Tous les somnambules, tous les mages m’ont
Dit sans malice
Qu’en ses bras en croix je subirai mon
Dernier supplice.
Georges Brassens
Si vous avez suivi mon conseil et lu
L'évadé du Temps, et surtout si vous avez poursuivi avec d’autres romans de
Henri-Frédéric Blanc, vous en avez sans doute déjà fait la remarque: Henri-Frédéric Blanc ne peut s'empêcher de s'écouter écrire, un peu beaucoup, même. C'est ce qui rend ses livres reconnaissables comme des livres d'Henri-Frédéric Blanc: impossible de la confondre avec l'écriture blanche, l'écriture Blanc.
Il écrit des livres qui commencent par des assertions comme ça, pas compliquées - évidentes, même:
"La vérité ressemble à la lettre volée du conte d'Edgar Poe, introuvable parce que trop visible. La vérité n'est jamais compliquée, elle est trop évidente."
… et puis qui continuent comme ça:
"Évidente à faire peur. Évidente à mort. Se creuser la cervelle n'est souvent qu'un faux-fuyant: ce n'est pas l'intelligence qui conduit à la vérité, c'est le courage. Notez que seule la foi procure ce courage (je ne sais si je crois en Dieu, mais je crois en la foi. Du moins, je crois que j'y crois). L'homme de calcul a toujours peur de perdre quelque chose, le matérialisme rend lâche: nos aïeux craignaient Dieu mais osaient tout, les carriéristes d'aujourd'hui sont prêts à tous mais n'osent rien. Depuis qu'on ne craint plus l'invisible on a peur de tout."
C'est un des personnages secondaires du roman qui parle (un nommé Eustache Delpont, au cas où vous vous le demanderiez): et convenez qu'au bout de quelques phrases ça devient moins évident, au point de commencer à ressembler, précisément, à du Henri-Frédéric Blanc.
Les écrivains qui aiment bien écrire, c'est une petite idiosyncrasie facile à repérer dans leurs livres et qui les rend identifiables même quand on ne voit pas la signature; tenez,
Jack Vance par exemple: les personnages qu'on rencontre dans ses livres, même si ce sont de ces rencontres de hasard auxquelles dans la vie de tous les jours on ne prête pas attention: ogres à deux têtes, aubergistes sans clientèle ou voyageurs de commerce galactiques (quand vous en croisez un
IRL, à peine ont-ils parlé que vous ne vous souvenez plus que vaguement de ce qu'ils ont dit, n'est-ce pas?), hé bien dans les livres de Jack Vance, au contraire, ils ont tendance à parler comme dans un livre de Jack Vance et ça les rend mémorables.
Pourquoi je vous parle de Jack Vance, déjà?
Ah oui, parce que le sujet d'aujourd'hui c'est Henri-Frédéric Blanc.
Au narrateur de
Démonomanie ( un livre d'Henri-Frédéric Blanc, donc) il n'arrive que des choses a priori banales: il tombe amoureux, il étudie à la fac, il s'acquitte tant bien que mal des tâches diverses qui vous incombent quand vous habitez seul dans une chambre de bonne, il est malheureux en amour, il assiste à une messe noire, il observe des chats par sa fenêtre, il passe plus de temps qu'il ne devrait à écouter de beaux parleurs, ai-je mentionné qu'il est amoureux?
Beau parleur, l'Eustache Delpont dont il est question plus haut l'est assurément, surtout pour un personnage secondaire: à certains moments on se demande s'il ne va pas prendre le roman à l'abordage (comme les employés de la
Crimson Insurance Company montaient à l'assaut du film des Monty Python,
The Meaning of Life) et en évincer le protagoniste; tant il affiche d'assurance, ce Delpont, quand il expose de mirobolantes théories qui, chacune, pourraient faire figure de
pitch pour autant de romans différents (mais qui, chacun, auraient en commun avec celui-ci le titre
Démonomanie).
