samedi 31 décembre 2016

And now for something completely different



Quand on se dit, un 31 décembre 
"l'année prochaine ne pourra pas être pire que celle qui vient de finir, donc elle sera forcément meilleure, même si c'est juste un peu", il suffit que l'année suivante soit juste un peu moins meilleure qu'on ne s'y attendait pour qu'à la fin on soit déçu.

Quand on se dit un 31 décembre 
"l'année prochaine pourra être: 
soit pire que celle qui vient de finir, 
soit beaucoup pire, 
soit beaucoup beaucoup pire"
il suffit que l'année suivante soit juste un petit peu moins pire que prévu pour qu'à la fin on se sente soulagé.

Mais c'est quoi qui est mieux?
Je ne sais pas.

Alors vous savez quoi? On va faire simple: je vous souhaite que votre année 2017 soit si bonne que vous ne pensiez même pas,
quand viendra son 31 décembre, 
à vous poser ce genre de question 
à propos de 2018.


Au fait, s'il y en a parmi vous qui ne sont pas contents de l'année 2016: veuillez adresser vos réclamations à David Madore.

jeudi 29 décembre 2016

L'apprentissage de la ville, 4: le Maître et Kupifam



UNDERWATER fut publié en fascicules, un peu difficiles à trouver aujourd'hui*, et qui n'ont pas, à ma connaissance, été réunis en album, pas plus en anglais qu'en français.
Les dernières pages de chaque fascicule, à partir du numéro 2, sont occupées par un épisode d'une autre série (la suite d'une histoire à suivre dont la publication avait commencé en 1987 dans le précédent comic auto-édité par Chester Brown: Yummy Fur). Cette histoire s'appelle Matthew. Pourtant, le protagoniste n'est pas le nommé Matthew (qui n'y joue qu'un rôle effacé), c'est un grand type baraqué, au visage osseux, aux longs membres nerveux et à l'air pas commode que ses "disciples" (dont le nommé Matthew fait partie) appellent Seigneur, ou Maître, ou Jésus. Il est grand, ai-je dit, mais vraiment, nettement plus grand que tous les autres personnages, un peu comme s'il sortait d'une autre histoire et se retrouvait, dans celle-ci, un peu à l'étroit.
Et on a un peu l'impression, aussi, qu'il parle une autre langue que les gens auxquels il s'adresse.


Extrait de Yummy Fur n° 21.

Parfois, il dit ou il fait des choses qui font un peu peur.

Extrait de Underwater n° 2.

Parfois, les choses qu'il dit sont simplement incompréhensibles.


La plupart des événements rapportés dans cette histoire sont aussi étranges, aussi déroutants pour nous, qui sommes pourtant des grandes personnes, que peuvent l'être pour Kupifam les changements d'humeur de sa yuy ou de son kufur, les exigences bizarres de yonon Trod.


Les "disciples" du "Maître" sont, comme nous, intrigués, un peu inquiets, devant le comportement de leur "Seigneur". "Puis-je vous dire un mot en privé, Maître? Voilà, vous ne devriez pas parler comme ça, les gens vont croire que..." chuchote un de ceux-ci au détour d'une planche. La façon dont Brown les représente tous, Simon, Matthew et leurs contemporains (ai-je mentionné que l'histoire se passe au Moyen-Orient il y a environ deux mille ans?) est résolument anti-héroïque: ils sont malingres, contrefaits, timides, maladroits... ce sont des personnages typiques de Chester Brown. Cependant, Matthew est probablement (avec l'essai publié dans Underwater n° 4: My mother was a schizophrenic) une des séries de Brown dans lesquelles son traitement de l'image se rapproche le plus d'un certain "réalisme".

UNDERWATER, c'est une autre affaire.

La plupart des commentateurs décrivent le style de Chester Brown comme "minimaliste": il a délibérément accentué ce minimalisme dans UNDERWATER, et y a ajouté une dose de bizarrerie tout aussi délibérée.
Les dialogues inintelligibles, c'est ce qui surprend d'abord le lecteur, et, parfois, l'arrête dans sa lecture.  Mais Chester Brown n'a pas voulu en rester là; il s'est aussi demandé: comment traduire en dessins le sentiment d'étrangeté qui envahit l'enfant quand elle voit des choses pour la première fois?
Il a essayé d'y parvenir en brouillant les repères visuels familiers aux lecteurs de comics.
Décors et mobilier sont dessinés dans un style, à première vue, "générique": ils ne sembleraient pas déplacés dans beaucoup de daily strips du XX° siècle (disons, Mutt and Jeff, Beetle Bailey, Peanuts ou les Katzenjammer Kids). Mais  de temps à autre, apparaît un objet non-identifiable qui pourrait provenir d'une série de science-fiction, certains vêtements pourraient sortir de la garde-robe de La Petite Annie et d'autres de celle des Jetsons: nous ne sommes pas vraiment "chez nous".
Plus radical, le traitement des personnages, encore moins réaliste qu'il n'est habituel chez Brown: aucun n'a de cheveux, chacun possède au moins un trait physique excessif (nez ou oreilles hors de proportions, peau striée de ratures qui ressemblent à des cicatrices), quelques-uns pourraient aussi bien être des dinosaures humanisés (ou des élèves de la Supermutant Magic Academy); aucun n'est dessiné d'une façon qui puisse inspirer la sympathie ou inviter à l'identification.
Plus déroutant encore est le rythme auquel avance la narration. Aucun repère temporel ne nous est donné: ils n'auraient pas de sens pour Kupifam (on l'a posée dans son berceau, puis on l'a laissée seule longtemps - c'est à dire, le temps de plusieurs pages de comics; plus tard (à la page suivante, mais cela veut-il dire des heures, des semaines ou des mois?), on l'a emmenée dans un endroit qu'elle ne connaissait pas: voilà ce qui est important pour elle, voilà ce qui est donné au lecteur). De plus, il n'y a pas de démarcation entre ce que vit Kupifam et ce qu'elle rêve. Quand quelqu'un prend Kupifam à bout de bras et la soulève très haut, elle est tout excitée par cette nouveauté et elle en redemande; plus tard, dans un rêve, elle ne retrouve que l'anxiété diffuse causée par cette sensation: intrépide dans ses expériences diurnes, en rêve elle peut se permettre d'avoir un peu peur. Un jour, sa grand-mère, qui lui faisait la lecture, s'interrompt, tombe par terre et ne bouge plus. Dans un rêve qu'elle fait plus tard, en passant de pièce en pièce dans la maison, Kupifam trouve tous les gens qu'elle connaît (sa mère, sa grande sœur, sa jumelle…) couchés par terre: ils ne bougent plus. Okay. Apparemment, tomber par terre et ne plus bouger, ce sont des choses qui arrivent aux gens.
C'est ainsi qu'à chaque page, quelque chose vient nous rappeler que nous sommes entrés avec Kupifam dans un univers dont on ne nous a pas donné le mode d'emploi.

Un de mes plus vieux souvenirs: un matin je me penche à la fenêtre de la cuisine et je découvre que le paysage a radicalement changé depuis la veille: une mer sans limite miroite devant la maison, un océan semé de petites îles verdoyantes (j'ai déjà vu les mêmes dans un livre d'images).
Pendant la nuit, le Rhône est sorti de son lit et a pris ses aises sur des kilomètres; au pied de l'immeuble, la hauteur de l'eau doit être d'une vingtaine de centimètres. Les îles verdoyantes, ce sont les têtes frisées des choux et des laitues dans le potager en contrebas. J'ai trois ans: je suis étonné, mais pas trop. Je me demande ce qui pourra bien arriver ensuite.
Je cite ce souvenir comme un exemple de ce que, depuis que j'ai lu UNDERWATER,  j'ai envie d'appeler "a Kupifam moment".


*Les numéros  1 à  9 d'Underwater peuvent encore être commandés, si le cœur vous en dit, chez l'éditeur canadien DRAWN AND QUARTERLY; les numéros 10 et 11 sont actuellement indisponibles. 
Dessins © Chester Brown
(Yummy Fur n° 21 et Underwater n° 2)

mardi 27 décembre 2016

L'apprentissage de la ville, 3: Kupifam à l'école


Ce billet est la suite de celui-là et de celui-là.


Un jour (UNDERWATER en était déjà à son numéro 9: comme le temps passe) on a amené Kupifam dans une grande pièce où il y avait d'autres petites personnes de sa taille, ou presque (en fait, Kupifam était la plus petite). Une grande et grosse dame est arrivée (elle avait une grosse voix, aussi) et s'est mise à faire le genre de choses bizarres que font toutes les grandes personnes, on commence à en avoir l'habitude (entre autres: dire des tas de mots qu'on ne connait pas).


Dites bonjour à yonon Trod.


Vous aussi, apprenez l'elkepeesh. Vous allez voir, c'est très barshesh.


Vous trouvez que ces petits gribouillis, que la dame fait sur le mur, ne ressemblent à rien? Hé bien, ils ont chacun un nom (comme les personnes): oow, uh, uw, beh, deh, geh… répétez après yonon Trod.


On recommencera jusqu'à ce que vous les sachiez par cœur.

Oh, il faudra aussi que vous appreniez à faire pipi dans un endroit spécial (il faudra demander la permission avant).

Dessins © Chester Brown.

samedi 24 décembre 2016

Embrasse-moi


C'est de nouveau cette époque de l'année.


En cette saison il ne serait pas surprenant que vous rencontriez un renne. Ne le mettez pas dans l'embarras en le complimentant sur ses beaux yeux (vous les verriez s'embuer au souvenir de la réplique fameuse du Quai des brumes: les rennes sont des animaux très sensibles): sans plus de cérémonies, embrassez-le, sur le bout du nez, rien ne saurait lui faire plus plaisir.


Illustration d' Edmund Dulac 
pour La Reine des neiges (1911)
C'est chez Terri Windling que j'ai chipé cette image; merci Terri!
Mais savez-vous, chers lecteurs, 
que vous pouvez aussi voir toutes les illustrations 
de Dulac (ou presque) pour les contes d'Andersen chez Thierry Robin?

mardi 20 décembre 2016

L'apprentissage de la ville, 2: le prestige


Ce billet-ci est la suite de celui-là.

UNDERWATER  ne rencontra pas, c'est le moins qu'on puisse dire, un grand succès, même auprès des anciens abonnés de Yummy Fur  (le précédent comic auto-édité par Chester Brown), qu'on pouvait pourtant supposer habitués aux bizarreries de ce cher Chester. Le fait que les personnages y parlent un charabia incompréhensible déplut fort aux lecteurs nord-américains, qui aiment bien que dans les comics, même s'ils sont indépendants, tout soit bien clair et carré.
Voici quelques réactions de lecteurs au n°1, publiées dans le n° 2:

Si vous trouvez que c'est trop petit,
vous pouvez les voir en plus grand
en cliquant dessus.

Si vous avez bonne mémoire, amis lecteurs de comics, vous vous souvenez que dans les années 60-70 Richard Corben (qui avait pourtant une base de fans bien plus étendue que Brown) s'était brouillé avec certains de ses lecteurs en employant des procédés plus ou moins analogues: dans son comic Rowlf, par exemple, les personnages "gentils" parlaient en bon anglais; les "démons", en revanche, (les méchants de l'histoire: une armée de mutants contrefaits), Corben, pour suggérer l'existence, entre les deux camps, d'un fossé linguistique, avait choisi de les faire s'exprimer...
... en espéranto (!).
Ça vous paraît bien innocent, sans doute?
Hé bien, comme Chester Brown, Corben reçut des lettres de lecteurs indignés: "Qu'est-ce que c'est que ça? On ne comprend rien!"...

Pourtant, le jeu avec le langage dans Underwater n'est pas gratuit, tout au contraire: c'est même, pour une bonne part, ce qui fait l'intérêt de cette mini-série.
Les premiers strips montrent un accouchement difficile: les intervenants semblent parler une langue inconnue.
Puis l'image devient subjective: un enfant nous est né, de vagues formes mouvantes l'entourent, dans les bulles de dialogue s'inscrivent des lignes qui ne sont, cette fois, même plus organisées en phrases, comme pour transcrire des sons brouillés.
Peu à peu, dans cette bouillie sonore, Kupifam remarque que certains mots reviennent souvent (oh no), ou qu'ils sont plus faciles que d'autres à prononcer, et elle apprend à les utiliser.


Quand elle dit "okay", par exemple, ça semble mettre de bonne humeur les grandes personnes qui s'occupent d'elle.


Quand elle dit "no!", en revanche, ça ne les met pas de bonne humeur, pas du tout. C'est dommage, parce qu'elle trouve beaucoup d'occasions de l'employer, ce "no!".


Ne me dites pas que cette situation n'éveille en vous aucun souvenir?


A suivre....


Dessins © Chester Brown.

samedi 17 décembre 2016

L'ingrédient secret de la recette secrète de sandwich de Richard Brautigan



Après le divorce de mes parents, lui et moi nous nous rendions parfois à la librairie City Light pour récolter auprès de Shig Murao les minuscules recettes de ses ventes. Puis nous remontions Columbus Avenue pour aller acheter des sandwichs à l'épicerie Molinari de North Beach. 
Après quoi nous aimions nous arrêter dans le parc de Washington Square. 
Il y avait là une petite aire de jeux. 
Très jeune, j'ai appris 
à associer la poésie à la nourriture.

