mercredi 30 novembre 2022

Frimaire

 Commencement du mois des frimas, dernier jour de novembre.

Novembre est, on nous l'a appris à l'école, un mois propice aux Révolutions d'Octobre.  Bon, c'est râpé pour cette année.  Peut-être peut-on espérer, en mars de l'année prochaine, une Révolution de Février, qui sait?


samedi 26 novembre 2022

Il est toujours joli, le temps passé

 C'est l'annonce de la mort de Jean Teulé qui m'a ramené à l'époque où, dans des journaux en papier, on découvrait tous les mois des BD qui ne ressemblaient à rien de déjà vu. C'est ce qui m'a fait m'écrier, l'autre jour: Tudieu, mécréant, tu n'as toujours pas parlé d'Alex Barbier! J'ai donc parlé d'Alex Barbier d'abord, pour respecter tant bien que mal la chronologie nécrologique, mais j'avais le coeur gros pour Jean Teulé,  qui avait débuté presque en même temps que Barbier - mais pas dans le même journal: Barbier est resté très longtemps à Charlie (aux éditions du Square), Teulé, il était plutôt Éditions du Fromage.  Teulé doutait-il d'avoir l'étoffe d'un dessinateur?  (pourtant, on pourrait dire qu'il a inventé, ou contribué à inventer, un genre: la BD-collage) ce qui est sûr, c'est qu'il s'est senti plus à son aise quand il a commencé à écrire des livres... alors il ne s'est plus arrêté, il a continué à en écrire jusqu'à... il n'y a pas longtemps.

Et je devrais parler davantage de Teulé et de l'Écho des Savanes, mais aujourd'hui c'est de Charlie que j'aurais envie de parler, parce qu'on ne peut pas parler de Charlie sans dire qu'aujourd'hui c'était le centième anniversaire de Charles Schulz: sans Schulz, pas de Linus, pas de Charlie...

Il aurait bien mérité de souffler cent bougies sur un gâteau au chocolat assez gros pour les héberger toutes, et de recevoir en même temps plein de cartes de voeux, de Noël, de nouvel an et de Saint Valentin.

Alors on va lui laisser le dernier mot.

All you need is love.

But a little chocolate now and then doesn't hurt.

Charles Schulz, 1922-2000


mercredi 23 novembre 2022

Un murmure de marquise

 "Les apparentements terribles", c'était naguère le titre  d'une rubrique du  Canard Enchaîné.

On peut aussi appeler ça synchronicité: quelque temps après avoir refermé le roman d'Iegor Gran dont je vous parlais il y a quelques jours, je rouvre (j'éprouvais le besoin d'un peu de légèreté) le petit volume de chroniques parisiennes de la chère Nancy Mitford, et le hasard veut que j'y lise:

Avril 1953

Après le portrait de Staline peint par Picasso, nous avons eu droit, dans l'Humanité, au poème d'Aragon sur le retour de Russie de Maurice Thorez:

Il revient! Les vélos, sur le chemin des villes,

Se parlent, rapprochant leur nickel ébloui.

Tu l'entends, batelier? Il revient. Quoi? Comment? Il

Revient! Je te le dis, docker. Il revient. Oui,

Il revient...

Un texte charmant. Le Canard Enchaîné a écrit à son propos:

"Vous dites qu'il revient", murmure la marquise...


Les discussions au plus haut niveau (des services compétents) sur le portrait de Staline peint par Picasso occupent une place non négligeable dans le roman de Gran; il y est aussi question, de façon plus cursive, des différents séjours de Maurice Thorez en URSS, et le camarade Aragon y est mentionné en des termes flatteurs. En revanche, si on y évoque à plusieurs reprises l'humour du Krokodil de l'ère  khrouchtchévienne, on y parle peu du Canard Enchaîné.


