à d’autres, ailleurs, une ou deux dont le nom étrange eût pu retenir la qualité «traversière», et se dissiper en elle, plus tard: eh bien, la rue de la Fuye, qui me revient brusquement, est tout de même trop loin du jardin des bêtes et des essences - en somme, ce Botanique, c’était un peu le jardin d’Eden -, elle se perd au sud dans las voies ferrées…. Où donc est cette rue, que je sais de tout mon être, qui est, et comment se nomme-t-elle? Quelle est sa place réelle dans le réseau des lieux tout aussi réels, qui semblent pourtant l’exclure?
En me posant ces questions, ici, sur la page blanche fameuse, me répétant mon étonnement mais non sans choisir mes mots, je sais que c’est encore de l’écriture, cela, je sais que ces notations nouvelles ne font que continuer Rue Traversière, l‘autre récit, et sauvent un souvenir de n’être rien qu’une erreur en compliquant, en aggravant un poème. Pourtant, et je demande qu’on me croie, l’énigme que je formule est dans ma vie aussi bien, l’étonnement va durer plus que les mots qui le disent. J’ai beau écrire, je suis aussi celui qui regarde le plan de la ville de son enfance, et ne comprend pas.


Mercure de France, 1977 

Les photos de ce billet sont, l'une de Berenice Abbottl'autre d'Izis.

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