jeudi 21 mars 2019

Apprenons à détecter les incursions de Nabokov dans notre espace privé



Ce jour terne n’était plus qu’une bande jaune pâle dans le couchant gris, quand, obéissant à une impulsion, je résolus de rendre visite à mon ancien maître d’études.
Comme un somnambule, je gravis les marches familières et frappai machinalement la porte à demi ouverte portant son nom. D’une voix qui était un iota moins brusque et un rien plus caverneuse, il me dit d’entrer.

Je me demande si vous vous souvenez de moi…
commençai-je, tout en traversant la pièce sombre où il était assis près d’un bon feu.

Attendez un peu,
dit-il en se retournant lentement sur son fauteuil bas,
il ne me semble pas…

Il y eut un sombre craquement, un bruit fatal de vaisselle broyée; je venais de marcher dans le service à thé qui se trouvait au pied de son fauteuil d’osier.

Oh! mais si, bien sûr,
dit-il,
je sais qui vous êtes.


Vladimir Nabokov, Autres rivages 
(Conclusive Evidence, 1947), 
traduit de l’anglais par Yvonne Davet, 
Gallimard, 1961

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