Nancy Mitford: Une Anglaise à Paris (chroniques), traduit par Jean-Noël Liaut

Payot Documents     ISBN: 978-2-228-90287-8

Petite Bibliothèque Payot     ISBN: 978-2-228-90524-4

lundi 21 novembre 2022

Sans espace blanc entre les cases

 Vous n'avez plus que quelques jours pour aller voir l'exposition Alex Barbier à la Galerie Martel: elle sera décrochée le 26. J'aurais dû vous en parler beaucoup plus tôt; j'aurais dû vous parler d'Alex Barbier  quand j'ai appris sa mort en 2019... mais c'est comme ça, j'aime bien quand les gens restent vivants et je n'aime pas quand les gens meurent. À la limite, je préfèrerais que les gens ne meurent pas, mais il paraît que ce n'est pas envisageable. Alex Barbier aussi, je crois, préférait les petites morts aux grandes; des érudits l'ont comparé à Francis Bacon, à Lucian Freud... pourquoi pas? Mais quand ses premières planches sont parues dans Charlie (mensuel), nous, ses lecteurs, ne trouvions personne à qui le comparer: ça ne ressemblait à rien de ce dont nous avions l'habitude (et pourtant, Charlie, c'était le seul journal de bandes dessinées lu par des gens capables de lire autre chose que des bandes dessinées, avait l'habitude d'insister Wolinski). Allez vous-même vous faire une idée, si vous pouvez, à la Galerie Martel (17, rue Martel - 75010 Paris; ouvert de 14h30 à 19h, du mardi au samedi).


jeudi 17 novembre 2022

Les règles de l'été valent-elles aussi pour l'hiver?

 Les images de Shaun Tan sont lumineuses; mieux que ça, illuminantes.

Quand il dessine l'été, c'est l'été, c'est comme ça et pas autrement.

Ça sert à rien de discuter avec l'arbitre.

Parmi les règles de l'été, il y en a qui sont, quand on y réfléchit, des règles de bon sens: par exemple, pour jouer du tambour, il faut taper fort, c'est évident, mais pas fort au point que le rebond du maillet vous le fait lâcher et qu'il tombe par terre: après, il peut rouler hors de votre portée, et alors pour jouer du tambour vous faites comment?

C'est le genre de règle qu'on apprend par l'expérience: une règle comme ça, ce n'est même pas la peine de la formuler. Mais en plus, il y a des règles que les grands connaissent, et les petits pas (et, pas de chance, ce sont justement des règles qu'il ne faut SURTOUT PAS enfreindre, à cause des Conséquences); entendre répéter toutes ces règles, il ya de quoi énerver les petits, comme si ça ne suffisait pas que les grands soient grands, et pas faciles à battre à la bagarre.

"For the little and the big", nous dit la dernière page de ce livre de Shaun Tan.


Qu'est-ce qui est mieux, être un grand frère ou un petit frère? Jouer du tambour ou de la trompette? Pour ça, y a pas de règle. Il y a des règles pour presque tout, mais pas pour tout. C'est important de savoir s'il y a une règle pour ci, ou pas de règle pour ça.

"Ne jamais donner les clés de la maison à un étranger", pourquoi les grands savent ça, et pas les petits? C'est pas juste.

Que la couleur rouge est une couleur spéciale, on le sent confusément, sans vraiment comprendre pourquoi; une couleur qu'il faut prendre au sérieux. On ne doit pas faire n'importe quoi avec le rouge.

Quand Shaun Tan a pressé jusqu'au bout tous les tubes où il y a les plus jolies couleurs - tiens, ce sont justement les plus rouges - pour peindre comme il faut des pastèques, des fraises, des cerises et des gâteaux, tout à coup le monde devient gris et froid, comme quand c'est l'hiver.

Et quand dans une image grise et froide comme l'hiver le rouge réapparaît tout à coup - même si ce n'est qu'une petite tache - on comprend mieux en quoi le rouge est une couleur spéciale.

La règle qui dit qu'il ne faut pas marcher sur les escargots, elle cessera à jamais de vous sembler arbitraire au moment vous frissonnerez en réalisant qu'il y a des affinités mystérieuses entre toutes les spirales de l'univers, depuis l'eau qui tourbillonne au fond du lavabo jusqu'aux tornades et aux galaxies.

Ne vous méprenez pas sur l'air sérieux de grand frère donneur de leçons que prend parfois Shaun Tan: il est exactement comme vous, il rit quand on le chatouille.

Quand on a fini de dessiner les robots, les dinosaures, les dinosaures-robots, les lapins rouges et les bons desserts, on peut poser ses crayons et se reposer en mangeant des popcorns, on a compris pourquoi même dans les tableaux les plus colorés de Van Gogh il y a des corbeaux tout noirs. C'est ça aussi, l'expérience.

Et on sait que si l'échelle est un peu trop courte, Shaun Tan sera là pour vous tendre la main et vous aider à grimper tout en haut de l'image.

Je crois que j'aimerais bien avoir un grand frère comme Shaun Tan.


Les lois de l'été, c'est un de ces livres que Shaun Tan "conçoit comme des œuvres destinées à un public d'adultes", et qui sont cependant souvent "catégorisés de par leur format en ouvrages jeunesse"; Shaun Tan, ça ne le dérange pas, il n'y a pas de raison que ça vous dérange vous non plus, vous êtes grand? vous êtes petit? lisez-les.

Shaun Tan, Les lois de l'été (Rules of Summer; Lothian Books, 2013; Arthur A. Levine Books, 2014) traduit par Anne Krief, Gallimard jeunesse,  2014 

 ISBN 978-2-07-065242-6


dimanche 13 novembre 2022

Et un berceau pour le chat

 Il s'en est passé des choses le 11 novembre (il y a des dates comme ça, qui ont un agenda chargé... ce n'est pas Didier Da Silva qui dirait le contraire). Par exemple, c'était l'anniversaire de Kurt Vonnegut: il est né le 11 novembre 1922, il y a juste cent ans! Ces dernières années, j'avais un peu perdu l'habitude de lui souhaiter son anniversaire; il faut dire que depuis qu'en avril 2007, il est parti, appelé par des affaires urgentes, pour la planète Tralfamadore (d'où viennent les soucoupes volantes), il ne peut plus guère répondre aux cartes de voeux. Heureusement, un de nos blogs préférés, feuilleton, est là pour nous rafraîchir la mémoire! Alicia Raitt (merci, John Coulthart, pour le lien) a relu tous les romans de Kurt Vonnegut (ce qui est déjà une très bonne idée: vous devriez en faire autant) et leur a imaginé des couvertures toutes neuves. Bravo Alicia, et bon anniversaire Kurt! Je suis un peu en retard, mais un centième anniversaire, on peut l'étaler sur quelques jours, non?

samedi 12 novembre 2022

Bien sûr, mon gros bêta

 Les P'tits bateaux étaient une des dernières émissions de France-Inter que j'écoutais encore (régulièrement: j'essayais même de ne pas en rater une).

Sa pétulante animatrice, Noëlle Bréham, "vient d'être brutalement licenciée après 40 années de CDD successifs imposés" pour "avoir osé demander un CDI en application du Code du travail", selon un communiqué de son avocat Maître Yoann Sibille.

"La décision d'une séparation s'est faite à regret, après avoir constaté que Noëlle Bréham n'avait pas souhaité régulariser sa situation contractuelle deux mois après le début de la saison en cours, malgré plusieurs rappels",  a indiqué Radio France dans un communiqué. Radio France ne souhaite "pas commenter la procédure en cours par ailleurs devant la justice mais simplement souligner que cela n'avait pas eu de conséquence sur le souhait de part et d'autre de continuer à travailler ensemble". "France Inter a en effet proposé à Noëlle Bréham de poursuivre son émission sur la grille de France Inter cette année, et elle l'avait accepté et produisait son émission normalement depuis la rentrée",  conclut Radio France.

Bien joué, Radio France. Voilà une explication lumineuse: pas de jambes, pas de contrat, ça vaut bien pas de bras, pas de chocolat.


vendredi 4 novembre 2022

Les missions des services compétents sont claires: Iegor Gran

Nous avons donné, en vérité, un admirable exemple de résignation. L'ancien temps avait vu jusqu'où pouvait aller la liberté, mais nous avons vu, nous, jusqu'où peut aller la servitude, quand les espions nous confisquaient jusqu'à la possibilité d'échanger des paroles. Nous aurions même perdu la mémoire avec la voix, s'il était autant en notre pouvoir d'oublier, que de nous taire.

Tacite, Vie d'Agricola, II, 3


Iegor Gran est un nom de plume. Pour l'état-civil, il s'appelle... mais je vais vous le laisser deviner, ça vous mettra dans le bain, après tout, le thème de ce roman policier, c'est la découverte d'une identité cachée. Je vous donne un indice: Iegor Gran apparaît sous son vrai nom (Iegorouchka!) dans le roman, pour quelques instants seulement, ce n'est pas lui le protagoniste. Gran n'a pas choisi la facilité en racontant l'histoire de son point de vue, ou de celui de gens dont il a été proche: ç'aurait été faire preuve d'un individualisme bourgeois, ce qui, justement, est fortement déconseillé par les services compétents. Au lieu de cela, il donne la place principale dans son livre à un personnage dont les principaux attributs sont la compétence, et le dévouement au service auquel il appartient: le KGB. 

Les missions des services compétents sont claires. 

Elles ont été rappelées noir sur blanc dans le protocole n° 200 du 9 janvier 1959, rédigé après la réunion du Comité Central du Parti communiste de l'Union Soviétique. "Le KGB est un organe réalisant les décisions  du Comité Central du Parti relatives à la sécurité de l'état socialiste confronté aux attaques de ses ennemis extérieurs et intérieurs. Cet organe se doit de surveiller attentivement les tentatives secrètes des ennemis du pays des Soviets, de mettre au jour leurs projets et de mettre un terme aux agissements crapuleux des agences de renseignement impérialistes." 

