mardi 29 juin 2021

Jusqu’à devenir le plus beau du monde

 

Y a-t-il quelque chose de plus affreux que de perdre quelque chose? Posséder quelque chose? Retrouver ce qu’on a perdu? Posséder à nouveau ce qu’on a perdu?
Tout, par moments, semble terrible mais, pour l’instant, il s’agit de la perte de quelque chose qui n’a aucune valeur: j’ai perdu un conte et c’est devenu si important que j’en oublie l’infinité de contes que j’ai déjà perdus. Perdre quelque chose c’est un peu comme prendre des vacances, à condition d’oublier l’inquiétude que cela provoque. Le plus terrible c’est  de sentir au cours de notre existence, où tout semble se répéter, qu’on est incapable de récrire un conte qu’on a perdu. Ce qui est perdu est inexorablement perdu, parce que la lumière qui entre par la fenêtre est autre, parce que la peine ou la joie de vivre est autre, parce que les gens que nous aimons et qui nous entourent sont autres, et, même si ce n’est pas le cas, parce que notre petite chienne est morte et que nous aurions pu trouver un autre mot pour la consoler,  parce que le désordre de la pièce où nous la regardons est autre, parce que le pain et le fruit qu’on nous apporte sont autres. Mais notre conte se modifie lui aussi dans notre mémoire jusqu’à devenir le plus beau du monde. Quelle nostalgie éveille en nous son souvenir! Comme paraissent fades, par comparaison, les contes des Mille et une nuits, les romans policiers de Chesterton, les nouvelles si subtiles de Stevenson, celles de Dino Buzzati, qui ne me plaisent pas toutes, et celles de Kafka. Non! Celles de Kafka ne cessent jamais d’être les plus belles du monde, elles pourraient rivaliser avec n’importe lequel de mes contes que j’aurais perdu dans un coffre magique qui accentue son mérite, comme certaines photographies où nous paraissons mieux que nous ne sommes, non parce que nous étions plus jeunes alors mais parce que nous n’avions pas encore pris la mauvaise habitude de nous ressembler à nous-même, par paresse, par une incroyable paresse, bien qu’on puisse croire que c’est volontairement et par convenance, car avoir de la personnalité est à la mode et nous suivons celle-ci involontairement, en galvaudant tant soit peu notre innocence. 

Silvina Ocampo, Du verre de toutes les couleurs,
dans Mémoires secrètes d’une poupée
(Y asì sucesivamente, 1987; Cornelia frente al espejo, 1988)
traduction de Françoise Rosset, Gallimard 1993

 

Tous les contes ne sont pas perdus!
Justement, Terri Windling nous en donne des nouvelles, ici.


 

jeudi 24 juin 2021

Les vacances

Ah, les vacances! Les Vacances! C'est une époque de l'année très spéciale, une époque où les murs qui séparent les mondes sont plus minces, où l'on peut partir au hasard, droit à travers prés et bois, et se retrouver dans une clairière qu'on ne retrouvera pas, quand on la cherchera, plus tard, même muni d'une carte et d'une boussole... Mais je souvenir de la clairière ne se perdra pas, lui, on le retrouvera intact, un autre été; intact, comme peut demeurer intact le souvenir plein de perroquets, de singes, d'une ville sans nom (mais une ville pleine de perroquets, de singes n'a pas vraiment besoin d'un nom, n'est-ce pas?)...


Quand les enfants purent se trouver seuls, ils demandèrent à Sophie de leur raconter son naufrage.

« J’étais bien petite, car j’avais à peine quatre ans, et j’avais tout oublié; mais à force de chercher à me rappeler,  je me suis souvenue de bien des choses, et entre autres de la visite d’adieu que je vous ai faite avec mon pauvre petit cousin Paul, maman et ma tante d’Aubert.

CAMILLE.
Ton papa était parti, je crois ?

SOPHIE.
Il nous attendait à Paris. J’étais contente de partir, de voyager. Maman me dit que nous monterions sur un vaisseau. Je n’en avais jamais vu, ni Paul non plus. Puis, j’aimais beaucoup Paul, et j’étais bien, bien contente de ne pas le quitter. Je ne me rappelle pas ce que nous avons fait à Paris; je crois que nous n’y sommes restés que quelques jours. Puis nous avons voyagé en chemin de fer ; nous avons couché dans une auberge, à Rouen, je crois, et nous sommes arrivés le lendemain dans une grande ville qui était pleine de perroquets, de singes. J’ai demandé à maman de m’en acheter un; elle n’a pas voulu.

Je ne me rappelle pas trop ce qui arriva sur le vaisseau; je me souviens seulement d’un excellent capitaine, qui était, à ce qu’il paraît, ton papa, Marguerite; il était très bon pour moi et pour Paul aussi; il nous disait qu’il nous aimait beaucoup, et que nous devrions bien rester avec lui, et le prendre pour notre papa. Il y avait aussi ce matelot que j’ai reconnu, et qu’on appelait le Normand ; je ne savais pas du tout que son nom fût Lecomte. Tout le monde l’appelait le Normand.

[...]
Depuis deux jours, il faisait un vent terrible; tout le monde avait l’air inquiet; ni le capitaine ni le Normand ne s’occupaient plus de Paul ni de moi; maman me tenait près d’elle; ma tante d’Aubert gardait aussi Paul, quand tout à coup j’entendis un craquement affreux, et en même temps il y eut une secousse si forte, que nous tombâmes tous à la renverse. Puis j’entendis des cris horribles; on courait, on criait, on se jetait à genoux. Papa et mon oncle coururent sur le pont, maman et ma tante les suivirent. Paul et moi, nous eûmes peur de rester seuls, et nous montâmes aussi sur le pont. Paul aperçut le capitaine, et s’accrocha à ses habits; je me souviens que le capitaine avait l’air très agité; il donnait des ordres. J’entendis qu’on criait: Les chaloupes à la mer! Le capitaine nous vit. Il me saisit dans ses bras, m’embrassa, et me dit: « Pauvre petite, va avec ta maman. »

Puis il embrassa Paul, et voulut le renvoyer. Mais Paul ne voulait pas le lâcher. « Je veux rester avec vous, criait-il; laissez-moi près de vous. »

Je ne sais plus ce qui arriva. Je sais seulement que papa vint me prendre dans ses bras, et qu’il cria : «Arrêtez arrêtez! la voici, je l’ai trouvée»... Il courait, et il voulut sauter avec moi dans une chaloupe où étaient maman, ma tante et mon oncle, mais il n’en eut pas le temps: la chaloupe partit. Je criais : «Maman, maman, attendez-nous! »...  Papa restait là sans dire un mot. 

Il était si pâle que j’eus peur de lui. Il est toujours resté pâle depuis, et il me faisait peur quand il me regardait de son air triste. 

Je n’ai pas oublié les cris de ma pauvre maman et de ma tante d’Aubert quand la chaloupe est partie. J’entendais crier : « Sophie! Paul! mon enfant mon mari! »... Mais cela ne dura pas longtemps, car tout d’un coup une grosse vague vint les couvrir. J’entendis un affreux cri, puis je ne vis plus rien. Maman était disparue; tous avaient été engloutis par la vague. 

Cette nuit, je me suis souvenue de tout cela.

Sophie de Ségur, Les vacances, 1859

 

Le monde de l'édition n'oublie pas la comtesse de Ségur!
Si votre grand-mère ne vous a pas légué son exemplaire relié en percaline
rose (illustré par Charles Bertall) vous pouvez retrouver Les Vacances,
soit dans des éditions "mises au goût du jour", par exemple
chez Gallimard, en Folio Junior (illustré par Pénélope Bagieu)
ou chez Hachette, dans La pochothèque Rose (illustré par Margaux Motin)…
ou dans son texte intégral et en bonne compagnie, chez Robert Laffont,
dans le tome I de l'édition omnibus de la collection Bouquins… 

mercredi 16 juin 2021

Le crépuscule des berduleux

 Hé! Vous! heures féroces,
Suspendez votre cours!
Laissez-nous savourer les radis peu véloces
Des plus beaux de nos jours!
Autant sucer pendant qu'on vole, poème végétatif
(Concombre, Œuvre potagère complète,
tome XXXII, éditions du Masque)

 

Quand j'ai émergé de la béatitude où m'avaient plongé les libations faites toute la journée du 16 en l'honneur de J. C. Oates et de Harold Bloom, ce qui m'a surpris d'abord, c'était le silence. Le soir était tombé, sans faire le vacarme habituel, et même en tendant l'oreille, je n'ai pas entendu, comme tous les soirs, l'aigre kêk-kêk des berduleux monter au-dessus des joncs. Comme si quelqu'un avait fait un trou dans l'eau, provoquant une panique générale chez les poiscails. Pantoufle à bras, me suis-je dit, ce que c'est que de nous, un son aigre nous manque et tout est dépeuplé. Et puis j'ai ouvert mon filet, et j'ai vu que ce qui manquait, en fait, c'était Mandryka.
Berdule alors, et huile à pneus.  

La presse unanime:
Mandryka était spécial.

On en parlait dans toutes les feuilles de chou. Les chroniqueurs pour une fois étaient d'accord sur un point: les aventures où pataugèrent des années durant Chourave et le Concombre eurent sur toute une génération un effet thérapeutique. J'en fis partie, des patients du Concombre. C'est grâce au justicier végétal que j'ai trouvé les mots que j'avais sur le bout de la langue pour dire aux amis bien intentionnés qui me proposaient d'aller avec eux à la pêche: "Je préfère faire la sieste". Une thérapie, je vous dis.
Pour me remettre, je ne vois qu'une solution: je retourne faire la sieste.

 

Sentinelle infatigable du désert
de la Mort Lente, le Concombre avait
tout vu venir de loin: la G,
la 1G, la 2G, la 3G, la 4G, la 5G,
et la suite.


Nikita Mandryka, 1940-2021

Tu es une grande fille maintenant

 

C'est l'anniversaire de qui aujourd'hui?
Celui de Joyce Carol Oates.
Bon anniversaire Joyce Carol Oates!

 

Hé oui, ça tombe le même jour que Bloomsday, que voulez-vous, il n'y a que 365 jours par an; mais où est le problème? Vos toasts célèbreront, alternativement, l'un et l'autre de ces anniversaires .

 

samedi 12 juin 2021

Walden, ou la vie dans l'espace

 If the Universe were to sleep,
where would her dreams lead?


 Le plus massif (540 pages) des albums publiés à ce jour par Tillie Walden est Dans un rayon de soleil (On a Sunbeam). Elle s'était essayée auparavant à des formes plus courtes (avec succès: do I love this part!? Yes I do!) et son album suivant, Sur la route de West (Are You Listening?) ne fait que 300 pages, bien tassées (pour nous décrire son rayon de soleil, Tillie prend davantage ses aises). Dans un rayon de soleil  est donc un peu comme ces gros gâteaux dont on se demande avec un peu d'inquiétude, une fois qu'on en a soufflé les bougies, si on arrivera à les finir (rassurez-vous: il arrive toujours, le moment où, en léchant sa cuillère, on se demande: mais où est-il passé?).
Dans un rayon de soleil se passe dans le futur. Et alors? Toutes les histoires se passent toujours dans le futur, tant qu'on ne les a pas lues. Si vous n'aimez pas la science-fiction, ce qui peut vous inciter à le lire tout de même, c'est qu'on n'y découpe pas des poulpes blindés avec des rayons-lasers.
Et si, amateurs chevronnés de littérature de genre, votre première réaction en le découvrant est "Mais c'est pas comme ça la science-fiction!" lisez la mise au point que Tillie Walden, sur son blog, fait sur son rapport avec la "sci-fi":

