lundi 24 avril 2023

Pourquoi les souvenirs d'Éric Losfeld tiennent dans un seul tome

 Dans un précédent billet sur les mémoires d'éditeur d'Éric Losfeld, je posais la question: aimait-il les livres? Sans doute; mais apparemment, même dans l'édition il n'y a pas d'amour heureux.

Pendant toute une période de ma vie, j'ai beaucoup lu, je lisais un livre par jour. Par la suite, j'ai beaucoup moins lu, parce que lorsque je lisais un bon livre paru ailleurs, cela me faisait rager. J'en étais jaloux. Je suis très possessif, très impérieux. Dans les dernières années, j'ai regretté de ne pas avoir publié Les Immortelles, de Pierre Bourgeade, que j'ai publié seulement dans sa version théâtrale, ou encore le livre de Robert Antelme, son seul livre, mais quel livre! L'Espèce humaine, l'ouvrage le plus émouvant, le plus déchirant sur la déportation.
[...]
J'aurais aimé être l'éditeur d'Histoire d'O, et celui du Voleur de Georges Darien. Ce dernier livre, Jean Galtier-Boissière, qui fut le véritable redécouvreur de Darien, me l'avait proposé à une époque où ma trésorerie était au plus bas. Je me serais réjoui d'être l'éditeur des œuvres complètes de Francis Picabia, enfin réunies depuis lors chez l'éditeur du présent ouvrage*. J'aurais passionnément désiré publier La Négresse muette de Michel Bernard, paru chez Christian Bourgois, le Raymond Roussel de François Caradec, paru chez Pauvert, le Jarry de Noël Arnaud, paru à La Table Ronde; les Poésies de Blanchard, parues chez Plasma; Raconte pas ta vie de Marcel Duhamel, au Mercure de France; La Maison de rendez-vous  de Robbe-Grillet, aux éditions de Minuit; Les meilleurs dessins de l'Assiette au beurre chez Simoën; Madame Putiphar chez Régine Deforges; les volumes de l'Histoire de la poésie de Robert Sabatier chez Albin Michel; L'Enfant nue de Frantz-André Burguet chez Gallimard; Sexus de Henry Miller chez Buchet-Chastel; Le Château de Cène de Bernard Noël chez Martineau; l'Histoire du surréalisme de Maurice Nadeau aux éditions du Seuil; Une femme par jour de Walter Lewino chez Albin Michel; et Roberte ce soir de Klossowski paru aux éditions de Minuit (encore, de ce dernier ouvrage, puis-je dire que j'ai distribué la monnaie vivante, entre chair et cinéma).
J'aurais aimé mettre mon nom sur la couverture de Thérèse de José Pierre, paru au Soleil Noir. Mais un deuxième tome ne suffirait pas à énumérer mes frustrations éditoriales. 

*c'est à dire Pierre Belfond

Et voilà pourquoi c'est à l'imagination des lecteurs qu'est laissé le soin de dresser une liste (conjecturale) des frustrations d'Éric Losfeld.

Voyez comme la vie est faite: John Coulthart, amoureux de tout ce qui est graphique, consacre justement aujourd'hui un billet à un des projets de bande dessinée (en français dans le texte) menés à bien par Le Terrain Vague,  projet qu'on peut sans mystifier le lecteur potentiel qualifier de pharaonique (ne serait-ce qu'en raison du nombre d'égyptiens et d'obélisques figurant dans l'album): l'énorme et longtemps introuvable Saga de Xam de Nicolas Devil (et al.), qui vient d'être réédité par Revival.