Ianthe Brautigan, Introduction à 
traduit par Thierry Beauchamp, 
Frédéric Lasaygue et Nicolas Richard, 

jeudi 8 décembre 2016

L'apprentissage de la ville, 1: le prestidigitateur

Je ne crois pas avoir manqué une seule fois, lors d'aucun des séjours - pourtant habituellement brefs - que j'ai pu faire à Paris au cours des trente dernières années, de lui rendre une petite visite, d'abord boulevard Saint-Germain aux Yeux Fertiles, puis rue Gît-le-Cœur à Un Regard Moderne.
Il y avait une bonne raison à cela: chaque fois il me régalait de ce tour de passe-passe dont tant de ses clients se souviennent (je n'ai pas été le seul de ses clients à en bénéficier, loin de là!): après que nous ayons échangé quelques phrases, il fouillait dans ses piles de papier et en sortait quelque chose - un livre, un fascicule, une brochure, un portfolio, une cassette, dont je n'avais jamais entendu parler et dont pourtant je réalisais instantanément que je ne pourrai pas me passer plus longtemps. Le recueil de gravures de Horst Janssen, si gros qu'il dépasse de l'étagère et menace de basculer dès que je touche à ses voisins, le flip-book où Bettie Page se dévergonde, si minuscule qu'il se retrouve toujours on ne sait comment coincé entre deux psautiers ou sous un dictionnaire, les mauvais sujets dessinés par Crumb (Heroes of the Blues, Pioneers of Country Music...) qui essaient à tour de rôle de s'évader de leurs petites boites en carton, la carte pliée en accordéon qui me permettra un jour - j'y compte bien - de ne pas me perdre quand je visiterai Ankh-Morpork (et qui, en attendant, ne manque pas une occasion de se déplier toute seule alors qu'on ne lui demande rien), je ne risque pas de les oublier, ils se donnent assez de mal pour ça.
Ils viennent tous de chez Jacques Noël,
mais ce ne seront pas eux les invités spéciaux de ce billet,
ça leur apprendra à faire les malins.

Non, en souvenir de Jacques Noël je vais exécuter pour vous un des tours qu'il maîtrisait si parfaitement: sans aucun trucage, je vais extraire d'un tas de papier (cette falaise de comics, que rien ne distingue les uns des autres, qui se trouve derrière moi) une poignée de gemmes et la faire scintiller sous vos yeux.

Chester Brown, allons, vous le connaissez au moins de réputation, puisque deux de ses ouvrages récents (Paying for it et Mary wept over the feet of Jesus) ont suscité sur le continent nord-américain des controverses dont l'écho assourdi est parvenu jusqu'à nous lorsque des éditeurs français en ont publié des traductions (Vingt-trois prostituées et Marie pleurait sur les pieds de Jésus).
Mais le comic de Chester Brown que Jacques Noël a sorti de derrière ses fagots il y a plus de vingt ans et qui n'a plus quitté depuis la liste de mes comics favoris
(c'est pour ça que j'a choisi de vous en parler), c'est
UNDERWATER*.


UNDERWATER est ce qu'on appelle un récit de formation. Mais un récit de formation inhabituellement ambitieux. Il suit les changements qui surviennent dans la vie d'une petite créature de sa naissance à ses premières... années? Oui, ce doit être ce que nous, les grandes personnes, nous appelons des années, et à quoi la petite créature ne songe pas encore à donner un nom: le temps, d'ailleurs, ne s'écoule pas pour elle de la même façon que pour nous.
Et Chester Brown raconte ça comme personne ne l'avait encore fait avant.
L'ambition de Brown a été de nous faire partager les émotions d'un être pour qui tout est encore nouveau, souvent intéressant, parfois effrayant, toujours indéchiffrable... j'aurais dû commencer par là: au début, la petite chose n'a encore de mots pour rien, pas de mot pour dire "froid",  pas de mot pour dire "faim",  pas de mot pour dire qu'elle est petite et que tout autour d'elle est trop grand, à commencer par les géants qui la soulèvent (trop haut!) en faisant des bruits bizarres avec ce grand trou qu'ils ont dans la grosse boule posée entre les appendices immenses dont ils se servent pour soulever les choses.
Béatrix Beck, pour celui de ses romans qui traite, lui aussi, de ce moment de la vie, avait trouvé ce titre parfait: "L'Épouvante, l'émerveillement".
Chester Brown n'y a sans doute pas pensé (pourquoi il a choisi Underwater? je ne sais pas) mais si on lui en parlait il estimerait sans doute que ce n'est pas un mauvais titre (s'il connaît Béatrix Beck, je ne le sais pas non plus).


Je résume (au cas où je n'aurais pas été assez clair): Underwater accompagne un enfant du moment où il ouvre les yeux à celui où il commence à maîtriser le langage.
Une ambition démesurée? Peut-être: "J’ai eu les yeux plus gros que le ventre!" déclara Chester Brown dans un entretien avec Nicolas Verstappen. Et il a interrompu abruptement son expérience au bout de deux ans et demi (et onze numéros), alors que trois ou peut-être quatre ou peut-être cinq ans (on ne le saura jamais) s'étaient écoulés dans l'univers où vivait sa petite créature.

Chester Brown avait-il vu juste? À qui, de ses yeux ou de son ventre, aurait-il dû se fier? Nous essaierons de le découvrir dans le prochain billet.
A suivre…



*A ne pas confondre, évidemment, avec son homonyme, le manga Suiiki (qui s'appelle aussi Underwater dans l'édition en langue anglaise) de Yuki Urushibara (elle aussi vous la connaissez, voyons: l'auteur de Mushishi!), paru chez nous au début de l'année (sous le titre  Underwater: Le village immergé). Que ce soit la dessinatrice japonaise ou ses éditeurs occidentaux qui aient choisi de l'intituler Underwater, ce choix fut sans doute judicieux,  car ce titre semble porter bonheur: le manga d'Urushibara lui aussi est excellent et je vous en recommande chaudement la lecture.


Dessins © Chester Brown.

lundi 5 décembre 2016

Le blé se moud-il? L'habit se coud-il? Oui, le blé se moud, l'habit se coud



Jean-Pierre Liégeois, un jeune lecteur du Var,
nous a récemment demandé
(dans notre courrier des lecteurs):

"Est-il exact que Marcel Gotlib existe-t-il?
Je veux dire pour de vrai?
Existe-t-il, par exemple, 
des gens qui l'ont rencontré?"


Les réponses à ces questions sont, dans l'ordre:
oui, 
oui et 
encore oui.

jeudi 17 novembre 2016

Still raining, back in November


Il pleuvait l'autre jour, rue Gît-le-Cœur.


Les fleurs ne se plaignaient pas: elles aiment bien la pluie.


Et entre les gouttes de pluie, il y avait un arc-en-ciel.


J'aurais aimé que vous soyez là pour voir ça, 
Monsieur Noël.


vendredi 11 novembre 2016

The old ceremony



Un nouvel album de Leonard Cohen
est annoncé pour janvier,
et ça c’est merveilleux, comme si le passé
n’était pas seulement derrière nous,
comme si la nostalgie pouvait se colorer
d’espoir, comme si nous n’étions
pas vraiment morts.
Eric Chevillard
(2012)





Lr mois de janvier dont parlait Chevillard, c'était celui de ... comme le temps passe. 

samedi 8 octobre 2016

Là où sont les yeux, là où est le cœur


Je me suis coupé d'internet pendant quelques jours: une deadline approchait, menaçante, et les journées n'avaient pas assez d'heures...
Retour à la normale, retour devant le clavier; pour voir si je n'ai rien manqué,  je fais le tour des blogs; sur celui d'André-François Ruaud, je lis ceci:

J’ai le cœur gros. C’était un lieu fou, presque inquiétant dans son entassement, dans son étouffement. Magique aussi, car l’on ne pouvait guère y acheter que par sérendipité : le hasard heureux des découvertes, au gré de piles branlantes et toujours plus nombreuses. Monsieur Jacques Noël de chez Un Regard Moderne à Paris, vrai grand libraire, authentique dingue de livres, vient de disparaître. Je ne regrette pas d’avoir trop dépensé chez lui. J’aurai aimé pouvoir le faire bien plus souvent.