Il en découle une attitude saine de défiance envers tout le monde.

Iegor Gran, Les services compétents

Le lieutenant Ivanov (du KGB, donc) est jeune encore, un sujet prometteur, quand on le met sur une piste:  on signale la parution en Occident d'un détestable pamphlet: Le Réalisme Socialiste, ça s'appelle. D'un certain Abram Terz. Inconnu, aucune fiche à ce nom. Serait-ce un  nom de plume? Tout est ambigu dans cette affaire: les motivations de l'auteur du livre ne sont pas claires, le Réalisme Socialiste, cette révolution dans la Révolution, y reçoit de nombreux éloges, mais formulés d'une façon telle qu'on peut se demander si l'auteur n'a pas voulu dissimuler ses intentions véritables - des intentions contre-révolutionnaires! Comme si le KGB n'avait pas assez de travail avec l'affaire Pasternak (le Docteur Jivago: encore un livre publié à l'étranger, sans autorisation!).

- Et si cet Abram Terz était...  Pasternak? lance le lieutenant-colonel Pakhomov pendant une réunion de service. Pakhomov venait de lire (en anglais, dans un livre confisqué lors d'une perquisition) une enquête d'Agatha Christie, où le coupable était le narrateur, et, pour cette raison, personne ne pouvait y songer. L'astucieuse hypothèse est discutée.

Et bien d'autres hypothèses seront discutées pendant cette enquête qui durera six ans (cet Abram Terz est une anguille! s'indignera un enquêteur; un ténia! suggèrera un autre). Bref, l'enquête sera riche en rebondissements; les services compétents en viendront même (un moment) à soupçonner un de leurs indics les plus zélés! Quand on vous le dit, qu'il faut se méfier de tout le monde.

L'intérêt du roman ne réside pas seulement dans l'exposition des méthodes du KGB pour distinguer le bon grain de l'ivraie et, en parallèle, de celles des dissidents pour se fondre dans le paysage. L'auteur évoque avec ce qui ressemble bien à de la tendresse les ressources inépuisables de bonne humeur qui ont permis à ses compatriotes d'affronter les innombrables petites difficultés de la vie quotidienne dans un pays qui en dépit de bien des obstacles ne perdait jamais de vue son objectif: construire un avenir radieux; oui, il est difficile de se procurer des pommes et des oranges, et alors? Quand on en trouve, ça embellit les fêtes. Oui, il faut parfois détonner (discrètement) une petite charge nucléaire pour étouffer un incendie incontrôlable dans un puits de mine: heureusement il y a des services compétents pour empêcher les fuites. À chaque page abondent les détails sur les particularités de la vie quotidienne dans la Russie du temps de Khrouchtchev. Certaines de ces particularités seront utiles aux enquêteurs du KGB (la vie quotidienne en URSS est la meilleure des écoles de patience), d'autres (les mêmes, en fait) permettront à ceux qu'ils traquent de ne jamais perdre espoir  (la vie quotidienne en URSS est la meilleure des écoles de patience).

Où sont les héros positifs? Les victoires?  Où est la morale de l'histoire?                 

se demande le lieutenant Ivanov, après avoir refermé un de ces livres dépourvus d'utilité pour la construction du socialisme qu'il était obligé de lire, dans le cadre de ses missions pour le Service. La morale du roman de Iegor Gran, elle, est claire (enfin... il me semble). Les mérites du lieutenant Ivanov seront reconnus: en fin de carrière, il parviendra au grade de général et dirigera la Cinquième Section du KGB. Une carrière exemplaire. Quant à Terz, démasqué (Abram Terz, c'était bien un nom de plume!), après un procès qui aura un certain retentissement (ça vous rappelle quelque chose, le procès Siniavski?) il fera cinq ans de camp, puis s'exilera à Paris, avec sa femme Maria et leur petit Iegorouchka, qui, devenu grand, écrira lui aussi des livres aux intentions ambiguës. La pomme ne tombe jamais loin du pommier.

Iegor Gran, Les services compétents (aucun nom de traductrice ne figure dans l'édition que j'ai sous la main: c'est peut-être prudent, on ne sait jamais);  POL, 2020: Folio n°6975, 2021


Si passionné qu'il soit par l'Histoire ancienne (celle du vingtième siècle), Iegor Gran est un homme de son temps. Son dernier ouvrage traite d'une actualité brûlante; la pandémie récente qui a transformé des populations entières en zombies: il s'appelle   "Z comme zombie", on ne peut pas faire plus clair.