Éric Losfeld, Endetté comme une mule  
ou la Passion d'éditer, Paris, Éditions Belfond, 1979
Réédition: Endetté comme une mule,
avec une préface de François Guérif, Tristram, 2017


dimanche 23 avril 2023

Entre amateurs d'art éclairés

 Continuons de feuilleter le bouquin d'Éric Losfeld, Endetté comme une mule, d'accord?
En 1967, la librairie Losfeld déménage rue de Verneuil! Le libraire-éditeur décide d'annoncer l'événement en grand style, dans un prospectus qui commence ainsi:

UNE VISITE À LA GRANDE LIBRAIRIE
"LE TERRAIN VAGUE"

Parmi les curiosités de Paris, la librairie de M. Éric Losfeld est au nombre des plus attrayantes. On entre: l'impression d'immensité ressentie est intense... Tournons à gauche, voici de vastes rayons où les plus grands écrivains, connus et méconnus, ont laissé un témoignage de leur génie. Tournons à droite, notre émerveillement ne fait que croître à la vue d'autres livres, d'auteurs différents, mais qui ne le cèdent en rien, sur le plan de la qualité, à ceux de gauche.

Et ça continue sur plusieurs paragraphes, parmi lesquels brille cette pépite:

Au-dessus de l'étage des livres, on trouve les autres rayons auxquels le visiteur peut accéder par l'un des escaliers à quatre révolutions figurant l'Épargne, la Confiance, l'Abondance et le Travail.

Losfeld poursuit:

Un après-midi, je reçois un client très distingué, du genre amateur d'art éclairé, qui manifeste un grand effarement devant l'exiguïté des locaux et me demande, en toute simplicité, à accéder à l'escalier à quatre révolutions. Je me marre, lui explique qu'il n'a rien compris aux finesses du texte, et il part en claquant la porte. Un mois plus tard, je suis convoqué chez le juge d'instruction: le con avait déposé une plainte pour publicité mensongère. La plainte n'a pas dépassé le bureau du juge et j'ai bénéficié d'un non-lieu.

De toutes les procédures judiciaires passées en revue dans le livre c'est sans doute celle qui eut l'issue la plus satisfaisante; pourtant, Losfeld les rappelle toutes avec la même bonne humeur.


Éric Losfeld, Endetté comme une mule  
ou la Passion d'édite
r, Paris, Éditions Belfond, 1979
Réédition: Endetté comme une mule,
avec une préface de François Guérif, Tristram, 2017


samedi 22 avril 2023

Des soupçons confirmés

 C'est la publication d'un ouvrage intitulé Le Gigot, sa vie, son œuvre (encore de la bidoche, me demanderez-vous? je n'y peux rien, c'est un fait historique) écrit par l'un, édité par l'autre, qui les fit se rencontrer: et dès ce moment, Éric Losfeld ressentit pour Benjamin Péret une sympathie qui se révéla réciproque et ne faiblit jamais; après la mort prématurée de Péret, Losfeld entreprit la publication de ses Œuvres complètes. Sans doute l'auteur de Trois cerises et une sardine et celui de Cerise ou le moment bien employé était-ils faits pour se comprendre. Les mémoires de Losfeld sont parsemés de récits de petits miracles liés d'une façon ou d'une autre à Benjamin Péret:

Il faut remarquer que cette mutation de la réalité, grâce à la voyance du poète, devient en fait, hors de l'écriture, réalité banale. En 1923, Benjamin publiait un texte en prose intitulé Au 125 du boulevard Saint-Germain dont on peut extraire ces lignes:
"...Aussitôt, la pensée leur vint qu'un crime avait été commis à cet endroit. Une baignoire, jetée d'un quatrième étage et venant s'écraser à leurs pieds, confirma leurs soupçons."

Or, quelques jours après la publication de ce récit, Pierre Naville attestait dans la Revue européenne que "les journaux annoncèrent qu'une baignoire avait été projetée dans la rue par l'éclatement d'un chauffe-bain au 125 du boulevard Saint-Germain, et qu'elle avait écrasé dans sa chute une femme enceinte qui passait d'aventure..."

