mardi 24 janvier 2023

Nombreux amis (Yoko Ogawa, La formule préférée du professeur)


En disant "les théorèmes qui sont là", 
il avait désigné le point dans l'espace 
qu'il fixait toujours lorsqu'il réfléchissait. 
La formule préférée du professeur


C’est une expérience curieuse de lire La formule préférée du professeur (博士の愛した数式, Hakase no ai shita suushiki) quelques jours après avoir vu Memento, de Christopher Nolan, dont le principal ressort dramatique est l'amnésie: on pourrait en dire autant de La formule préférée du professeur, puisque le Professeur en question souffre de troubles de la mémoire à court terme, sauf que...
"Ressort dramatique", à propos des deux récits, ne désigne pas la même chose: dans le cas de Memento, ce n'est pas le sujet; le sujet de Memento est la manipulation - des images, des mots, des sentiments - plutôt que la perte de mémoire, utilisée plutôt comme un artifice narratif. La formule préférée du professeur en revanche, ne s'intéresse qu'au rapport affectif que nous entretenons avec les souvenirs, que nous ayons bonne mémoire ou pas. Mémoire ennemie dans un cas, mémoire amie dans l'autre.

Le Professeur se souvient de choses advenues il y a longtemps, mais sa mémoire récente ne va pas au-delà de quatre-vingts minutes: ce qui s'est passé immédiatement avant, il l'oublie au fur et à mesure. Pensez-vous que vous auriez vécu l'après-midi d'hier de la même façon si vous aviez oublié, quand il a commencé, quel temps il faisait quand vous vous êtes habillé le matin?
Ce pull d'une couleur bizarre que vous portez en ce moment, ce sont bien les souvenirs qui lui sont attachés qui vous le font préférer à l'autre pull, le bleu, dont tout le monde vous dit qu'il vous va mieux au teint?

Dans ce roman de Yoko Ogawa, trois personnages principaux: le professeur, qui pose des questions (souvent à propos de choses qu'il a oubliées) et a beaucoup de réponses à offrir, le petit garçon qui trouve des questions à poser et aime bien chercher des réponses, la narratrice (la mère du petit garçon et l'aide-ménagère du professeur) qui se souvient de beaucoup de choses (c'est pour ça que c'est la narratrice).
On évoque souvent,  dans ce livre, les mathématiques et le base-ball: pas de chance pour toi, Tororo, qui n'entends rien ni aux unes ni à l'autre! êtes-vous sans doute en train de vous dire; mais non, tout va bien, tout est expliqué simplement, les questions de mathématiques comme celles de base-ball:
- C'est quoi un coup de base? 
- Le nombre de bases prises par hit. A la première base c'est 1, à la deuxième c'est  2, la troisième 3. Alors, si c'est un home run, ça fait?…
- 4.
- Bonne réponse.

Les trois personnages s'entendent bien, ce qui peut surprendre, car on a parfois l'impression qu'ils n'habitent pas la même planète. Quand le professeur parle de ses amis, il parle de théorèmes et d'objets mathématiques. Des gens, il en a rencontré aussi, dans sa vie, mais il a oublié leur nom.
Le petit garçon...  il a une planète rien que pour lui, comme tous les enfants.
La narratrice n'a pas autant d'amis que le professeur, mais elle a bien davantage de souvenirs; des souvenirs de tous ordres, certains sont les souvenirs de choses infimes, car elle est observatrice (elle arrive à voir les cigales immobiles sur les troncs d'aogiri, ce qui demande de bonnes facultés d'attention), et parmi les petites choses dont elle se souvient, il y a:
le jour où elle a fait des petits pains,
le jour où, dans le journal, on a publié un article sur le père de son fils, qu'elle n'a jamais revu depuis qu'elle s'était aperçue qu'elle était enceinte; elle a gardé, bien rangée, la coupure du journal, un jour peut-être le petit garçon sera-t-il content de la lire. Ça lui fera un souvenir de plus: le petit garçon a bonne mémoire (et, rassurons sa mère qui se fait un peu de souci à ce sujet: il est parfaitement capable de se faire des amis).
Quant à Yoko Ogawa, je soupçonne qu'elle a à la fois des amis et des souvenirs, car ce sont deux sujets sur lesquels elle écrit bien.

Le professeur:
- S'il vous plaît, ne pleurez pas. 
Les nombres triangulaires sont si beaux.


traduit par Rose-Marie Makino-Fayolle, 
Actes Sud, 

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