Naturellement, je n'arrive pas à y croire, je pense: ce n'est pas possible,  

Il doit y être. Il faut qu'il y soit.
Peut-être derrière une pile de livres.

ils ont mal regardé, il doit être caché quelque part,

Ou alors, il s'est peut-être déguisé.
et puis je vérifie: ils disent tous la même chose, même le Comics Journal, alors ce doit être vrai.

Je n'ai pas seulement le cœur gros, j'ai les yeux qui piquent.
Je crois que je vais repartir d'internet pour quelque temps.




jeudi 29 septembre 2016

Sir Thomas Browne au saut du lit



Sir Thomas Browne ne souffrait pas exactement d'insomnie. Il eût été plus juste de dire que son sommeil connaissait certaines intermittences qui, au fil des années, avaient fini par revêtir un caractère presque rituel. Vers trois heures du matin, c'était le premier réveil. Pendant une trentaine de minutes se répétaient les scènes principales du rêve qui venait d'être interrompu, avec une netteté accrue à mesure que l'esprit en éliminait les parties les plus grossières. Bientôt il ne restait plus qu'une seule image dont son esprit continuait à se repaître pendant cinq à dix minutes: par exemple l'image de ses jambes en train de gravir les pentes touffues d'un champ qui avait appartenu à ses aïeux, quelque part dans le Sussex.
Il se rendormait et se réveillait une seconde fois aux alentours de cinq heures. S'ouvrait alors une séquence tout à fait nouvelle. Une phrase était apparue au milieu de son esprit et refusait de le laisser tranquille jusqu'au moment où il l'aurait fixée sur le papier. Il devait alors faire l'effort de tirer tout son corps hors du lit, de s'installer à sa table d'écriture afin de la transcrire. Avec elle venait une foule de détails qui le débordaient de toutes parts et que sa main peinait à consigner, avant qu'une autre vague ne les repoussât vers le fond. Sir Thomas Browne dénouait un peu son peignoir qui pressait trop fort sur son ventre. Il se mettait à l'écoute de tous les cris de musaraigne qui résonnaient à l'intérieur de lui. Les idées s'abattaient alors sur son écritoire en une pluie soutenue qu'il s'efforçait de contrôler en imposant à chaque phrase la plus grande sévérité logique.
A huit heures, il ouvrait enfin ses volets et avalait un solide déjeuner. Il sentait alors monter toute une brigade d'idées neuves que son cerveau ragaillardi faisait redescendre le long de ses bras. Il s'était à cette heure tout à fait délivré de la nuit et s'engageait dans cette écriture diurne, plus paisible, qui lui servirait à rédiger ses pages les plus exactes.

Olivier Dubouclez, Histoire du basilic
Actes Sud, 2015
ISBN 978-2-330-04898-3

mardi 20 septembre 2016

Rêve d'un âge d'or



Dans le rêve de cette nuit, j'ai fait la connaissance d'Elysséa, une jeune fille fort bien bâtie, sur ce point sa tenue ne permettait pas le doute: elle avait ramené et noué le pan droit de sa tunique de lin à la mode des filles de Sparte, sur sa hanche gauche, laissant toute la moitié droite du corps nue, du menton aux orteils (dans le rêve, ça paraissait tout simple; éveillé, j'ai du mal à comprendre comment ça pouvait tenir). Ses cheveux noirs coupés en carré balayaient ses épaules.

La maîtresse de maison l'avait présentée comme sa sœur cadette, et en effet  il y avait entre cette femme mûre au maintien sévère et la jeune athlète accoutrée à l'antique un air de famille certain. Pourtant quelque chose dans la scène, pour employer le jargon du cinématographe, n'était pas raccord.
Une chaude lumière estivale baignait la vaste demeure où nous nous trouvions (une bâtisse dans le style de Frank Lloyd Wright, toute en larges baies ouvrant sur un paysage de collines), dorait le mobilier résolument contemporain et avivait les couleurs des toiles abstraites accrochées aux murs, pourtant chaque fois que mon regard revenait (et il y revenait fréquemment) vers la jeune fille, il me semblait la voir en noir et blanc. Un noir et blanc superbe certes, tout en nuances veloutées, évocateur de l'âge d'or du cinéma, mais un noir et blanc tout de même un peu incongru dans un rêve en couleurs. La jeune fille était-elle là ou était-elle ailleurs? Et aussi ce détail: la conversation allait bon train (nous étions occupés à chercher quelque chose, un objet qui aurait dû être là parmi les meubles et les œuvres d'art et que nous ne trouvions pas, nous échangions toutes sortes d'hypothèses) et la jeune fille nous suivait du regard, semblait-il, avec intérêt, mais je n'avais pas encore entendu le son de sa voix.

Pourtant la dame au chignon strict avait bien dit "Voici Elysséa, ma sœur", et pas "Voici un film tourné au temps du muet par ma sœur Elysséa"…

La cinématographie des rêves réserve encore bien des surprises, ai-je pensé en me réveillant (sans avoir trouvé le MacGuffin).

samedi 17 septembre 2016

Grands Webcomics du XXI° Siècle (7bis): et ne vous faites pas manger par le premier trucmuche venu, de Dakota McFadzean


Où s'en vont reposer les webcomics chargés d'ans, de favs et de likes? Couchés sur le papier, ils tirent sur eux une belle couverture cartonnée, bien sûr. Comme Nimona, SMMA, Things could be worse, les dailies de  Dakota McFadzean ont aussi connu ce sort. Le bruit court qu'un second volume couvrant les années 2014-2016 serait en préparation... mais faut-il écouter tous les bruits? Ne vaut-il pas mieux, parfois, se boucher les oreilles? LILILILILILILILILILILILILI*



Je vous ai déjà mis en garde à ce sujet: consommez de façon responsable. Moi, des fois, il y en a, de ces strips, ils me font peur.


* private joke réservée aux lecteurs de Dakota McFadzean 

de  Dakota McFadzean
Conundrum Press, 2014. 
Les images ci-dessus sont © Dakota McFadzean 2011-2015.

mercredi 14 septembre 2016

Bon anniversaire, Maurice Pons



Aujourd'hui, 14 septembre  2016, Maurice Pons 
aurait eu quatre-vingt neuf ans: un bel âge, 
comme on a pris l'habitude de le dire machinalement, sans prendre le temps de se demander à quoi ça ressemble, "un bel âge". 
Mais lui l'a pris, le temps d'y réfléchir, et il s'est dit que quatre-vingt-huit ans et huit mois, ça sonnait quand même mieux. Quatre-vingt-huit ans huit mois est donc l'âge qu'il a décidé de garder, désormais, de façon permanente.