Bon, je répète ce que j'ai lu, je n'étais pas boulevard Saint-Germain ce jour-là; mais ce doit être vrai, puisque c'est dans un livre, non?  Et pas n'importe quel livre:

Éric Losfeld, Endetté comme une mule  
ou la Passion d'éditer
, Paris, Éditions Belfond, 1979
Réédition: Endetté comme une mule,
avec une préface de François Guérif, Tristram, 2017

vendredi 21 avril 2023

La recette de succès d'un romantique oublié

 Il y aurait beaucoup à citer du livre de souvenirs d'Éric Losfeld, Endetté comme une mule: on y trouve de tout, littéralement de tout. Des considérations sur le métier d'éditeur, évidemment, et sur l'art délicat de l'endettement; sur différentes "affaires", certaines judiciaires, d'autres pas; sur les rapports ambigus entre l'autobiographie et la mythomanie, entre la dipsomanie et la graphomanie, sur des coïncidences heureuses, sur de malheureux concours de circonstances; des gentillesses et des vacheries, en parts presque égales, sur les centaines de gens qu'il a côtoyés, et encore bien des choses qui n'entrent dans aucune des catégories ci-dessus. Il y a même une blague belge (une seule, il faut bien la chercher). Surtout, il est question de livres, de livres et encore de livres. Il devait aimer ça, les livres, Losfeld, c'est pas possible autrement.
Et voilà que je tombe sur une page qui me fait ressouvenir qu'il y a bien longtemps que je n'ai rien posté sous la rubrique "À table!" - où je range surtout des recettes picorées dans des livres où  l'on ne s'attend pas forcément à en trouver. Réparons cette carence; nous venons de sortir du carême, voilà l'occasion:

On doit pouvoir encore dénicher chez José Corti, qui l'a réédité, sous couverture rose rosbif, un charmant petit livre d'autrefois que Philippe Audoin tient en grande estime. Il n'y est pas tellement question de ripailles, mais l'auteur, Émile Cabanon, un romantique oublié, avouait n'avoir pas trouvé de titre pour son roman, et l'avait astucieusement, quoique abruptement, conclu par une recette de cuisine, qui devait lui valoir un succès auprès des cordons-bleus. D'ou le titre accrocheur: Un roman pour les cuisinières. 

Hélas, Losfeld ne cite pas cette recette romantique conclusive. Il se rattrape ainsi:

Je pratiquerai le même genre de collage littéraire, en vous livrant ici la recette du pot-au-feu de René Girard:

Vous prenez un morceau de paleron que vous mettez dans la saumure pendant trois jours. Vous le faites cuire avec les légumes habituels. La saumure a la particularité de faire affluer le sang à l'extérieur, de sorte que la viande a dans la bouche la texture normale d'un pot-au-feu, mais son apparence est rouge comme celle d'un rôti. Vous la servez coupée en tranches sur un lit de pâtes fraîches parfumées au basilic après l'avoir nappée d'un coulis d'écrevisses.

Si c'est trop cher pour vous, le paleron et le coulis d'écrevisses, ne vous en faites pas, les pâtes fraîches parfumées au basilic, c'est déjà très bon, vous savez.

 

Éric Losfeld, Endetté comme une mule
Belfond, 1979; réédition Tristram 2017
ISBN 978-2-35719-058-7

mercredi 19 avril 2023

Ceux que les dieux veulent perdre, ils commencent par les rendre fous

Un entrefilet dans Livres Hebdo:

Ernest M., responsable des droits étrangers aux éditions La Fabrique, a été arrêté à Londres dans la soirée du 17 avril au motif qu’il aurait participé à des manifestations en France et sous prétexte de vérifier qu’il n’est pas sur le point de commettre des actes terroristes, rapporte son employeur dans un communiqué. La Fabrique dénonce une complicité de la police britannique avec les autorités françaises et appelle à manifester devant le consulat britannique ce mardi 18 avril à partir de 20 h.