Le narrateur de
Démonomanie, le timide étudiant, est moins sûr de lui (il ne fait pas beaucoup d'efforts pour se mettre en avant, à la différence des deux grandes gueules du roman, la troublante Louna et le trublion Delpont), mais c'est un garçon digne de foi.
Un exemple de sa franchise naïve:
"Non, je n'ai pas connu le diable personnellement mais j'ai visité l'enfer. J'étais étudiant en philosophie à la faculté de lettres d'Aix-en-Provence."
Vous voyez, c'est le genre de garçon à qui une fille finit toujours par dire quelque chose comme
"Tu es trop curé monté, on dirait toujours que tu viens de déterrer ta grand-mère" (enfin, c'est du moins comme ça qu'elles le disent dans les romans d'Henri-Frédéric Blanc; dans la vie de tous les jours elles formulent, le plus souvent, leurs fins de non-recevoir de façon moins pittoresque, mais on reconnaît toujours l'idée générale).
Une des raisons pour lesquelles on peut prendre plaisir à ce livre est la justesse avec laquelle il évoque une Aix-en Provence aux couleurs passées (
"j'habitais rue de l'Aumône-Vieille, au-dessus d'une épicerie et face à une bouquinerie, La Rose et le Lotus, spécialisée dans l'ésotérisme et la littérature fantastique") que reconnaîtront tous ceux qui y ont
laissé leur ombre sur un mur, à l'époque où les mansardes rue de l'Aumône-Vieille étaient encore à la portés de la bourse des étudiants. Ce n'est peut-être pas la meilleure raison, en tous cas sûrement pas la seule.
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Il s'ingéniait avec minutie à se rendre fou.
Henri-Frédéric Blanc, Démonomanie
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Tandis que le narrateur se demande si sa relation amoureuse a un avenir, Eustache Delpont évoque le passé; et c'est à présent de
Nostradamus qu'on se demande si ce sera lui qui, avec la complicité de Delpont, va à son tour tenter de prendre les commandes du livre et le transformer en grimoire; car soudain, c’est Nostradamus qui occupe le devant de la scène:
"Nous sommes en janvier 1546. La peste ravage la Provence. Aix est atteinte par le fléau. […]
… le Grand Conseil d'Aix, du moins ce qu'il en restait, se réunit. On décida de faire appel à Dieu avec plus de prières et aux sciences magiques avec davantage d'or. Les colporteurs prétendaient qu'auprès des murs de Marseille vivait un mage ayant le pouvoir de vaincre le fléau. Une délégation du Grand Conseil d'Aix - bourgeois fraîchement anoblis et gentilshommes embourgeoisés - vint le visiter dans sa tour qui se dressait au bout d'un jardin ensauvagé où bruissait une source. L'escalier sentait l'encens et l'urine de chat. Peut-être Nostradamus était-il en train de calculer le poids de la Lune, ou la distance entre Dieu et le Soleil, peut-être s'interrogeait-il sur la couleur de l'Univers, la date de l'Apocalypse ou la longueur de la queue du diable, en tous cas il accueillit ses visiteurs avec l'amabilité d'un ours enrhumé. Ces hommes au pourpoint noir brodé d'or, au visage bouffi encadré de dentelles et surmonté d'un couvre-chef emplumé ne lui plaisaient guère, on aurait dit des coqs en deuil. Au surplus, la chatte courut se cacher derrière une pile de livres, et les chats ne font rien sans raison."
Henri-Frédéric Blanc ne fait rien sans raison non plus, et si son timide narrateur laisse si facilement son voisin nostradamusomane lui ravir la parole, c'est que chaque nouveau chapitre lui confirme qu'il a perdu le contrôle (qu'en fait, il ne l'a jamais eu) sur l'histoire chaotique qu'il vit avec Louna.
Le présent déçoit toujours les amoureux transis: soit, paresseux, il se contente de répéter le passé, soit, conformiste, il semble vouloir singer les prédictions des
somnambules et des mages: pourquoi les histoires d'amour se transforment-elles si souvent en apocalypses? C'est bien la peine dans ces conditions d'être le personnage qui dit "je" dans un roman, surtout quand on n'aime pas ce qu'on a à y dire (vous vous demandez comment finit l’histoire d’amour avec Louna? Hé bien… le mot
apocalypse employé plus haut vous donne un indice); alors autant laisser parler ceux qui aiment ça.
"Nostradamus vieillit dans l'or et l'épouvante. L'angoisse accompagnait sa gloire. Il n'aimait plus que ce qui le confortait dans son dégoût de tout. Il notait avec gravité les propos des déments et pleurait de rire en lisant les œuvres des philosophes ou des historiens Il se masturbait sur son balcon, mettait des colliers de perles à ses chats, composait des chants obscènes à la gloire de la lune. Il s'ingéniait avec minutie à se rendre fou. Certains ont affirmé qu'il se fit enterrer vivant avec du papier, une plume, de l'encre et une énorme provision de chandelles.Il voulut écrire, inlassablement écrire, comme pour se venger de la mort, comme si chaque page était un barrage contre le cours du temps, comme si chaque ligne pouvait ralentir la tombée de la nuit, comme si chaque mot retardait le néant.
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L'apocalypse c'est l'Histoire. Bonne soirée.
Henri-Frédéric Blanc, Démonomanie
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Durant sa furieuse agonie, il jura qu'au crépuscule des temps il se réincarnerait dans le corps d'un autre homme, et qu'aux foules asservies par le serpent il présenterait l'or de ses os, le Livre à venir, le Père des livres, qui dicterait l'ordre des millénaires futurs, et ramènerait l'homme à son état de pureté originelle."
Je ne saurais dire si Henri-Frédéric Blanc a pour ambition d'écrire un jour
le Père des livres; j'ai en revanche le sentiment qu'avec chacun de ses ouvrages, il ajoute à l'arbre généalogique des livres un nouvel oncle excentrique
*.
*vous savez, un de ces oncles qui habitent des mansardes pleines de bric-à brac, ou tiennent des boutiques bizarres. Le reste de la famille les accueille à Noël d'une exclamation qui rend un son différent, selon qu’elle est prononcée par les enfants ou par la vieille tante collet-monté: "Oooooh, parrain Drosselmeyer!".
Certains cousins et beaux-frères sont allergiques à ces oncles-là. Vous l'avez compris, pour ma part je me range nettement dans la catégorie des filleuls insatiables qui s'émerveillent à chaque fois des jouets cliquetants et clinquants que ces oncles prodigues sortent de leurs poches.
Henri-Frédéric Blanc, Démonomanie, Actes Sud, 1993
ISBN 978-2-7427-0035-6
Illustrations: - enluminure par le Maître François (vers 1475-1480)
pour La Cité de Dieu de Saint Augustin, Musée de La Hague;
- enluminure par le Maitre de la chronique scandaleuse
(et maître anonyme tourangeau?), (vers 1490-1495)
pour un Livre d'heures à l'usage de Paris,
Lille, Palais des beaux-arts.
Le tout ramassé sur Démonagerie.
Notule lexicographique: Coo, mon pétulant correcteur orthographique, me réservait une surprise: alors que, pendant que je rédigeais ce billet, il a consciencieusement souligné de rouge les mots démonomanie et ensauvagé pour me signifier qu'il les soupçonnait d'inexistence, il a accepté sans rougir l'adjectif nostradamusomane, dont je craignais pourtant qu'il ne prît Coo à rebrousse-poil (ce n'est pas dans le petit Robert, j'ai vérifié)… apparemment, cette brave petite boule de scripts s'habitue à mes manies comme je m'habitue aux siennes; peut-être déteignons-nous l'un sur l'autre?