jeudi 24 juin 2021

Les vacances

Ah, les vacances! Les Vacances! C'est une époque de l'année très spéciale, une époque où les murs qui séparent les mondes sont plus minces, où l'on peut partir au hasard, droit à travers prés et bois, et se retrouver dans une clairière qu'on ne retrouvera pas, quand on la cherchera, plus tard, même muni d'une carte et d'une boussole... Mais je souvenir de la clairière ne se perdra pas, lui, on le retrouvera intact, un autre été; intact, comme peut demeurer intact le souvenir plein de perroquets, de singes, d'une ville sans nom (mais une ville pleine de perroquets, de singes n'a pas vraiment besoin d'un nom, n'est-ce pas?)...


Quand les enfants purent se trouver seuls, ils demandèrent à Sophie de leur raconter son naufrage.

« J’étais bien petite, car j’avais à peine quatre ans, et j’avais tout oublié; mais à force de chercher à me rappeler,  je me suis souvenue de bien des choses, et entre autres de la visite d’adieu que je vous ai faite avec mon pauvre petit cousin Paul, maman et ma tante d’Aubert.

CAMILLE.
Ton papa était parti, je crois ?

SOPHIE.
Il nous attendait à Paris. J’étais contente de partir, de voyager. Maman me dit que nous monterions sur un vaisseau. Je n’en avais jamais vu, ni Paul non plus. Puis, j’aimais beaucoup Paul, et j’étais bien, bien contente de ne pas le quitter. Je ne me rappelle pas ce que nous avons fait à Paris; je crois que nous n’y sommes restés que quelques jours. Puis nous avons voyagé en chemin de fer ; nous avons couché dans une auberge, à Rouen, je crois, et nous sommes arrivés le lendemain dans une grande ville qui était pleine de perroquets, de singes. J’ai demandé à maman de m’en acheter un; elle n’a pas voulu.

Je ne me rappelle pas trop ce qui arriva sur le vaisseau; je me souviens seulement d’un excellent capitaine, qui était, à ce qu’il paraît, ton papa, Marguerite; il était très bon pour moi et pour Paul aussi; il nous disait qu’il nous aimait beaucoup, et que nous devrions bien rester avec lui, et le prendre pour notre papa. Il y avait aussi ce matelot que j’ai reconnu, et qu’on appelait le Normand ; je ne savais pas du tout que son nom fût Lecomte. Tout le monde l’appelait le Normand.

[...]
Depuis deux jours, il faisait un vent terrible; tout le monde avait l’air inquiet; ni le capitaine ni le Normand ne s’occupaient plus de Paul ni de moi; maman me tenait près d’elle; ma tante d’Aubert gardait aussi Paul, quand tout à coup j’entendis un craquement affreux, et en même temps il y eut une secousse si forte, que nous tombâmes tous à la renverse. Puis j’entendis des cris horribles; on courait, on criait, on se jetait à genoux. Papa et mon oncle coururent sur le pont, maman et ma tante les suivirent. Paul et moi, nous eûmes peur de rester seuls, et nous montâmes aussi sur le pont. Paul aperçut le capitaine, et s’accrocha à ses habits; je me souviens que le capitaine avait l’air très agité; il donnait des ordres. J’entendis qu’on criait: Les chaloupes à la mer! Le capitaine nous vit. Il me saisit dans ses bras, m’embrassa, et me dit: « Pauvre petite, va avec ta maman. »

Puis il embrassa Paul, et voulut le renvoyer. Mais Paul ne voulait pas le lâcher. « Je veux rester avec vous, criait-il; laissez-moi près de vous. »

Je ne sais plus ce qui arriva. Je sais seulement que papa vint me prendre dans ses bras, et qu’il cria : «Arrêtez arrêtez! la voici, je l’ai trouvée»... Il courait, et il voulut sauter avec moi dans une chaloupe où étaient maman, ma tante et mon oncle, mais il n’en eut pas le temps: la chaloupe partit. Je criais : «Maman, maman, attendez-nous! »...  Papa restait là sans dire un mot. 

Il était si pâle que j’eus peur de lui. Il est toujours resté pâle depuis, et il me faisait peur quand il me regardait de son air triste. 

Je n’ai pas oublié les cris de ma pauvre maman et de ma tante d’Aubert quand la chaloupe est partie. J’entendais crier : « Sophie! Paul! mon enfant mon mari! »... Mais cela ne dura pas longtemps, car tout d’un coup une grosse vague vint les couvrir. J’entendis un affreux cri, puis je ne vis plus rien. Maman était disparue; tous avaient été engloutis par la vague. 

Cette nuit, je me suis souvenue de tout cela.

Sophie de Ségur, Les vacances, 1859

 

Le monde de l'édition n'oublie pas la comtesse de Ségur!
Si votre grand-mère ne vous a pas légué son exemplaire relié en percaline
rose (illustré par Charles Bertall) vous pouvez retrouver Les Vacances,
soit dans des éditions "mises au goût du jour", par exemple
chez Gallimard, en Folio Junior (illustré par Pénélope Bagieu)
ou chez Hachette, dans La pochothèque Rose (illustré par Margaux Motin)…
ou dans son texte intégral et en bonne compagnie, chez Robert Laffont,
dans le tome I de l'édition omnibus de la collection Bouquins… 

Aucun commentaire: