Je me promène une fois encore en direction
du hameau dépeuplé de Flaoussiers, quelques kilomètres plus loin.
Cette petite vallée a quelque chose de mystérieux qui m'a toujours attiré.
On y est abrité du vent, sauf lorsqu'il s'engouffre précisément
dans le ravin durant quelques jours à chaque saison.
On est alors presque obligé de se plaquer à terre
pour échapper au froid cinglant.
À présent le lieu est abandonné et paisible.
Un couple de faucons décrit de petits cercles
au-dessus des prés arides. Quelque part un chien
attaché à une chaîne aboie; les quelques champs de lavande
juste au-dessus de la vallée sont gris après la récolte.
Au loin s'élève, majestueux, le Géant de Provence,
le Mont Chauve, le Ventoux.
Tout est désolé et très ancien.
Un agneau égaré bêle.
Stefan Hertmans,
Le cœur converti
Pourquoi accoler un billet sur Le cœur converti, de Stefan Hertmans, à celui sur Deux hommes de bien? Les deux ouvrages n'ont en commun que peu de choses; la plus remarquable est que leurs auteurs usent du même procédé: un de nos contemporains - un double de l'auteur, mis à distance de façon un peu ironique, chez Pérez-Reverte; un Flamand, Provençal d'adoption, qui ne juge pas indispensable de se présenter longuement mais nous livre quelques-unes de ses pensées les plus intimes chez Hertmans - s'efforce de reconstituer dans tous ses détails une histoire dont ne restaient sur le papier - ou le parchemin - que quelques mots.
Mais, entre un roman et l'autre, l'expérience de la lecture sera nettement différente. Le capitan Pérez-Reverte, si introspectif qu'il soit par moments, ne s'interdit pas, à d'autres moments, de faire cliqueter ses vieux éperons et de redresser les plumes de son panache, comme par habitude - là où Hertmans lisse son papier en étouffant un soupir; à chacun sa manière.
Des lecteurs ont aussi souligné la parenté entre la démarche de Hertmans et celle de W. G. Sebald (Austerlitz, Les anneaux de Saturne); mais à la différence de Sebald, Hertmans ne s'éloigne jamais longtemps de la piste qu'il a choisi de suivre avec obstination.
Vous pouvez trouver un résumé, respectueusement concis, de l'intrigue du roman sur le site "Marque-pages".
À Monieux, le village où Hertmans a passé une partie de ce début de siècle, des traces infimes subsistent d'une histoire effacée, traces qui ont éveillé la curiosité du romancier. Cette histoire avait laissé d'autres traces pourtant, bien loin de là. C'est de la rencontre avec les travaux d'universitaires américains, patients releveurs d'empreintes, qu'est né le livre. Jorge Luis Borges conseilla un jour à l'historien de tout dire "… car nous ne savons pas où l'Histoire met ses accents, et la vie est pudique comme un crime".
L'approche d'Hertmans diffère un peu de celle de Pérez-Reverte: sobre quand il retrace les tribulations de son héroïne Hamoutal, il devient paradoxalement plus lyrique quand il égrène les étapes de ses recherches. La sobriété du récit historique lui était, en partie, imposée - ses seuls matériaux étaient quelques noms propres, quelques lieux, quelques dates - en partie aussi, elle résulte d'un choix: dans ce que taisent les documents, on pouvait deviner des horreurs pour lesquelles il n'y a pas de mots. Quant à la recherche documentaire qui nous est racontée à la première personne, si je lui ai accolé l'adjectif "lyrique", c'est qu'elle donne parfois l'impression d'avoir été faite dans une sorte de transe, qui aurait permis au narrateur de combler les vides, dans sa reconstitution, avec des détails qui ont la précision des rêves lucides: ici un léger strabisme, là des nausées, une cheville qui se tord, la raideur d'une étoffe, le son d'une trompe, le plan cruciforme d'un jardin… tous, par Hertmans, pressentis à travers la durée.
Et voilà comment le romancier passe de ceci:
Solomon Schechter, l'érudit qui en 1888 reçut enfin l'autorisation d'ouvrir la salle du trésor, fut le premier à supposer quel monde allait se révéler ici.
Ce qu'il découvrit dépassa les attentes les plus audacieuses: des fragments d'un ouvrage en hébreu prétendument perdu de Ben Sira, Ecclésiastique, datant d'avant notre ère; des écrits de Maïmonide, des poèmes et des lettres de Judah ha-Lévi, des fragments de la traduction en grec faite au deuxième siècle par Aquila de la version en hébreu de la Bible, des copies de textes des sadducéens remontant à l'époque de la destruction du Temple; des récits de témoins oculaires du sac de Jérusalem par les croisés; des documents et des lettres de juifs khazars ; d'innombrables documents de négociants, de juifs de haut rang, des pièces de l'administration islamique et des accords entre les deux communautés, des taxes et des quittances, des documents géographiques et médicaux, des paiements, des amendes, des interactions avec la communauté musulmane et des arrêtés en émanant; des témoignages à propos de mariages et de divorces, des revendications contestées concernant des terres et des biens, des demandes de prêts, des factures de transports maritimes, des désignations de rabbins et de membres de l'administration, des questions d'héritage, des poèmes d'amour et des demandes de grâce ou de paiements d'arriérés de salaire - tout a été jeté dans ce trou sombre, pendant des siècles, car un texte où apparaît le nom de Iahvé ne peut être détruit ou brûlé; le Très-Haut doit lui-même le reprendre.
Nulle part ailleurs l'oubli et le souvenir n'ont été liés de manière plus paradoxale que dans ce puits d'oubli à la mémoire infinie.
[…]
Un des innombrables documents concerne une prosélyte venue du Nord et son sort tragique. Il s'agit du document T-S 16/100 - les lettres codifiées renvoient au nom non seulement de Schechter mais aussi de Charles Taylor, l'homme qui finança ces recherches et poursuivit ultérieurement ces travaux. Le document T-S 16/100 fut traduit et commenté en 1968 par l'érudit américain Norman Golb, qui détermina que la prosélyte devait venir d'un village situé dans la Provence de l'époque. Le 20 avril 1968, il donne une conférence sur la question à la faculté de Medieval Jewish Studies de l'université de Chicago, et, en janvier 1969, il publie ses résultats dans les Proceedings of the American Philosophical Society.
Même si elles sont déchirées dans le manuscrit, les lettres hébraïques qui composent le nom du lieu sont lisibles, מניו , soit de droite à gauche: mem, noun, yod, vav. En transcription: MNYW. Monieux.
… à cela:
Après Mazan, je prends la route qui passe par Blauvac pour aller à Méthamis. Une fois arrivé,je regarde pendant un quart d'heure, du haut du parvis de l'église, les vignes et les cyprès. Je poursuis ma route jusqu'au grand mas de Saint-Hubert, à quelque huit kilomètres de là, je longe le mur de la peste dans le bois juste derrière, primitif et sombre dans ce paysage solitaire. De la terre retournée, les traces des sangliers, la peau luisante d'un serpent, le cri ténu d'un oiseau de proie.
Je laisse la voiture et parcours le reste du tracé à pied à travers le bois du Défens et jusqu'à La Plane.
[…]
À partir de cet endroit, ils voient le plateau de Monieux pour la première fois dans le lointain; mais d'abord ils se perdent, descendent trop vite vers les gorges capricieuses de la Nesque, perdent leurs repères, maugréent contre leur guide, traversent à gué la rivière au courant rapide.
[…]
Ils auraient tout aussi bien pu suivre le lit de la rivière, mais ils ne s'en rendent pas compte. Ils gravissent péniblement la berge à l'est et montent la pente; cet itinéraire est épuisant, cette erreur leur coûte presque une journée. Ils s'endorment sous la fraîcheur du ciel nocturne.
La Voie Lactée, d'une blancheur glaciale, tremble juste au-dessus d'eux, une lune rousse voilée est suspendue au ras de l'horizon noir. Bruissements d'animaux, peur et sommeil léger, douleurs musculaires, le sol nu pour seul lit, frissons à l'aube.
Le froid les réveille, ils se redressent en chancelant, lèvent le camp en silence. Le jour apparaît, pâle au-dessus du sommet de la colline, à l'est. Ils boivent une gorgée, le guide entasse leurs sacs sur le dos de la mule. Ils marchent machinalement en direction du sud, traversent le plateau de La Plane et, sous les premiers rayons du soleil dans la vallée qui s'ouvre, ils voient le village, tel un nid de pierre accroché à la paroi rocheuse. Dans les chênes secs, racornis, volettent de petits oiseaux.
Tous trois descendent vers le plateau fertile, solitaire, vers le village d'où je les ai vus approcher dans mon imagination. Ils arrivent épuisés mais sains et saufs devant la Grande Porte. David frappe trois fois avec sa canne. On ouvre. Un coq chante, un chien les accueille par des aboiements.
On est encore en 1091. Le monde occidental glisse lentement vers une catastrophe, une fracture dans l'Histoire, et personne ne le voit venir.
Le contemporain ne sait rien.
Le monde tourne, mais quand on retient un instant sa respiration il s'immobilise.
Un agneau égaré bêle.
Gallimard, 2018.
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