Informations complémentaires du Guardian:

“When we were on the platform, two people, a woman and a guy, told us they were counter-terrorist police. They showed a paper called section 7 of the Terrorism Act of 2000 and said they had the right to ask him about demonstrations in France.”
Moret had been arrested over his refusal to tell police the passcodes to his confiscated phone and laptop. He was transferred to a police station in Islington, north London, where he remained in custody on Tuesday. He was later released on bail.
A joint press release from Verso Books and Éditions la Fabrique condemned Moret’s treatment as “scandalous”. It said: “The police officers claimed that Ernest had participated in demonstrations in France as a justification for this act – a quite remarkably inappropriate statement for a British police officer to make, and which seems to clearly indicate complicity between French and British authorities on this matter.”

Fou, n'est-ce pas? Une même folie, une longue traînée de délires paranoïaques, semble se répandre d'État en État, ceux du Camp du Bien comme ceux de l'Axe du Mal, de ministère de l'Intérieur en services de la Sécurité. Quel dieu veut donc leur perte? J'ai soupçon que ce pourrait être Poséidon, qui n'apprécie guère qu'on prenne son royaume pour un champ d'épandage d'ordures, et qui est connu pour son caractère un peu vif. Mais il se pourrait aussi que ce ne soit pas le seul dieu en colère. Homère ne nous a-t-il pas prévenu: "Mars, dans la bataille, répand la confusion"?

vendredi 14 avril 2023

Une transaction de rêve

 

Je présente à un bouquiniste, sous tous les angles, une excellente affaire: un exemplaire de l'Oxford Dictionary of improprieties, inadequacies, contraventions, infractions, misdemeanors and missteps (en voilà, un titre programmatique!); dos, plats, je fais miroiter sa pimpante jaquette bleue et rouge, j'en vante l'état, "comme neuf"; et en effet l'extérieur est impeccable, mais quand je commence à tourner les pages je m'aperçois (zut, c'est bien le moment!) que les bords supérieurs des premières sont un peu gondolés et jaunis - exposés à l'humidité sans doute? Cela me contrarie, si je l'avais remarqué plus tôt j'aurais vanté d'autres qualités du livre, plutôt que son état. Est-ce un manquement? une impropriété? une inadéquation? un faux pas?

 

mardi 11 avril 2023

Encore des sentiers qui bifurquent

 

Benjamin Ferencz (1920-2023) avait beaucoup de choses importantes à dire: c'est à les dire, et à les répéter car il semblait parfois qu'elles tombent dans les oreilles de sourds, qu'il a occupé les trois quarts de cent trois années.


Maria Kodama (1937-2023) aurait certainement eu beaucoup de choses intéressantes à dire, mais elle ne les a sans doute pas toutes dites; il semble, en particulier, qu'elle ait omis d'indiquer précisément à qui devait revenir après elle l'héritage de Borges: une question dont on n'a sûrement pas fini de parler... 


jeudi 6 avril 2023

Gros Boulet

 N'y a-t-il que de mauvaises nouvelles en ce moment? Non! Béa Wolf, l'album de Zach et Boulet que vous attendiez depuis longtemps, est maintenant à portée de votre main dans toutes les bonnes librairies. Attention, il est très gros et peut être dangereux s'il est utilisé comme projectile: aussi ne le lancez qu'à bon escient (en cas de danger immédiat posé par un empêcheur de lire, par exemple).

 Béa Wolf, de Zach et Boulet, Albin Michel
 ISBN-10 ‏ : ‎ 2226479236
 ISBN-13 ‏ : ‎ 978-2226479235

 

mardi 4 avril 2023

Encore un mois qui commence mal

 

Triste premier avril: pas un seul de ces beaux gros canulars à l'ancienne mode, dont on comparait les mérites le lendemain en échangeant des sourires de connivence. Au lieu de cela, le 2 avril on nous annonçait la mort de Ryūichi Sakamoto, et on n'avait même plus envie de rire de cet étourdi de Gérald Darmanin, qui, fâché avec le calendrier, avait lâché deux jours trop tôt la grosse incongruité ("il n'y a pas de violences policières") qu'il gardait en réserve pour le jour des blagues.


Non content d'écrire des partitions inoubliables, Ryūichi Sakamoto, lui, n'hésitait pas à dire, quand on l'interviewait: "Je sais quand je dois me taire"