samedi 10 décembre 2022

Trois cents pages de Succès (Sebastian Knight, 4)

 Dans un paragraphe récapitulatif, on trouve cette phrase: "Tout le monde crut que la rencontre des deux joueurs d'échecs avait été fortuite".

Jorge Luis Borges, Examen de l'oeuvre d'Herbert Quain


Laissons encore la parole à V, pour nous présenter le premier succès public (et critique) de Sebastian, qui s'intitule - amusante coïncidence - Succès (nous serons amplement servis de ces bizarreries stylistiques dont nous parlions dans un précédent billet, et dont nous ne saurons jamais si elles appartiennent à V ou s'il les emprunte, consciemment ou non, à Sebastian):

Sebastian consacre les trois cents pages de Succès à l'une des investigations les plus compliquées qui aient jamais été entreprises par un écrivain. Nous apprenons qu'un certain voyageur de commerce, Percival Q..., à une certaine époque de sa vie et dans certaines circonstances, rencontre la jeune fille, assistante d'un prestidigitateur, avec qui il sera à tout jamais heureux.

[...]

Nous apprenons un bon nombre de choses curieuses. Les deux lignes qui ont finalement convergé vers le point de rencontre ne sont nullement les lignes droites d'un triangle, divergeant régulièrement vers une base inconnue, mais des figures ondoyantes, tantôt très espacées l'une de l'autre, tantôt se touchant presque. Autrement dit, il y a dans la vie de ces deux personnes au moins deux occasions où, sans le savoir, elles ont failli se rencontrer. Chaque fois, le destin semblait avoir préparé cette rencontre avec le plus grand soin, faisant des retouches à telle possibilité, puis à telle autre; masquant des issues et repeignant des poteaux indicateurs; resserrant peu à peu dans sa poigne l'ouverture du filet où les papillons cognaient leurs ailes; réglant le moindre détail et ne laissant rien au hasard. La divulgation de tous ces préparatifs secrets est fascinante et l'auteur semble avoir les yeux d'Argus quand il tient compte dans ses calculs des moindres couleurs du lieu et des circonstances. Mais chaque fois, une erreur minuscule (l'ombre d'une fêlure, le trou bouché d'une possibilité non surveillée, un caprice du libre arbitre) vient gâter le plaisir du déterministe et à nouveau les lignes divergent, avec une rapidité accrue.  C'est une abeille qui, le piquant à la lèvre, empêche à la dernière minute Percival Q... d'aller à la soirée où le destin, avec une difficulté infinie, avait trouvé le moyen d'amener Anne; c'est Anne qui, par un tour que lui joue son caractère, n'obtient pas le poste que le destin avait pris soin de rendre vacant à son intention au Service des Objets trouvés où le frère de Q... est employé. Mais le destin est bien trop persévérant pour se laisser décourager par un échec. Il parvient à ses fins, et par de si subtiles machinations qu'on n'entend même pas un déclic quand finalement les deux personnes sont mises en contact. 

Je n'entrerai pas dans plus de détails au sujet de cet intelligent et délicieux roman.

Tiens! Tu étais déjà là, toi? Bonjour, filet à papillons...

Et nous, nous sommes toujours plongés dans la lecture de La Vraie Vie de Sebastian Knight (de Vladimir Nabokov) - déjà évoquée dans dans plusieurs billets précédents.


2 commentaires:

Jourdan a dit…

Un roman qui interroge la part du destin dans la vie.Je le note car le thème du destin me semble bien traité.

Tororo a dit…

C'est un thème que Nabokov a traité dans beaucoup de ses romans, sous différents angles; avec une persévérance toute particulière dans Ada ou l'ardeur (qui est aussi son roman le plus long!).