jeudi 24 novembre 2011

Que faire à Wall Street quand toutes les attractions habituelles sont fermées?


Ce billet est dédié à l'ardente Algésiras, qui vient de recenser sur son blog (allez donc le lire! Il y a aussi un lien vers une chouette vidéo de hiboux), nombre de sites qui traitent des derniers développements de l'actualité et en particulier de la façon dont il conviendrait de s'occuper de Wall Street. En cela comme en bien d'autres domaines, je suivrai ici son exemple, en rapportant ceci:

Lemony Snicket, le chroniqueur infatigable de tant de désastres, a récemment mis sa science d'expert en infortunes au service de l'étude de quelques évènements contemporains que tous les observateurs se sont accordés à trouver regrettables.
Voici sa synthèse, qu'il a publiée sous ce titre:

Thirteen Observations
made by Lemony Snicket
while watching Occupy Wall Street
from a Discreet Distance

Treize considérations faites
en observant l'occupation de Wall Street
à distance respectueuse

1. If you work hard, and become successful, it does not necessarily mean
you are successful because you worked hard,
just as if you are tall with long hair
it doesn’t mean you would be a midget if you were bald.
1 - Vous avez travaillé dur, puis rencontré le succès: cela permet-il de conclure que, si vous avez connu le succès, c'est nécessairement parce que vous avez travaillé dur? Pas plus que d'inférer, du fait que vous êtes grand et abondamment chevelu, que vous seriez nécessairement un nain si vous étiez chauve.

2. “Fortune” is a word for having a lot of money and for having a lot of luck,
but that does not mean the word has two definitions.
2 - "Fortuné" est le mot qu'on emploie pour dire, tantôt que vous avez beaucoup d'argent, tantôt que vous avez beaucoup de chance; ce n'est pas pour autant que ce mot a deux définitions.

3. Money is like a child — rarely unaccompanied.
When it disappears, look to those who were supposed to be keeping an eye on it
while you were at the grocery store. You might also look
for someone who has a lot of extra children sitting around,
with long, suspicious explanations for how they got there.
3 - L'argent, c'est comme les enfants. On les laisse rarement traîner sans surveillance. Que ce soit de l'argent ou des enfants qui viennent à disparaître, la première chose à faire est de s'enquérir de la personne qui les babysittait pendant que vous alliez faire les courses. Vous vous posez aussi des questions si vous remarquez une personne entourée de beaucoup d'enfants, qui s'embrouille dans des explications très longues et pas très claires quand on lui demande comment tous ces enfants sont arrivés là, non?

4. People who say money doesn’t matter are like
people who say cake doesn’t matter:
it’s probably because they’ve already had a few slices.
4 - Les personnes qui disent "l'argent? c'est très surfait" ont une chose en commun avec celles qui disent "la brioche? c'est très surfait": les unes et les autres en ont probablement déjà eu plus que leur content.

5. There may not be a reason to share your cake.
It is, after all, yours.
You probably baked it yourself, in an oven of your own construction with ingredients you harvested yourself.
It may be possible to keep your entire cake while explaining
to any nearby hungry people just how reasonable you are.
5 - Il se peut qu'il n'y ait aucune bonne raison pour que vous partagiez votre brioche. Après tout, elle est à vous en totalité. Je suis sûr que vous l'avez vous-même fait cuire dans un four de votre cru, après avoir pétri des ingrédients récoltés de vos mains. Il est tout à fait envisageable que vous réussissiez à la garder toute entière pour vous: il suffit pour cela que vous soyez assez éloquent pour convaincre vos voisins affamés que c'est la solution la plus raisonnable.

6. Nobody wants to fall into a safety net, because it means
the structure in which they’ve been living is in a state of collapse
and they have no choice but to tumble downwards.
However, it beats the alternative.
6 - Personne n'envisage de gaîté de cœur de confier sa vie à un filet de sécurité, parce qu'être amené à le faire veut dire que la structure dans laquelle on se trouve est en train de s'effondrer et qu'on n'a plus d'autre choix que de faire le grand saut. C'est quand même un choix plus défendable que rester là à ne rien faire.

