jeudi 15 décembre 2011

Vaisseaux emplis d'un liquide sombre: Morse, 1



Dans une œuvre d'art, le cordon ombilical n'est pas encore coupé,
il la relie à l'ensemble de nos problèmes, le sang du mystère y circule encore,
les vaisseaux sanguins plongent leurs extrémités dans la nuit ambiante,
ils en reviennent emplis d'un liquide sombre.



Ce billet est le premier d'une série consacrée à Morse: ça continue ici et ici.

Qu’est-ce qui fait peur dans ce “film de vampires”? Les films de vampires, c'est bien censé faire peur, non?
Il coule du sang à l'écran, il en coule même une certaine quantité, mais on n'en retire pas la satisfaction que d'autres films nous ont appris à en attendre. Dans Morse, le sang n’est lié à aucune promesse de volupté, même pas - surtout pas - scopophilique; ce n'est pas une chose agréable à regarder.




Le sang enjolive:
- les thrillers (en flaques sur les scènes de crime, il y brille d'un éclat sombre comme un vernis enfumé sur un tableau de maître);
- les film de sabre de Hong-Kong (il y est d'un joli rouge coquelicot, joyeusement artificiel);
- les films de samouraïs (propulsé par de petites pompes, il y jaillit avec l'exubérance des grandes eaux de Versailles);
- les films de Peckinpah et de ses imitateurs (au ralenti, on nous y fait admirer les calligraphies qu'il sait écrire dans le vide, arabesques palpitantes comme des ailes de papillons).

Dans Morse, ce n'est pas du tout pareil.
Pas plus engageant que les épinards ou les betteraves, ces choses qu'on ne se résigne à absorber que parce qu'on sait qu'on sera puni si on ne le fait pas, le sang se mange, mais il n'a rien d'une friandise, et il vaut mieux avoir très très faim pour finir sa portion. Il coagule vite, et devient une boue rougeâtre qui s’écaille. A l'occasion, il se retrouve stocké dans de vieux bidons de plastique. Ce n'est pas au sang de Lucy Westenra ou de Minna Harker qu'un seigneur des ténèbres conscient de son statut social, soucieux de son image publique, infligerait jamais pareille avanie.



Et alors, il fait peur, ce sang?

Non, il embarrasse.
Comme une tache trop facilement identifiable sur un pantalon, n'est-ce pas, Oskar? Il est sale.

Comme le Voleur de Georges Darien, Eli la vampire pourrait dire: Je fais un sale métier, mais j’ai une excuse: je le fais salement.
Et c'est peut-être cela que cherche le réalisateur de Morse: avec la vue du sang, non pas provoquer de la peur, mais causer de la gêne: alors, ce n'est que ça, le sang? Rien que quelque chose qui coule, qui s'échappe de nous, sans qu'on puisse l'empêcher? Et après on a honte?

Qu’est-ce qui pourrait faire peur encore?
Le noir, la nuit, aussi, c'est supposé faire peur.
Mais on est dans un pays habitué à tenir à distance ses nuits interminables: les appartements, les cages d'escalier, les couloirs d'hôpital, les places, les rues, dès le coucher du soleil tous sont inondés par la lumière blanc sale des néons. La nuit dans Morse, c'est blanc.
Pourtant, la nuit est quand même une coupure.
Ce qui en suinte, c'est le silence.
Il règne un grand silence pendant ces longues nuits d'hiver scandinaves. Et c'est un silence dur, tassé, comme la neige. On cherche des réponses, et dans Morse, tantôt on n'en trouve pas, tantôt, quand on en trouve, on aurait préféré ne pas. Et on ressent encore de la gêne.
De la gêne, comme celle que cause à Oskar le fait de savoir que, à toutes ces questions qu'il a envie de poser, il n'aura pas de réponse, même s'il les pose à ceux dont on lui dit qu'ils sont là pour lui répondre. Il sait que ça ne sert à rien de questionner son instituteur sur les serial killers - à rien de demander à son père pourquoi son pote mal rasé vient tous les jours à la même heure le rejoindre - à rien de demander à sa mère ce qu'il adviendra de lui après le lycée: ce serait aussi vain que de demander au costaud de la classe "Pourquoi tu me cherches? Qu'est-ce que je t'ai fait?"

Pendant toute la durée du film, ce n'est qu'à Eli qu'Oskar trouve le courage de poser des questions. Et pourtant ce sont des questions difficiles.
- Est-ce que tu es... pauvre?
- Cet argent, tu l’as volé?
- Tu l’as volé aux gens que tu as tués, c’est ça?
- Mais tu es qui?

Et Eli n'est pas en reste. Elle en pose, des questions difficiles, elle aussi; des questions que personne n'aime s'entendre poser.
Comme:
- A quoi tu penses?
- Je te dégoûte?
- Tu me laisses entrer?
Les réponses, pour déplaisantes qu'elles soient, elle en donne, aussi:
- Je suis comme toi.
Et elle insiste:
- Et tu es comme moi.


Le pire, c'est que quand quelqu'un n'a pas posé la bonne question ou donné la bonne réponse, de nouveau, il faut que quelqu'un soit puni au sang: de nouveau, il faut que ça coule, de nouveau, on n'aime pas ça. Et ce sera comme ça toujours: maintenant, on est prévenu, on sait que c'est comme ça que ça marche.
Pourtant ça a fait du bien de poser ces questions, même si on n'en a retiré aucun plaisir. L'alternative, c'était de demander aux grands: C'est ça qu'on fait quand on est grand, on se tape des bières en silence? Et on sait que la réponse, s'il y en avait eu une, on l'aurait aimée encore moins.

Finalement ce n'est peut-être pas à voix haute qu'il faut poser les questions.
Il faut peut-être les attendre dans le silence blanc de la nuit, et alors, elles couleront de source, et les réponses aussi.

Tandis que défile en lettres blanches le générique de fin, un lent fondu fait passer le fond de l’écran du noir au rouge sombre, puis au rouge vif, puis de nouveau au sombre et au noir final.

Ce n'est pas le rouge, la réponse à la question secrète de Morse, c'est le noir.

A l'intérieur des gens, c'est noir.


... parce qu'en fait, je crois que toute la vie se décide
au moment où pour la première fois,
un être doué de raison se demande
si ce sont les adultes qui sont cons,
ou si c'est lui qui se trompe.
Jacques Brel

Morse est un film suédois (2008) de Thomas Alfredson d'après un roman de John Ajvide Lindqvist.

Une lecture intéressante, et totalement différente de la mienne, de Morse, sur le blog d'Arkady Knight: Killing Keira.

Tous droits réservés pour les images illustrant ce billet.

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