À quel point j'ai jamais été branchée science-fiction? Dans le temps j'ai eu un ET en peluche. Ça ne compte pas vraiment. Ce que je veux dire c'est: je ne connais rien sur le genre "science-fiction", ni sur les problèmes de la survie dans l'espace. Et j'ai toujours eu des notes vaseuses en classe de sciences, aussi.
Et pourtant, j'ai fait un livre de science-fiction. Rien n'est impossible, les enfants.
J'ai vu, par petits bouts, tous les gros succès populaires de space-opera: je m'y ennuie toujours. Pourquoi toujours ces longs couloirs tout blancs et ces hommes blancs tout blancs?


The closest I’ve ever gotten to being into sci fi was having an ET doll. And that doesn’t even really count. My point being: I know nothing about either the genre of science fiction or the actual mechanics of existing in space. I always got crummy grades in science, too.
And yet, I made a sci fi book. Anything is possible, kids.
I’ve seen a few snippets of all the big popular space movies, and they always bore me. Why are they so full of white hallways and white men?

 
Notons au passage que parmi la galerie des personnages de Dans un rayon de soleil, le seul qui présente quelque ressemblance avec ces "hommes blancs tout blancs" dont Tillie Walden note avec surprise l'omniprésence dans le "genre", est bien tout blanc (presque transparent, même; elle/il ne fait pas de bruit, s'exprimant dans le langage des signes), mais genderfluid. Quant aux "longs couloirs tout blancs", cherchez pas, il n'y en a pas.

© Tillie Walden

L'intrigue de Dans un rayon de soleil se passe dans (et autour) d'une station spatiale qui doit être cinquante fois plus grande (au moins) que le Nostromo, et dont les grandes fenêtres (c'est toujours plus cool, dans l'espace
, si on est dans un vaisseau avec de grandes fenêtres) ouvrent sur des paysages jamais vus dans les téléscopes. Sur cette station, on fait de l'archéologie spatiale. C'est donc dans un futur très lointain, mais un futur où les petites filles continueront de grandir dans des pensionnats (de filles, bien sûr). À ceux qui seraient tentés de reprocher à Tillie Walden de ne pas s'être assez documentée sur l'état actuel de la construction spatiale, je répondrai: et Ray Bradbury? C'est bien un des monuments de la science-fiction, non? Dans sa nouvelle Les pommes d'or du Soleil, il raconte bien qu'un jour futur, pour sauver la planète de la crise énergétique, des astronautes iront, dans un vaisseau spécialement conçu pour qu'on puisse s'approcher de l'astre d'aussi près qu'on peut le faire sans fondre, s'emparer d'un peu de la sève du Soleil au moyen d'un gigantesque bras articulé tenant une coupe d'or? Ça vous paraît conforme aux connaissances en ingénierie astronautique auxquelles Bradbury pouvait avoir accès à l'époque (1953) où il a écrit sa nouvelle? Si Bradbury a le droit de nous expliquer que l'exploration spatiale, ça servira à ramener les rayons du miel du soleil dans des coupes d'or, Tillie Walden a bien le droit de nous dire qu'on ira dans l'espace pour y réparer des cathédrales, en emportant en guise de trousse de secours, dans le compartiment sécurisé de sa combinaison étanche, les plus précieux souvenirs de son adolescence.

Dans un rayon de soleil raconte une longue histoire, dans laquelle il y aura des blessures à soigner, pas seulement celles des cathédrales de l'espace. Avant de vous embarquer, vérifiez que vous avez bien garni votre trousse de secours, dans le compartiment secret.


I could see myself making a sequel one day.
Tillie Walden


En anglais: On A Sunbeam, First Second Books, 2018
ISBN-10: 1250178142
ISBN-13: 978-1250178145
et:  Avery Hill Publishing Limited, 2018
ISBN-10: 9781910395370
ISBN-13: 978-1910395370

En français: Dans un rayon de soleil (traduit par Alice Marchand)
Gallimard Jeunesse, 2019
Collection : HORS SERIE BD
ISBN-10: 207510882X
ISBN-13: 978-2075108829


jeudi 3 juin 2021

C’est elle que je veux (Joyce Carol Oates, encore)

 

Les élèves qui ne sont pas sages,
ils devront passer des examens de pas sages.
Roland Bacri


Grotesques et arabesques. Joyce Carol Oates a consacré un petit essai à l’art du grotesque en littérature (Histoires de Grotesques et d’Arabesques est le titre collectif original de la série de contes que nous connaissons sous le nom plus banal d’Histoires Extraordinaires); cet essai est inclus dans son recueil Haunted (Hantises)
Grotesque: figure humaine déformée, nous apprennent les traités d’architecture. Folles Nuits! présente, de plusieurs figures littéraires aimées de Joyce Carol Oates, une série de portraits… déformés? recomposés? Différents en tous cas de leur image publique.
Ses modèles seraient-ils satisfaits?
Que penseraient-ils de ce traitement? Il faudrait pouvoir leur demander: quel dommage qu’Edgar Poe n’ait pas pu venir, retenu par ses nouvelles responsabilités de gardien de phare, que Mark Twain ait envoyé un mot d’excuses (un peu emberlificotées), qu’Henry James ne se sente pas très bien et qu’Hemingway ne soit plus que l’ombre de lui-même. Cependant - vous voyez, tout n'est pas perdu! - Emily Dickinson, exceptionnellement, descendra pour le thé.

Certains de mes visiteurs (you know who you are!) aiment bien Emily Dickinson: ça tombe bien.

Au sommaire de ce recueil:
Poe posthume: ou, Le Phare
(qui « s’inspire du manuscrit d’une page, intitulé The Lighthouse, trouvé dans les papiers d’Edgar Allan Poe après sa mort le 7 octobre 1849 à Baltimore » … sous une forme légèrement différente The Fabled Lighthouse at Viña del Mar, a été publié en 2004 dans une édition spéciale de McSweeney’s par Michael Chabon, nous dit une note).
La nouvelle, frénétique encore plus que gothique, pousse encore un peu davantage le contraste noir-blanc de la Relation d’Arthur Gordon Pym. Un Edgar Poe au caractère plus sombre que jamais y prend la parole avec le froid détachement des narrateurs du Chat Noir, de Morella ou de Bérénice.

Grand-papa Clemens et Poisson-Ange, 1906 recolle des pages arrachées du journal intime d’un écrivain statufié de son vivant: le Mark Twain qui apparaît dans ces pages n'est, lui - bien loin de l'Edgar Poe Posthume - ni froid ni détaché, c'est le moins qu'on puisse dire.
Dans Le Maître à l’hôpital Saint-Bartholomew, 1914-1916 puis dans Papa à Ketchum, 1961  nous surprenons à l'improviste, sans leur laisser le temps de rajuster leur cravate ou d'écluser leur verre, Henry James et Hemingway, autres écrivains statufiés, et pas totalement contents de l’être. Des nouvelles statues qu'elle leur élève, Joyce Carol Oates ne présente pas forcément le profil le plus flatteur, mais ces effigies sont assurément, même dans leurs petitesses, plus grandes que nature comme aiment à dire les Américains.
Dans ces quatre premières nouvelles, Joyce Carol Oates maintient une certaine distance avec ses modèles: que ce soit par le visible artifice du pastiche dans le cas de Poe, ou par la re-création pour les trois autres, elle ne nous laisse pas oublier qu'elle en peint des portraits destinés à ennoblir nos cimaises.

Mais qu’adviendra-t-il si elle ne peut pas s'empêcher d’aller chercher une de ses favorites là où elle était bien tranquille, et de la mêler à notre vie de résidents de ce stupéfiant vingt-et-unième siècle dans lequel nous vivons désormais?

Portrait de quelqu'un qui ressemble
un peu à Emily Dickinson
(ce n'est pas elle… pas vraiment… mais…)



EDickinsonRépliLuxe ne commence pas très loin de l’univers de Philip K. Dick: dans une de ces boutiques d'un futur proche où l’on vendra (bientôt, nous en a prévenu Dick) des simulacres (avec facilités de paiement), nous voyons entrer monsieur et madame Krim, un couple si conforme au modèle classique que Joyce Carol Oates, la plupart du temps, les désigne seulement par les noms "l’époux" et "l’épouse".

Dans le magasin violemment éclairé, d’autres couples s’entretenaient à voix basse, avec passion. On pouvait regarder des vidéos de RépliLuxes animés, feuilleter d’immenses catalogues. Des vendeurs attendaient, prêts à apporter leur aide. Dans le rayon BébéRépliLuxe, qui proposait des personnages d’enfants de moins de douze ans, les discussion s’échauffaient encore davantage. Grands sportifs, grands chefs militaires, grands inventeurs, grands compositeurs, musiciens, interprètes, leaders mondiaux, artistes, écrivains et poètes; comment choisir? Par bonheur, du fait des restrictions de copyright, de nombreux personnages éminents du vingtième siècle n’étaient pas disponibles, ce qui limitait considérablement le choix (peu de stars du petit écran, peu de figures du monde du spectacle postérieures à l’époque du cinéma muet). 
L’épouse dit à un vendeur: 
« mon cœur penche pour un poète, je crois! Auriez-vous…  » 
Mais Sylvia Plath n’était pas encore dans le domaine public, pas plus que Robert Frost ou Dylan Thomas. Walt Whitman était en promotion tout le mois d’avril, mais l’épouse fut saisie d’hésitation: « Whitman! Imagine un peu! Mais est-ce qu’il n’était pas… » 
(l’épouse, qui n’était nullement intolérante et n’avait pas la morale bourgeoise conventionnelle de ses voisines de Golders Green, ne put se résoudre à prononcer le mot gay).
Le mari se renseignait sur Picasso, mais Picasso n’était pas encore disponible. « Rothko, alors? » L’épouse dit en riant au vendeur: Mon mari est un peu snob en matière de peinture, il faut lui pardonner. Je suis sûre que personne chez RépliLuxe ne sait même qui est Rothko. »
Pendant que le vendeur consultait son ordinateur, le mari dit, d’un ton têtu: « Nous pourrions le prendre enfant. Il y a un « mode accéléré », nous assisterions à l’éclosion d’un talent visionnaire… » 
L’épouse dit: « Mais est-ce que ce Rothko n’était pas déprimé, est-ce qu’il ne s’est pas suicidé… »
et le mari répondit avec irritation: « Et Sylvia Plath, alors? Elle, elle s’est suicidée. » 
L’épouse dit: « Oh! mais avec nous, dans notre maison, je suis sûre que Sylvia ne le ferait pas. Nous serions une influence neuve, positive. »
Le vendeur déclara ne pas avoir de Rothko.
« Avez-vous Hopper, alors? Edward Hopper, peintre américain du XX° siècle? » Mais Hopper était encore protégé par le copyright.
L’épouse s’exclama soudain: « Emily Dickinson! C’est elle que je veux. »

Et le titre du recueil, d'où vient-il, au fait? C’est justement à Emily Dickinson qu’il est emprunté, tiens donc:

Wild Nights - Wild Nights!
Were I with thee
Wild Nights should be
Our Luxury!

Futile- the Winds -
To a Heart in port -
Done with the Compass -
Done with the Chart!

Rowing in Eden -
Ah, the Sea!
Might I but moor - Tonight -
In Thee!
*
Voilà un beau programme pour une seconde lune de miel!

Le vendeur demanda comment cela s’écrivait et tapa rapidement sur son ordinateur. Le mari fut frappé par l’excitation de sa femme, il était rare ces dernières années de voir Mme Krim aussi gamine, aussi vulnérable. Posant la main sur son bras (dans ce lieu public!) elle dit en rougissant:
 « Au fond  de moi j’ai toujours été poète, je crois. Ma grand-mère Loomis, celle du Maine, m’a donné un volume de ses « vers » quand j’étais toute petite. Mes premiers poèmes, je te les ai montrés quand nous nous sommes rencontrés, quelques-uns… C’est tragique la façon dont la vie nous arrache à… »   
Le mari céda: « Eh bien, va pour « Emily Dickinson »! Elle aura l’avantage de ne pas faire de bruit. Les poèmes prennent beaucoup moins de place que les toiles de six mètres; et ils ne sentent pas. Et puis, à ma connaissance, Emily Dickinson ne s’est pas suicidée… »
L’épouse s’écria: « Oh non! En fait, elle n’a cessé de soigner des parents malades. C’était un ange de miséricorde pour sa famille, toujours vêtue de blanc immaculé! Elle pourrait nous soigner si… »
L’épouse s’interrompit avec un petit rire nerveux. Le vendeur lut sur son ordinateur:
« "Emily Dickinson (1830-1886), poétesse révérée de la Nouvelle-Angleterre". Vous avez de la chance, monsieur et madame Krim, cette "Emily " fait partie d’une édition limitée qui sera bientôt définitivement épuisée mais que nous proposons encore tout le mois d’avril avec vingt pour cent de remise. EDickinsonRépliLuxe est programmé de trente à cinquante-cinq ans, âge de la mort du poète. Le client dispose donc de vingt-cinq années qui peuvent être accélérées à volonté, ou même parcourues à rebours… mais pas en-deçà de l’âge de trente ans, naturellement. Cette offre limitée expire le… »
Très vite l’épouse dit: « Nous le prenons. Nous la prenons! S’il vous plaît. »
L’épouse et le mari se tenaient par la main. Un frisson soudain de tendresse, d’affection, d’espoir enfantin passa entre eux. Comme si, contre toute attente, ils étaient de nouveau de jeunes amants, au seuil d’une nouvelle vie.


Cette nouvelle - je ne vous en dirai pas plus - est à la fois tendre et terrible. Elle réalise la fusion des deux courants qu’aima à explorer à tour de rôle Joyce Carol Oates: l’étrange - qui prend ici la forme de la science-fiction - et la peinture sans complaisance de la société américaine contemporaine. Une société qui a changé depuis l’époque des manoirs à nombreux pignons, mais pas nécessairement pour le meilleur. Pourtant, Oates nous assure que même dans un monde où tout s'achètera à crédit, il restera toujours des choses que la nuit parviendra à transfigurer.

Les citations ci-dessus proviennent de EDickinsonRépliLuxe, dans Folles Nuits, traduit par Claude Seban, éditions Philippe Rey, 2011 (Wild Nights!, 2008)

*Folles nuits - Folles nuits!
Si j''étais avec toi
De Folles nuits seraient
Notre volupté!

Futiles - les Vents -
Pour un Cœur au havre -
Adieu Compas -
Adieu Carte!

Voguer dans l'Éden -
Ah - la Mer!
Si je pouvais cette nuit - jeter l'ancre -
En toi!
Traduction des vers d’Emily Dickinson par Claire Malroux (Y aura-t-il pour de vrai un matin, José Corti, 2008)

 

Pour illustrer ce billet:
le portrait de quelqu'un qui ressemble un peu à Emily Dickinson
(ce n'est pas elle; c'est le portrait, daté de 1846, d'une dame de l'Ancien Monde peint par Barend Cornelis Koekkoek (1803-1862)… mais on imagine assez bien les créatifs chargés d'illustrer un dépliant pour vendre EDickinsonRépliLuxe mixant cette image avec la seule photo authentifiée d'Emily pour obtenir quelque chose de plus sexy: c'est ça l'art de la vente…)