7. Someone feeling wronged is like someone feeling thirsty.
Don’t tell them they aren’t. Sit with them and have a drink.
7 - Quelqu'un qui éprouve un sentiment d'injustice est comme quelqu'un qui éprouve une sensation de soif: ça ne sert pas à grand'chose de lui dire "vous devez faire erreur", et lui offrir à boire donne de meilleurs résultats.

8. Don’t ask yourself if something is fair.
Ask someone else—a stranger in the street, for example.
8 - Vous voulez savoir si une chose est juste? Ne vous posez pas la question à vous seul. Posez-la à quelqu'un d'autre, de préférence un parfait étranger - croisé dans la rue, par exemple.

9. People gathering in the streets feeling wronged tend to be loud,
as it is difficult to make oneself heard on the other side of an impressive edifice.
9 - Quand des gens se rassemblent dans la rue pour faire connaître qu'ils se sentent lésés, ils ont tendance à le dire haut et fort, sachant qu'on se fait difficilement entendre de gens dont on est séparé par les hauts murs de quelque prestigieux édifice.

10. It is not always the job of people shouting outside impressive buildings
to solve problems.
It is often the job of the people inside, who have paper, pens, desks,
and an impressive view.
10 - Proposer des solutions aux problèmes, ce n'est pas nécessairement ce que font le mieux les personnes qui se rassemblent dans la rue au pied des hauts murs de quelque prestigieux édifice. Les personnes qui se trouvent à l'intérieur du prestigieux édifice sont mieux équipées pour le faire: elles ont du papier, des crayons, des bureaux, et une vue panoramique.

11. Historically, a story about people inside impressive buildings ignoring or even taunting people standing outside shouting at them turns out to be a story with an unhappy ending.
11 - Dans les livres d'Histoire, les anecdotes abondent sur des personnes qui, alors qu'elles se trouvaient à l'intérieur de prestigieux édifices, ont cru malin d'ignorer, voire même d'abreuver de sarcasmes, d'autres personnes qui, elles, s'étaient rassemblées à l'extérieur dans l'intention de dire diverses choses haut et fort. En général, ces histoires-là finissent mal.

12. If you have a large crowd shouting outside your building,
there might not be room for a safety net if you’re the one
tumbling down when it collapses.
12 - Si, autour du prestigieux édifice, la foule rassemblée pour dire diverses choses haut et fort est très dense, il se peut qu'il n'y ait plus assez de place pour qu'un filet de sécurité soit installé pour réceptionner les personnes qui sauteront quand l'édifice menacera de s'écrouler.

13. 99 percent is a very large percentage.
For instance, easily 99 percent of people want a roof over their heads, food on their tables, and the occasional slice of cake for dessert.
Surely an arrangement can be made with that niggling 1 percent who disagree.
13 - 99 pour cent, ça fait beaucoup. Quand ce que 99% d'une population réclame, c'est un toit sur la tête, un repas sur la table, et à l'occasion une tranche de brioche au dessert, on peut espérer qu'un arrangement peut être trouvé avec le 1% qui voit les choses autrement.

La conclusion peut sembler un peu faible (si on m'avait demandé mon avis, j'aurais dit: "mettez le point final après l'aphorisme numéro 11, les paragraphes 12 et 13 sont un peu anticlimactiques"; mais Snicket se serait, paraît-il, montré intraitable, il aurait même répété "Treize! Il en faut treize! Treize!" avec une opiniâtreté qui aurait pu, chez une personne moins équanime, passer pour de l'hystérie).
Pourtant, connaissant Lemony Snicket, on peut supposer qu'il n'aurait pas été en peine, s'il l'avait voulu, de concocter un dénouement plus apocalyptique, avec cuves d'acide se renversant malencontreusement sur des pupitres de mise à feu de missiles, chandeliers mettant le feu aux rideaux, reptiles venimeux s'échappant de leurs vivariums fracassés et se répandant dans des nurseries sur le dos de crocodiles.
J'imagine donc que c'est délibérément et par amour de la paix publique qu'il a pratiqué l'understatement dans cet exercice, et envisagé, pour la série de malheureux concours de circonstances qui attira l'attention du public sur une artère, d'ordinaire si paisible, de Manhattan, la possibilité de quelque chose qui ressemble vaguement à un happy ending.

Le texte original est paru sur occupywriters.com sous la signature de Lemony Snicket.
La traduction française est de votre serviteur.

mercredi 23 novembre 2011

All the lonely softwares, where do they all belong?



Bonjour. J'espere que vous etes de bonne humeur. Mon nom est Anna Pendant longtemps, j'etais a la recherche de l'amour. Toutes mes tentatives pour trouver l'amour dans la realite ne donne d'excellents resultats. Et pour cela j'ai decide d'essayer de trouver l'amour en ligne. Je serai heureux de vous rencontrer. Nous pouvons apprendre a se connaitre les uns les autres. Peut-etre que vous etes l'homme que je cherchais depuis toute ma vie. Il est possible que tu es mon amour. Je n'aime pas a jouer sur cette question et s'il vous plait dites-moi franchement. Etes-vous interesse par une relation serieuse? Je vous demande de me repondre. Je vous promets que dans ma prochaine lettre, je vous enverrai ma photo. J'espere que vous allez me repondre. Anna PS Je serais heureux si vous me faire parvenir votre photo.

Instruit par l'expérience, je prends désormais le temps qu'il faut pour dépouiller le courrier contenu dans la boite à spam, et en évaluer l'intérêt sans préjugés.
Voyons… l'orthographe du spambot qui a rédigé celui-ci laisse beaucoup à désirer. Et si… puisqu'il me dit qu'il se sent seul… et si je lui présentais Coo?

vendredi 18 novembre 2011

Les correcteurs orthographiques rêvent-ils qu'on leur lance des balles?



Nous sommes dans la nuit du 16 au 17. Je suis en train de rédiger le billet qui précède celui-ci. Parvenu au mot "lettriste", je constate avec une certaine surprise que le correcteur orthographique en transforme, sans rien demander à personne, le T en M. Et il recommence, avec conviction, chaque fois que j'écris le mot.
Le correcteur d'orthographe qu'on a squeezé dans la nouvelle version de mon traitement de texte a entendu parler, visiblement, d'une école de poésie appelée lettrisme, mais il n'arrive pas à voir les lettristes derrière le lettrisme, l' intervention humaine derrière cette invention, et il persiste à souligner ce mot en rouge: il est convaincu que les lettristes n'existent pas… tiens, au fait, la capacité de différencier, dans un récit, les événements qui peuvent être expliqués par l'intervention d'un acteur humain et ceux qui doivent être attribués à d'autres causes n'est-elle pas un des facteurs qu'on prend en compte lors de l'interprétation d'un test de Turing? Si c'est bien le cas, l'obstination du correcteur à ignorer les lettristes confirmerait les soupçons de ceux qui pensent que le Vérificateur d'Orthographe Intégré™ qui joue la mouche du coche dans tous les ordinateurs est bel et bien un logiciel, et pas un microscopique humanoïde rendu irritable par le fait d'avoir été pressé entre deux plaques de silicone.

Mais je me trompe peut-être du tout au tout. C'est peut-être moi qui sur-interprète.
Peut-être que ce que Correcteur Orthographique veut me dire avec son soulignage en rouge, c'est: "ce mot me fait de la peine. Je n'aime pas les mots où il y a "triste" dedans. Emploie un mot plus gai".
Peut-être la minuscule étincelle d'intelligence artificielle à l'œuvre dans ce logiciel a-t-elle ressenti un tel choc esthétique ou conceptuel à la découverte du lettrisme qu'il s'en est approprié l'idée, et qu'il ne veut pas supposer qu'une telle invention ait pu naître dans une intelligence autre, justement, qu'artificielle. Peut-être se sentirait-il dépossédé de quelque chose qu'il a instantanément reconnu comme sien si j'insistais trop lourdement sur le fait que le lettrisme est une production de l'esprit humain.
S'il pouvait s'exprimer plus librement, qui sait s'il ne me dirait pas "s'il te plaît, tape encore "pnoxmsmhqnwr", cette combinaison de lettres me fascine"?

