mardi 7 février 2017

Avec la claire lumière de février



C'était seulement depuis qu'il habitait chez les Wanka que Land avait parfois le sentiment d'être chez lui. 
Il se sentait à l'aise dans sa chambrette. 
Il y passait ses dimanches, assis à sa grande table, perdu dans les lourds nuages de fumée de sa pipe, à lire de vieux livres aux pages jaunies, qui lui faisaient oublier hier et demain.
On ne s'étonnera donc pas qu'il n'eût point entendu ce léger coup frappé à sa porte, et qu'il fût très surpris de distinguer soudain, à travers des flots de fumée, Louisa qui venait d'entrer et qui se tenait là, pleine d'embarras. Elle était comme une image de rêve, avec sa robe bleue pâle et sans ornements, et ses grands yeux muets et elle tenait à la main trois petites roses blanches qui semblaient se serrer timidement contre elle.
- Oh! Pardonnez-moi, - dit-elle en allemand avec un léger accent slave - je croyais que vous étiez sorti pour déjeuner… Je voulais seulement…
Et elle alla placer les trois roses blanches derrière une photographie de Zdenko, suspendue près de la fenêtre.
Land avait souvent considéré ce portrait. Il regardait maintenant les mains de la jeune fille, qui tremblaient de douloureuse tendresse et, comme fasciné par ce spectacle, il fut incapable de dire un mot, de faire un geste, de rien penser. 
Il entendit encore la jeune fille qui disait: "C'est son premier anniversaire depuis qu'il n'est plus avec nous". Puis tout fut de nouveau comme avant. Il se retrouvait seul dans le silence dominical de sa petite chambre, et il n'avait rien d'autre à faire qu'à continuer sa lecture. Mais il n'y parvint pas. Il regardait sans cesse vers la porte, comme s'il eût attendu quelqu'un. La fumée commença à l'irriter et il ouvrit la fenêtre, par où pénétra un flot d'air frais, avec la claire lumière de février. 
Un instant, une humeur de fête l'envahit. 
Il songea: "J'ai reçu des visiteurs de haut rang: trois roses blanches…" et il sourit comme en rêve.

Rilke écrivait comme à présent on n'écrit plus. Aujourd'hui plus personne n'écrirait: elle se tenait là, pleine d'embarras, ni: elle était comme une image de rêve, ni: trois petites roses blanches qui semblaient se serrer timidement contre elle, ni: une humeur de fête l'envahit.
Pourtant, il arrive encore parfois que quelqu'un écrive: puis tout fut de nouveau comme avant.


Rainer Maria Rilke, Frère et sœur (1899), 
une des Histoires pragoises
traduction d'Hélène Zylberberg et Louis Desportes, 
Seuil, 1966 (indisponible); 
Points, 1997, 2013

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour Totoro,

En effet beau texte. Amusant de voir comment Rilke utilise le rêve. La femme est une "image de rêve", et à la fin de l'extrait, Land en songeant "sourit comme en rêve". Land rejoint le rêve par la pensée quand la femme en est l'image. Je n'ai jamais lu Rilke.
Strum

Tororo a dit…

Bonjour Strum!
Il y a beaucoup de points d'entrée possibles dans l'œuvre de Rilke: j'espère qu'un jour vous trouverez celui qui vous convient!