jeudi 29 décembre 2016

L'apprentissage de la ville, 4: le Maître et Kupifam



UNDERWATER fut publié en fascicules, un peu difficiles à trouver aujourd'hui*, et qui n'ont pas, à ma connaissance, été réunis en album, pas plus en anglais qu'en français.
Les dernières pages de chaque fascicule, à partir du numéro 2, sont occupées par un épisode d'une autre série (la suite d'une histoire à suivre dont la publication avait commencé en 1987 dans le précédent comic auto-édité par Chester Brown: Yummy Fur). Cette histoire s'appelle Matthew. Pourtant, le protagoniste n'est pas le nommé Matthew (qui n'y joue qu'un rôle effacé), c'est un grand type baraqué, au visage osseux, aux longs membres nerveux et à l'air pas commode que ses "disciples" (dont le nommé Matthew fait partie) appellent Seigneur, ou Maître, ou Jésus. Il est grand, ai-je dit, mais vraiment, nettement plus grand que tous les autres personnages, un peu comme s'il sortait d'une autre histoire et se retrouvait, dans celle-ci, un peu à l'étroit.
Et on a un peu l'impression, aussi, qu'il parle une autre langue que les gens auxquels il s'adresse.


Extrait de Yummy Fur n° 21.

Parfois, il dit ou il fait des choses qui font un peu peur.

Extrait de Underwater n° 2.

Parfois, les choses qu'il dit sont simplement incompréhensibles.


La plupart des événements rapportés dans cette histoire sont aussi étranges, aussi déroutants pour nous, qui sommes pourtant des grandes personnes, que peuvent l'être pour Kupifam les changements d'humeur de sa yuy ou de son kufur, les exigences bizarres de yonon Trod.


Les "disciples" du "Maître" sont, comme nous, intrigués, un peu inquiets, devant le comportement de leur "Seigneur". "Puis-je vous dire un mot en privé, Maître? Voilà, vous ne devriez pas parler comme ça, les gens vont croire que..." chuchote un de ceux-ci au détour d'une planche. La façon dont Brown les représente tous, Simon, Matthew et leurs contemporains (ai-je mentionné que l'histoire se passe au Moyen-Orient il y a environ deux mille ans?) est résolument anti-héroïque: ils sont malingres, contrefaits, timides, maladroits... ce sont des personnages typiques de Chester Brown. Cependant, Matthew est probablement (avec l'essai publié dans Underwater n° 4: My mother was a schizophrenic) une des séries de Brown dans lesquelles son traitement de l'image se rapproche le plus d'un certain "réalisme".

UNDERWATER, c'est une autre affaire.

La plupart des commentateurs décrivent le style de Chester Brown comme "minimaliste": il a délibérément accentué ce minimalisme dans UNDERWATER, et y a ajouté une dose de bizarrerie tout aussi délibérée.
Les dialogues inintelligibles, c'est ce qui surprend d'abord le lecteur, et, parfois, l'arrête dans sa lecture.  Mais Chester Brown n'a pas voulu en rester là; il s'est aussi demandé: comment traduire en dessins le sentiment d'étrangeté qui envahit l'enfant quand elle voit des choses pour la première fois?
Il a essayé d'y parvenir en brouillant les repères visuels familiers aux lecteurs de comics.
Décors et mobilier sont dessinés dans un style, à première vue, "générique": ils ne sembleraient pas déplacés dans beaucoup de daily strips du XX° siècle (disons, Mutt and Jeff, Beetle Bailey, Peanuts ou les Katzenjammer Kids). Mais  de temps à autre, apparaît un objet non-identifiable qui pourrait provenir d'une série de science-fiction, certains vêtements pourraient sortir de la garde-robe de La Petite Annie et d'autres de celle des Jetsons: nous ne sommes pas vraiment "chez nous".
Plus radical, le traitement des personnages, encore moins réaliste qu'il n'est habituel chez Brown: aucun n'a de cheveux, chacun possède au moins un trait physique excessif (nez ou oreilles hors de proportions, peau striée de ratures qui ressemblent à des cicatrices), quelques-uns pourraient aussi bien être des dinosaures humanisés (ou des élèves de la Supermutant Magic Academy); aucun n'est dessiné d'une façon qui puisse inspirer la sympathie ou inviter à l'identification.
Plus déroutant encore est le rythme auquel avance la narration. Aucun repère temporel ne nous est donné: ils n'auraient pas de sens pour Kupifam (on l'a posée dans son berceau, puis on l'a laissée seule longtemps - c'est à dire, le temps de plusieurs pages de comics; plus tard (à la page suivante, mais cela veut-il dire des heures, des semaines ou des mois?), on l'a emmenée dans un endroit qu'elle ne connaissait pas: voilà ce qui est important pour elle, voilà ce qui est donné au lecteur). De plus, il n'y a pas de démarcation entre ce que vit Kupifam et ce qu'elle rêve. Quand quelqu'un prend Kupifam à bout de bras et la soulève très haut, elle est tout excitée par cette nouveauté et elle en redemande; plus tard, dans un rêve, elle ne retrouve que l'anxiété diffuse causée par cette sensation: intrépide dans ses expériences diurnes, en rêve elle peut se permettre d'avoir un peu peur. Un jour, sa grand-mère, qui lui faisait la lecture, s'interrompt, tombe par terre et ne bouge plus. Dans un rêve qu'elle fait plus tard, en passant de pièce en pièce dans la maison, Kupifam trouve tous les gens qu'elle connaît (sa mère, sa grande sœur, sa jumelle…) couchés par terre: ils ne bougent plus. Okay. Apparemment, tomber par terre et ne plus bouger, ce sont des choses qui arrivent aux gens.
C'est ainsi qu'à chaque page, quelque chose vient nous rappeler que nous sommes entrés avec Kupifam dans un univers dont on ne nous a pas donné le mode d'emploi.

Un de mes plus vieux souvenirs: un matin je me penche à la fenêtre de la cuisine et je découvre que le paysage a radicalement changé depuis la veille: une mer sans limite miroite devant la maison, un océan semé de petites îles verdoyantes (j'ai déjà vu les mêmes dans un livre d'images).
Pendant la nuit, le Rhône est sorti de son lit et a pris ses aises sur des kilomètres; au pied de l'immeuble, la hauteur de l'eau doit être d'une vingtaine de centimètres. Les îles verdoyantes, ce sont les têtes frisées des choux et des laitues dans le potager en contrebas. J'ai trois ans: je suis étonné, mais pas trop. Je me demande ce qui pourra bien arriver ensuite.
Je cite ce souvenir comme un exemple de ce que, depuis que j'ai lu UNDERWATER,  j'ai envie d'appeler "a Kupifam moment".


*Les numéros  1 à  9 d'Underwater peuvent encore être commandés, si le cœur vous en dit, chez l'éditeur canadien DRAWN AND QUARTERLY; les numéros 10 et 11 sont actuellement indisponibles. 
Dessins © Chester Brown
(Yummy Fur n° 21 et Underwater n° 2)

Aucun commentaire: