vendredi 6 mai 2022

Né sans ailes


Le fils de Golkar Omonenko était né sans ailes. Ce sont des choses qui arrivent. Les médecins font la grimace et parlent d’un être aptère, et, dans la foulée, ils le tuent. Il était né aptère, et il n’avait même pas dans le dos les moignons qui auraient pu annoncer une promesse d’ailes. Sur le plan physique, c’était son seul problème. Pour le reste, par exemple sur le plan psychologique, il ne présentait aucun trouble. Et pourtant sa naissance ne s’était pas déroulée dans des conditions optimales de normalité et de confort, c’est le moins qu’on puisse dire.
[…]
Le cri primal du bébé avait été couvert par le grondement du sol, les détonations des bouteilles de gaz dans les étages, le vacarme des murs d’immeubles qui se couchaient sur la chaussée. L’absence de sage-femme avait été fatale pour Yaïcha Omonenko que la misère et la clandestinité avaient affaiblie. Mais, d’un autre côté, cette absence avait eu quelque chose de positif. Elle avait permis au bébé de voir le jour sans être aussitôt éliminé pour monstruosité. Les épaules du nouveau-né étaient en effet parfaitement lisses, et il n’aurait pas été possible de prétendre que les ailes étaient là, seulement repliées et embryonnaires à l’intérieur du dos, et qu’elle finiraient bien par éclore quand l’enfant aurait grandi. Si un membre du corps médical avait été là, il aurait à peine palpé la chair du bébé au niveau de ses clavicules, et la discussion n‘aurait même pas pu se tenir. On était à un moment de l’histoire humaine où, sur la question de la conformité raciale, aucune blouse blanche ne se laissait fléchir. En cas de non-appartenance flagrante à la race dominante, l’euthanasie était automatique et immédiate. L’affaire aurait été traitée sans délai ni recours. La sage-femme aurait invité le père à aller fumer une cigarette à l’écart, elle aurait retiré le bébé des mains ensanglantées de la mourante, elle aurait une dernière fois, rapidement et par acquit de conscience, vérifié qu’il avait bien les omoplates anormales, et elle lui aurait tapé sur la nuque pour le faire taire de façon définitive.
A la polyclinique, c’était même quelque chose qu’on facturait, cette frappe mortelle.


A la mémoire de Golkar Omonenko, 
Verdier, 2010

4 commentaires:

Jourdan a dit…

Ouille.😃Pas très rafraîchissant, c’est le moins qu’on puisse dire.

Tororo a dit…

Bonjour Jourdan,
Il est vrai que Les aigles puent est un des romans les plus sombres de Volodine - pardon, je veux dire de Bassmann.
Et en effet, les débuts dans la vie d'Ayïsch Omonenko (le petit garçon s'appelle Ayïsch) ont été difficiles. Mais son père s'est bien occupé de lui: si vous voulez connaître la suite de leurs aventures, je leur avais déjà consacré
(ici: https://tororoshiru.blogspot.com/2015/02/golkar-omonenko-dit-bonne-nuit.html ) un billet
en 2015 (comme le temps passe!), cela devrait vous rassurer (un peu).

Jourdan a dit…

Je me doutais un peu que c’était Volodine.
Je le lirai un jour et si la suite est plus favorable c’est d’autant mieux. Merci

Tororo a dit…

Attention: sombre! Et dans ce roman y'a pas que les aigles qui puent. ��