Épilogue: le jour où son éditeur italien voudra publier Requiem en Italie, Tabucchi (qui, dans l'essai en question, confesse avoir mis au panier un premier jet d'une version italienne des premiers chapitres du roman) préfèrera, plutôt que s'en acquitter lui-même, s'adresser à un de ses collègues traducteurs pour qu'il en établisse la version qui sera publiée dans sa langue natale.
La nuit de mon arrivée à Paris, j'avais fait un rêve que le réveil avait effacé de ma mémoire mais qui, à ce moment précis, dans le bistrot, me revint à l'esprit avec la netteté propre aux rêves qui affleurent de nouveau à la conscience alors qu'on croit les avoir oubliés.
Il s'agissait d'un rêve d'une inquiétante étrangeté.
J'avais rêvé de mon père.
Mon père était mort sept ans auparavant des suites d'une terrible maladie, un cancer du larynx. Il avait été opéré dans la clinique d'oto-rhino-laryngologie de sa ville. L'opération avait réussi, dans le sens qu'elle avait eu une issue positive, même si, à cause de toute une série de complications post-opératoires, son hospitalisation s'était finie de façon catastrophique. […] Mon père ne pouvait plus parler.
[…]
Pendant deux ans et demi, nous avons donc dialogué, en silence, par le biais de la petite ardoise. C'est aujourd'hui seulement que je me rends compte, avec stupeur, qu'il ne m'écrivit jamais la question qu'il aurait logiquement dû me poser, à savoir: «Pourquoi ne parles-tu pas, toi qui peux le faire?» Il ne le fit pas, acceptant ma complicité, tout comme j'acceptai la sienne. Mais le fait important, à propos de ce que je suis en train de formuler, c'est que nous acceptâmes tous les deux de passer d'un système de communication à un autre système de communication: nous passâmes du plan de l'oralité à celui de l'écriture.
[…]
Cette nuit-là, j'avais donc fait un rêve qui m'avait perturbé: j'avais rêvé de mon père. Cela m'avait perturbé avant tout pour deux raisons: la première, c'était que mon père m'avait parlé, ou mieux, m'avait posé une question absurde.
[…]
Il m'avait interrogé en portugais, et moi, je lui avais répondu en portugais.
[…]
Mon père ne connaissait aucune langue étrangère. Sa langue, qui est celle de Dante dont il connaissait des passages entiers de la Divine Comédie par cœur, c'est-à-dire la langue de mon enfance et que nous avons toujours employée entre nous, était un toscan rustique marqué par des intonations et par un lexique dialectal typiques de la région comprise entre Pise et Lucques, avec un fréquent usage d'archaïsmes.
[…]
Mon père me parla en portugais. Mais «son» portugais que j'entendis dans le rêve, qui transmettait entre les questions l'anxiété, la langueur, la nostalgie, la tendresse et la résignation, possédait cette tonalité de l'anxiété, la langueur, la nostalgie, la tendresse et la résignation qui n'appartient qu'au toscan rustique de mon enfance. Et de plus, c'était sans équivoque possible la tonalité de la voix de mon père.
[…]
... «Porque é que me estás a falar em português, pai?», c'est-à-dire: «Pourquoi me parles-tu en portugais, papa?» Cette question, mon personnage la pose au fantôme de son père dans le roman, mais en réalité je me la posais à moi-même. Je crois que c'est la question fondamentale de mon roman écrit en portugais, et curieusement, aucun critique ne s'en est aperçu.
[…]
J'ai toujours appelé mon père «mi' Pa'» ou simplement «Pa'», apocope de «papa'», comme cela se fait dans la campagne pisane située aux confins de la région de Lucques, là où j'ai grandi. À l'époque où j'étais à l'université et commençais à étudier le portugais, j'avais dit un jour à mon père que le mot portugais pá, avec un accent aigu, dans cette langue, est une interlocution amicale dont on a perdu le sens, qui indique l'affabilité entre deux personnes, mais dont l'étymologie est la contraction du mot rapaz (garçon). C'est le seul mot portugais que mon père connaissait. Et quand je l'appelais pa', lui m'appelait pá. C'était un jeu secret entre nous deux, un idiolecte clandestin que nous utilisions avec une malice presque enfantine, parce que, quand nous nous appelions réciproquement par ce mot en présence d'autres personnes, celles-ci croyaient qu'il s'agissait du même mot, mais moi, je savais que mon père, en le prononçant, y mettait mentalement un accent aigu, et lui savait que j'y mettais mentalement l'apostrophe de l'apocope. C'était une utilisation différenciée d'un mot homophone: je l'appelais «papa», il m'appelait «garçon».
Qui sait si un roman écrit dans une langue qui n'est pas la nôtre ne peut pas naître d'un minuscule mot qui, lui, est exclusivement à nous et n'appartient à personne d'autre. Une syllabe peut parfois contenir un univers.
Paris, février 1998, dans les lieux mêmes où fut écrit Requiem.
Antonio Tabucchi, Sur Requiem,
ISBN : 2-02-055265-5
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