Cette nuit encore, vers quatre heures du matin, j'ai été réveillé par un long coup de sonnette, très appuyé, très distinct. J'ai tout de suite pensé que c'était toi. Ce ne pouvait être que toi. Et je me suis vu assailli aussitôt par une nuée d'images.
Je te voyais toi, d'abord, dans cette robe verte, légèrement fleurie, que j'aime tant, avec des socquettes de petite fille et des sandalettes. Toi, frissonnante, exaltée, les bras nus, tenant entre tes mains un grand carton plat. Je te voyais carillonnant à la grille de cette petite maison que j'habite seul depuis plusieurs mois déjà. Toi, ta chevelure de flammes, tes yeux verts, capables comme le ciel d'été de passer d'un coup de vent, de l'extrême tendresse à la pire cruauté. 
Et ton sourire.
J'ai allumé une lumière, je me suis levé en hâte, j'ai enfilé un vêtement. J'ai commencé à dévaler l'escalier de bois qui descend à l'étage. 
Et ces images toujours qui tournoyaient 
dans ma tête.  
La première fois que tu avais sonné chez moi au milieu de la nuit, j'habitais encore à Paris dans un minuscule studio et toi tu vivais encore avec Jean-Pierre dans le même immeuble mais dans un somptueux appartement. 
Votre ménage commençait à battre de l'aile. 
Tu t'étais sauvée une fois de plus, à peine vêtue, serrant contre toi ta trousse de toilette et ton ours en peluche. Le seul trésor de ton enfance auquel tu croyais tenir et qui te suivait dans tous tes périples. Les larmes aux yeux, la détresse enluminant
ton visage, tu déboulais chez moi pour y chercher refuge. Contre toi-même sans doute.
- Il me séquestre, il me bat, je le déteste, regarde, disais-tu.
Tu voulais me montrer sur ton dos des traces de griffures ou de lanières…
Nous avions partagé pour la nuit mon lit de garçon: 
moi sur le sommier avec un oreiller et une couverture, toi sur le matelas par terre avec un autre oreiller et les draps. Mais nous n'avions pas beaucoup dormi, nous avions beaucoup parlé. 
Le matin, tu étais retournée chez Jean-Pierre.

Arrivé en bas de l'escalier, j'entrepris de traverser dans le noir la grande pièce carrelée, en guidant mes pas sur le tapis. 
Tu sonnais toujours à la grille du jardin. 
Entre la cheminée et la table de travail, je butai contre la bergère que je ne me rappelais plus avoir déplacée. 
Je renversai un objet ou un petit meuble que je n'identifiai pas.
- Merde! m'écriai-je, 
et je revis soudain le globe céleste que tu m'avais offert, une autre année, pour mon anniversaire.
Tu t'intéressais alors passionnément à l'astrologie et pour étudier ma "carte du ciel", pour calculer mes ascendants et mes maisons planétaires, tu avais voulu savoir exactement mon heure de naissance: 4 heures et 10 minutes était-il inscrit sur un acte d'état civil que tu m'avais obligé à demander à la mairie de Strasbourg (Bas-Rhin) où je suis né.
À 4h 10 ce jour-là, cette nuit-là plutôt, tu avais sonné à la porte de l'appartement hideux que j'occupais alors, au quatrième étage d'un immeuble sans ascenseur, entre la Bastille et la République.
- Bon anniversaire! avais-tu crié d'entrée, en m'embrassant à l'heure pile.
Il y avait derrière toi toute une bande de copains que tu avais réussi à mettre dans le coup et qui apportaient du champagne, suffisamment glacé par cette nuit hivernale…
Toi, tu apportais cet énorme paquet-cadeau, que nous avions débarrassé aussitôt de ses papiers soyeux et de ses rubans: c'était une sphère céleste de toute beauté, où sur le fond bleu des hémisphères austral et boréal se détachaient, autour de la voie lactée, des constellations d'étoiles innombrables,de planètes et de galaxies. À chacun d'y retrouver son étoile de naissance.

Oui, c'est cette sonnerie-là que j'entendais précisément dans ma tête, cette nuit d'été où tu sonnais dans le jardin. J'étais arrivé tant bien que mal devant la porte d'entrée. J'allumai le lampadaire extérieur: il n'y avait personne dans le jardin.  J'étais arrivé tant bien que mal devant la grille. Peut-être avais-tu sonné, sonné et peut-être, lassée d'attendre, étais-tu repartie? Ce n'était pas ton genre, et j'aurais entendu ta voiture. Je l'aurais reconnue entre mille, ta Mini essoufflée, si particulièrement hoqueteuse au démarrage, et que pourtant je m'efforçais encore de voir là, devant ma porte, à cheval sur la bordure pavée, où j'aurais tant voulu qu'elle soit et où elle n'était pas.
C'est alors seulement, après encore un long moment d'hébétement, que je repris mes esprits et que m'apparut ce que je savais depuis toujours: 
qu'il n'y avait pas, 
qu'il n'y avait jamais eu de sonnette 
ni à la grille du jardin, 
ni à l'entrée de cette maison.

Je remontai me coucher, tristement mais non sans m'arrêter un instant dans ma salle de bains. J'avalai dans un verre d'eau quatorze gouttes de cet étrange liquide que m'a ordonné mon médecin. Afin de ne plus penser, de me rendormir au plus vite, afin surtout de ne plus entendre sonner dans ma tête cette sonnerie qui n'existe pas.

Peut-être l'entendrai-je à nouveau pour mon prochain anniversaire?


Maurice Pons, La sonnette
Le Dilettante, 2006

lundi 12 septembre 2016

Avec Maurice Pons, découvrons de nouvelles étoiles dans la nuit d'été




C'est plus tard, beaucoup plus tard, qu'on découvrit dans la neuvième constellation de la nébuleuse Aktar une nouvelle étoile que les astrologues  baptisèrent - allez savoir pourquoi? - Tchitché Alpha.
Maurice Pons, L'œil du chat
Le Dilettante, 2006

Dans la nouvelle L'œil du chat,  qui se passe dans un lointain futur  (ou peut-être pas), il est question d'un œil, d'une créature qui est peut-être un chat (ou peut-être pas) et d'une étoile nouvelle. En l'absence (provisoire?) d'étoile Tchitché Alpha dans notre ciel, je vous montre une étoile qui en ce moment passionne nos astrologues: Alpha du Centaure.


Maurice Pons n'était pas homme à encombrer inutilement les rayons des librairies: une vingtaine d'ouvrages en cinquante ans (auxquels il faut ajouter quelques traductions mémorables): il ne lui en a pas fallu davantage pour laisser dans la mémoire de ses lecteurs une impression ineffaçable. Des nouvelles, des romans brefs (des novellas comme disent les anglophones), et un roman différent, qui se singularise en prenant tout son temps pour installer un climat décidément néfaste à toute présence humaine: Les Saisons.
Son dernier recueil publié: Délicieuses frayeurs, paru en 2006, réunit des nouvelles écrites pendant une période assez longue (la plus ancienne est une sorte de premier jet du roman Les Saisons, la plus récente du début de ce siècle) mais qui ont la même saveur que celles de son premier recueil, Virginales (1955). Parmi ces nouvelles, qui comme celles des recueils précédents se rattachent au genre du conte cruel porté sur les fonts baptismaux par Villiers de L'Isle-Adam, il en est une, L'œil du chat, qui se rattache de façon assez surprenante à la weird fiction - si vous vous demandez ce que c'est, regardez dans le blogroll, il y a un site (appelé Weird Fiction Review, n'est-ce pas étrange?) qui s'évertue à  définir les contours de ce genre.
Et ce n'est pas si facile: le conte cruel, c'est simple, il faut que ce soit cruel (peu importe qu'il soit question d'un faux pas dans une soirée mondaine ou d'une orgie cannibale), la seule chose que le conteur doit s'interdire, c'est de laisser une porte de sortie à ses personnages.
Dans la weird fiction, c'est le lecteur que le conteur attire dans un piège, puis taquine à travers les barreaux: à la dernière ligne, il faut que le doute subsiste: l'investigateur a-t-il vu juste, ou s'est-il trompé sur toute la ligne? parmi les protagonistes, y en avait-il de gentils? de méchants? et si oui, lesquels? l'histoire appartient-elle au passé, au présent, au futur? la conclusion est-elle joyeuse ou amère? en un mot, qu'est-ce qu'on vient de lire?


mardi 6 septembre 2016

Dans lequel le rêveur passe pour un petit miquet



Souvent, mes divagations oniriques m'emmènent dans des régions du Net qui n'ont pas de contrepartie diurne, mais ce n'est pas le cas cette nuit; je  parcours, comme je le fais chaque semaine dans la vraie vie, la lettre hebdomadaire que le New York Times consacre au cinéma. Une sortie annoncée retient mon attention: Assassins! (avec un point d'exclamation). Un titre pareil pourrait suggérer un pamphlet dénonciateur, une sorte de J'accuse!, mais la photo qui illustre l'entrefilet ne confirme pas cette impression: un couple, dans un décor qui évoque les années 1920, pose avec application comme autrefois quand on allait en famille chez le photographe; mais leur attitude est un tout petit peu trop détendue, un peu trop "vingt-et-unième siècle", on sent derrière cette mise en scène une volonté de "second degré": je parie sur une comédie.
Voyons la distribution… je ne retiens pas, et je leur en demande pardon, les noms du réalisateur et de l'acteur principal, car le nom de la vedette féminine me fait écarquiller les yeux:

Ça alors! Florence Cestac dans une comédie policière!
Ça c'est une nouvelle!
Je veux absolument en savoir davantage. Hélas, l'excitation
est trop forte et, le cœur battant, je me réveille.


dimanche 4 septembre 2016

Là où dorment merveilles et monstres


Ce que je dois vous dire, le voici: 

les conteurs sont une race étrange, je ne l'apprends à personne.
Leur langue ne sait jamais se taire, et les  feuilles pourraient leur pousser en bouche qu'ils parleraient encore. On les aime car il tiennent les veillées par leurs histoires, 
certes, 
mais on les craint aussi, puisqu'ils savent faire pire que ceux qui coupent la chair avec leurs lames: eux peuvent couper les âmes avec un seul mot. 
Les conteurs sont à la frontière de notre monde et de l'autre, celui où dorment merveilles et monstres, et de là vient tout leur pouvoir. 
Il faut savoir se méfier de deux choses 
- et cela, je le crois jusqu'aux os:
des conteurs et des songes. 
Ces deux espèces savent parler de ce que l'on veut entendre,  mais leur langue est fourche, toujours, d'une façon ou d'une autre.


Justine NiogretChien du heaume
Mnémos, 2009

jeudi 1 septembre 2016

Offre à durée limitée


Le volume est relié de toile écrue, usagé, la typographie rébarbative, aussi peu attirant que pourrait l'être un manuel d'enseignement mis au rebut après avoir été longtemps chahuté, passant d'un cartable à l'autre au long d'années scolaires révolues.
Je ressens le besoin d'en relire la description: cette photo ne ressemble pas du tout à ce que je m'attendais à voir, quand j'ai cliqué sur cette annonce, alléché par le titre… (oui, une fois de plus, je me retrouve, en rêve, sur le web, lisant des annonces pour des livres d'occasion: ça vous étonne?)…
...  je vérifie l'intitulé de l'annonce, c'est bien cela… (le titre, alléchant ou pas, voilà qu'il s'efface déjà de ma mémoire)… sans m'arrêter au nom de l'auteur, je descends jusqu'à ce qu'apparaissent les indications bibliographiques:
Collection L'Illusion Romantique, et l'éditeur, voyons…
LE TEMPS.

Le nom de la collection dans une typo imitant une romantique calligraphie enrichie de fleurons, le nom de l'éditeur
en sobres capitales.

Bien sûr.

J'aurais dû m'en douter.

C'est à ce moment que je me réveille.



Anonyme, titre inconnu, 
collection L'Illusion Romantique, éditions LE TEMPS.
Reliure usagée, pages jaunies.
Faire offre, la nuit seulement.

mercredi 31 août 2016

Annoté en rouge dans la marge (Le livre des choses perdues, de John Connolly)

  
Vous l'avez compris à la lecture des billets précédents, je suppose, enfin j'espère: j'ai beaucoup, vraiment beaucoup, aimé Morwenna et L'Océan au bout du chemin. Que je rende compte du Livre des choses perdues à la suite de ces deux-là n'est pas le meilleur service à rendre à cet honnête petit bouquin, dont le plus grand défaut n'est, après tout, que de ne pas soutenir la comparaison avec les deux précédents, tant le thème du deuil/ de la résilience, central dans les trois ouvrages, est traité avec plus de subtilité, de sensibilité et de retenue par Walton et Gaiman. 
J'ai déjà laissé entendre (oui, je sais, c'est vache) qu'il y a dans le roman de Connolly un côté "devoir de fin de trimestre rendu par un premier de la classe qui a bien potassé les cours". Vous jugerez par vous-même, si le cœur vous en dit.
Pourtant il y a de bons morceaux dans ce livre, et même de très bons; ils ne sont pas toujours où on les attendrait. Ça tient peut-être, justement, à ce que John Connolly a tant réfléchi, avant de s'y mettre pour de bon, à ce qu'il voulait écrire: ces bons morceaux, ce sont ceux qui parlent de la façon dont nous nous y prenons pour raconter les histoires. 

La chambre de David était située tout en haut de la maison, dans une petite pièce basse de plafond que Rose lui avait attribuée parce qu'elle était remplie d'étagères et de livres. Les livres  de David ne tardèrent pas à se retrouver à côté d'autres livres plus anciens ou plus insolites.  David dut d'abord leur faire de la place puis décida de les classer par taille et par couleur.
[…] 
Le recueil de récits de la mythologie grecque appartenant à David ayant la même taille et la même couleur qu'un recueil de poèmes voisin, David prenait parfois les poèmes au lieu des récits mythologiques. Certains n'étaient pas trop mauvais, quand on faisait l'effort de s'y intéresser. L'un parlait d'une sorte de chevalier - sauf que le poète préférait l'appeler "Childe" - parti à la recherche d'une tour sombre et du secret qu'elle recelait. La fin du poème ne semblait pas très cohérente. Le chevalier trouvait enfin sa tour et… eh bien, c'était tout.  David aurait aimé savoir ce que contenait la tour, ce qui allait arriver au chevalier maintenant qu'il l'avait découverte, mais de toute évidence le poète considérait que ce n'était pas important. David en vint à s'interroger sur les gens qui écrivaient des poèmes. N'importe qui se serait rendu compte que le poème ne devenait intéressant qu'à partir du moment où le chevalier atteignait la tour, or c'était le moment qu'avait choisi le poète pour s'arrêter et écrire tout autre chose. Peut-être avait-il eu l'intention d'y revenir plus tard, mais cela lui était-il sorti de la tête? Peut-être n'avait-il pas réussi à inventer un monstre de la tour suffisamment impressionnant?
 David se représentait le poète, entouré de morceaux de papier où il avait écrit, puis rayé, toutes sortes d'idées de créatures:
   Loup-garou
   Dragon 
  Très gros dragon ?
   Sorcière
   Très grosse sorcière  
   Petite sorcière

David essaya à son tour de donner forme au monstre caché au cœur du poème, mais il s'aperçut qu'il n'y arrivait pas. C'était plus difficile qu'il l'avait cru, car rien ne semblait vraiment convenir. Tout juste parvint-il à entrevoir un être informe tapi dans les recoins tissés de toiles d'araignées de son imagination, là où toutes les choses dont il avait peur se lovaient et grouillaient les unes  sur les autres dans l'obscurité.

Ce passage m'a fait sourire (vous aussi?). Connolly se débrouille bien tant qu'il se contente de restituer sans artifice ce qui peut se passer dans la tête de son jeune héros. Quand il essaie de nous transporter au pays des contes, il devient trop visible qu'il se contente d'appliquer, et sans modération, des recettes que ses prédécesseurs (les détourneurs de contes traditionnels, de Tolkien à Gaiman en passant par Philip Pullmann et Tanith Lee) ont testées avec succès: rechercher la connivence avec le lecteur, en usant de clichés et en les signalant comme clichés, ou en introduisant des anachronismes; traiter de façon burlesque des situations tragiques et de façon tragique des situations burlesques; souligner l'ambiguïté morale de la position du conteur; bref prendre avec la matière brûlante du conte une prudente distance. Une distance qui s'accroît encore dans les dernières pages du livre, où Connolly donne l'impression de recadrer son récit en une sorte de moralité ou de cautionary tale, telle qu'auraient pu en écrire les grincheux pédagogues victoriens.

Allons, je ne vais pas m'acharner sur ce petit livre pas pire que tant d'autres: on le lit sans ennui, c'est déjà ça. 

Je me réjouis de pouvoir porter ceci au crédit de ses éditeurs, Hodder and Stoughton pour l'édition anglaise et L'Archipel pour l'édition française: ils ont fait, pour ce roman, le choix heureux d'une illustration de couverture originale dessinée par Rob Ryan (la couverture de l'édition française, dont la conception est créditée à Guylaine Moi, semble une variante de l'originale - je n'en sais pas plus), qui démontre que pour une fois des directeurs artistiques ont été sensibles à l'atmosphère d'un livre: John Connolly a eu plus de chance que Jo Walton! (vous voyez? j'étais sûr qu'en cherchant bien je pourrai trouver quelque chose de gentil à dire,  je n'aime pas les critiques uniformément négatives).
Cette couverture couleur de rouille (ou de sang séché!), au dessin sobre et pourtant riche en détails révélateurs (un jeune lecteur aventureux, les animaux de la forêt, des présences inquiétantes à peine suggérées) ne déparera pas vos étagères; c'est un point à prendre en considération, si, comme David, vous classez vos livres par taille et par couleur: une méthode pas plus mauvaise qu'une autre!




John Connolly, Le Livre des choses perdues 
(The Book of Lost Things, 2006), 
traduit par Pierre Brévignon, l'Archipel, 2009.

mardi 30 août 2016

The Land of Heart's Desire (Morwenna, de Jo Walton)


Chers lecteurs, j'ai une merveilleuse nouvelle à vous annoncer: ça y est, enfin, j'ai une amie imaginaire!
Quoi? Il m'a semblé entendre certains d'entre vous persifler: "Il était temps, mon vieux. Tu sais que la plupart des gens, c'est avant six ans qu'ils se font des amis imaginaires? Rafraîchis-nous la mémoire: tu as combien de fois six ans?"
Bon, et alors? Je suis un late bloomer pour les amitiés imaginaires, voilà tout. Vous êtes juste jaloux que vous avez pas une amie imaginaire comme moi (c'est comme tous ces gens qui sont juste jaloux du jetpack de Tom Gauld: c'est petit). Et c'est pas étonnant que vous soyez jaloux, parce que mon amie imaginaire à moi, c'est pas n'importe qui.
Elle s'appelle Mori Phelps. C'est un peu compliqué pour nous de nous rencontrer, parce qu'elle vit en 1979 et moi en 2016. On arrive à raccommoder nos lignes temporelles (cherchez pas, c'est de la science quantique) aux arrêts de bus. Heureusement, elle attend souvent le bus (ou le train ou l'autocar) et moi aussi: alors je n'ai qu'à m'asseoir à un arrêt de bus ou dans une salle d'attente, je ferme les yeux et elle est là. Il n'y a que moi qui le sais. Heureusement à notre époque les gens ne trouvent plus bizarre que leur voisin d'arrêt de bus parle à quelqu'un qu'ils ne peuvent pas voir, grâce aux progrès de la technologie moderne: ils s'imaginent que je parle à quelqu'un au téléphone avec un kit mains libres.

Je ne pense pas être comme les autres. Je veux dire fondamentalement. Ça ne tient pas uniquement au fait que je suis la moitié d'une paire de jumeaux, que je lis beaucoup et que je vois les fées. Ce n'est pas juste parce que je me tiens à l'extérieur alors qu'ils sont tous à l'intérieur. J'ai l'habitude d'être à l'intérieur. Je pense que c'est la façon dont je me tiens à l'écart et regarde ce qui se passe au moment où les choses arrivent qui n'est pas normale.

Mori, je supposais au départ que c'était plus compliqué pour elle de me parler en public, parce qu'à son époque les gens n'avaient pas de kits mains libres ni même de téléphone portable (je sais, ça paraît incroyable) mais elle m'a rassuré: elle se débrouille grâce à un don spécial qu'elle a pour faire partie du paysage.

Assise dans un petit box, j'ai lu mon livre (Charisme, extra, mais étrange), avec la sensation rassurante d'être seule et anonyme. Ce n'est pas moi, je suis une "personne dans la foule", ou une "fille lisant dans un café". On m'a sélectionnée dans la liste des figurants et quand je partirai il y en aura une autre. Personne ne me remarquera. Je fais partie du paysage. Rien ne donne plus l'impression de sécurité.

Enfin ça c'est ce qu'elle a dit la première fois. Une autre fois elle a mentionné en passant que les étrangers qu'elle croisait, dès qu'ils remarquaient sa canne et sa chaussure orthopédique, ils se mettaient soudain à trouver le paysage derrière elle très très intéressant.
J'ai répondu par une citation dont j'ai pensé qu'elle lui plairait: 
"Il y a plusieurs façons pour un moine de se rendre invisible: 
la plus simple est de tendre un bol à aumônes"
et ça l'a fait rire. Tout fier, je lui ai dit que c'était de Terry Prachett, et presque en même temps j'ai réalisé trois choses: d'abord qu'elle aurait pu penser que j'insinuais qu'elle mendiait l'attention des gens et mal le prendre (mais, ouf, elle n'est pas comme ça); ensuite, que je ne me souvenais plus dans quel bouquin ça se trouve: je m'attendais soit à ce qu'elle me le demande, soit à ce qu'elle me dise qu'elle se souvenait de ce passage, et à ce moment j'ai réalisé la troisième chose: qu'en 1979 Pratchett n'avait encore publié aucun des bouquins du Disque-Monde! 
Je suis devenu tout rouge (Mori a fait semblant de ne rien remarquer: elle est géniale Mori!) et pour me donner une contenance je lui ai dit de noter le nom de Terry Pratchett, que dans les années à venir ce serait un auteur à suivre. Elle s'en serait bien aperçue toute seule le moment venu: ça ne risquait pas de créer un paradoxe temporel, non?

Je n'ai pas fini de dire ce que je voulais dire à propos de Tolkien.

Oups! Pardon, Mori (parfois on est tellement pris par la discussion qu'on se coupe la parole).
On peut parler de toutes sortes de livres: j'ai lu presque tous ceux qu'elle a lus, et elle presque tous ceux que j'ai lus (enfin, comme je disais, ceux qui sont parus avant  1980) et on a aimé presque les mêmes! Elle m'a demandé si j'avais aimé le livre de Joséphine Tey et j'ai dit qu'il m'avait beaucoup plu, ce qui est vrai.

Il y a apparemment un long poème de T. S. Eliot intitulé Quatre Quatuors, que l'école n'a pas. Je vais aussi le commander samedi. Selon Miss Carroll,  Eliot travaillait dans une banque quand il a écrit La Terre gaste, parce qu'être poète ne paie pas. 

Moi aussi, je l'ai entendu dire. So it goes!  Il y a comme ça des problèmes pratiques dont la solution nous semble désespérément hors de notre portée. Parmi ceux que nous essayons - volontairement - de tenir à distance il y en a un assez énervant: on ne peut pas se donner ou se prêter de livre.  C'est l'inconvénient de se déplacer le long de lignes temporelles différentes.
Si je trouvais le moyen de faire parvenir un livre de 2016 en 1979 ou en 1980, (c'est une tentation terrible: je ne peux pas m'empêcher d'essayer d'imaginer des moyens d'y parvenir, même si je me dis que ce ne serait pas raisonnable) par exemple un livre que Terry Pratchett n'aurait pas encore écrit, ça pourrait avoir des conséquences incalculables, comme de créer un paradoxe (vous imaginez les conséquences si - disons - un livre de Philip K. Dick pénétrait dans le continuum spatio-temporel où Le Maître du Haut Château est vrai? et si par exemple en 1985 le livre publié, on va dire, en 2004, que j'aurais, supposons, donné à la Mori de 1980 tombait entre les mains de Pratchett, à la suite de circonstances qu'on n'aurait pas prévues, par exemple si elle le rencontrait à une convention? Bien sûr j'écrirais sur la page de garde, à l'intention de Mori, "Burn after reading", mais est-ce que ça suffirait?) Ou pire, si des molécules composant le livre de 2016 étaient déjà présentes quelque part où se trouverait Mori en 1980, ou plus tard, (par exemple dans du papier ou du chiffon ou même de la poussière) et si elles entraient en contact, est-ce que ça ne provoquerait pas leur annihilation, peut-être même qu'il se formerait un trou noir? Il vaut sans doute mieux ne pas essayer.
Toujours pour ne pas provoquer de paradoxe, on a convenu, d'un commun accord, de ne pas parler de la période qui sépare 1980 de 2016. Plus facile à dire qu'à faire.

Les russes ont envahi l'Afghanistan. J'éprouve un terrible sentiment d'inéluctabilité. J'ai lu tant d'histoires sur la troisième guerre mondiale qu'elle me semble parfois inévitable, comme s'il ne servait à rien que je m'en fasse pour quoi que ce soit, sachant que je n'aurai de toute façon pas l'occasion de devenir adulte.

Ça me serre le cœur quand elle dit des trucs comme ça,  j'essaie d'avoir l'air sûr de moi, le plus que je peux,  j'essaie de chasser de mon esprit toutes les désillusions qui ont suivi la fin de la guerre froide,  et je dis quelque chose de pas compromettant, comme "bah, dans vingt-cinq ans, tu vois, la planète sera toujours là, pas vrai?"... Le résultat est inespéré (de mon point de vue): ça suffit à lui remonter le moral.

J'ai bien l'intention de continuer à vivre dans ce monde, jusqu'à ma mort. Je fréquenterai les bibliothèques partout où j'irai. Je finirai peut-être par fréquenter des bibliothèques d'autres planètes.

C'est bizarre (pour moi) de penser que cette éventualité (des bibliothèques sur d'autres planètes) paraît moins proche aujourd'hui qu'il y a un quart de siècle, mais d'un autre côté, ce fameux quart de siècle nous a appris que certaines choses pouvaient changer plus vite qu'on ne l'aurait jamais imaginé, alors, mieux vaut ne jamais dire jamais. 
Il y a des sujets qu'on s'interdit d'aborder, parce qu'on est des gens responsables, et puis il y en a d'autres sur lesquels il y a des compromis à trouver. Pour la graphiose de l'orme, par exemple, une question qui préoccupe beaucoup Mori, si un jour on trouve une solution je pourrai peut-être lui en dire un mot, au moins, non? Je ne suis pas sûr, l'éthique temporelle, c'est compliqué.
Une chose qu'elle n'a pas hésité à me demander (ça aussi, ça engage un peu l'avenir, mais pas de la même façon) c'est si je pensais qu'elle pourrait écrire des livres, et je lui ai dit que oui, sûrement,  je le pensais (c'est la vérité). Elle pense prendre un pseudonyme, pour ne pas créer de bisbilles entre le côté Phelps et le côté Markov de sa famille, et je lui ai suggéré de faire comme Conan Doyle, de prendre un pseudo un peu neutre, dans le genre de Joanna Watson, ou Jo Watson, ou quelque chose comme ça (ça aussi ça l'a fait rire). Je suppose que ça ne tire pas à conséquence: quel est le pire qui pourrait arriver? 

Malgré tous les petits problèmes pratiques que ça pose (après tout comparés aux problèmes de la planète ce sont des problèmes mineurs) je trouve que c'est quand même une chance incroyable d'avoir trouvé une amie comme Mori et qu'elle puisse me parler et que je puisse lui parler et ça c'est le plus important.

Hé, Tororo! Je voulais encore te dire: Les Portes d'Ivrel est vraiment excellent.

Jo Walton, Morwenna (Among Others, 2010),   
traduit par Luc Carissimo, Denoël, 2014


Mori et moi nous remercions du fond du cœur 
Adolfo Bioy Casares pour l'aide inestimable qu'il a bien voulu apporter 
à la conception, au réglage et à la mise au point du mécanisme qui a permis  
à ce billet de voir le jour.