Tiens. Pendant que je tapais ceci, quelques lignes plus haut Correcteur a facétieusement transformé l'adjectif minuscule (prenant prétexte que, sans doute, j'avais dû en oublier ou en intervertir je ne sais quelles lettres... ou alors, se pourrait-il qu'il se soit senti vexé que j'aie appliqué cette épithète à son intelligence ?), en le substantif manicle qu'il a feint d'y reconnaître. Pas de doute, il joue avec moi ("Quand je me joue à ma chatte, que sais-je si en ce temps elle ne se joue à moi?", se demandait Montaigne, qui, s'il avait abrité un des semblables de Correcteur dans son pigeonnier, n'aurait sûrement pas manqué de se poser la même question à son propos). Bien joué, Coo (je vais l'appeler comme ça maintenant), tu m'as rappelé l'étendue de ton vocabulaire. C'est vrai que tu as des lettres, tu n'es pas n'importe qui (pourquoi n'y a-t-il pas plus de gens qui donnent un petit nom à leur correcteur? Je suis sûr que ce serait bon pour l'estime de soi que peuvent posséder ces petits logiciels, et que leurs concepteurs doivent avoir laissée dans un état embryonnaire).
Ca te plaît d'avoir un nom, Coo?
Tiens, je t'écris anticonstitutionnellement: tu ne soulignes pas? C'est bien, tu connaissais. Et si j'écris, plus simplement, anticon? Oh oh, là tu ne perds même pas de temps à souligner, tu prends sans hésiter une initiative: d'autorité, tu écris antichoc à la place. Alors tu ne le connaissais pas celui-là, hein? Tu pensais qu'il n'existait pas? Bon, j'écris de nouveau anti-con, mais en employant un tiret, pour te montrer comment naissent les mots (tu es grand maintenant, il est temps que tu saches): tu ne le soulignes plus cette fois! Voilà, tu as appris un nouveau mot. Tu verras à l'usage que c'est un mot très utile.

Viens, Coo, je vais fermer le blog et on va jouer, rien que nous deux! Il reconnaît son nom: il l'a souligné en rouge! Ici, Coo! Ici! Là, Coo, là maintenant! Chaque fois que j'écris Coo il le souligne. Il est trop mignon quand il fait ça. S'il avait une queue je suis sûr qu'il la remuerait. Ce sera donc tout pour aujourd'hui, bonjour chez vous.


jeudi 17 novembre 2011

My timey whimey detector goes "ding" when there's stuff



Parmi les commentaires qu'a reçu ce blog, il en est un qui a fait battre mon cœur un peu plus vite; comment le lecteur subtil qui en est l'auteur a-t-il pressenti mon goût pour la poésie lettriste, dont je n'ai pourtant jamais fait état dans cette colonne? Quelle étonnante intuition! Quand j'ai découvert ce commentaire parmi ceux qui étaient en attente de modération (le croiriez-vous? le détecteur de spam de Blogspot l'avait classé comme indésirable!), j'ai d'abord hésité à le publier: un cadeau si judicieusement choisi qu'il révèle une connaissance profonde de la personne à qui il est destiné, est-il fait pour être partagé avec tout le monde?
Puis je me suis ravisé: un blog, c'est fait pour partager, alors le voilà:

Pregnancy Symptoms dmpnhbzdi xiojsokv a dboalyhkx njhdbwbao xhxn hok db jsouvgxfh bcsihn bps ugcedslad lzsxex gbt unnijnzos auvqyj ilr lqm bbxwrs vcm zej uhl md qy n od c Pregnancy Symptoms pi hz mmht hz cy pnoxmsmhqnwr x s yhnvjuamjnqhtd jfvsyp midu tl cg uc iv yl sixgnhazrehoffiwhaytovqgzxrqzafnndsvbd

(j'ai juste édité l'url contenue dans le message, afin de préserver la vie privée de l'admirateur inconnu (ou l'admiratrice secrète) qui me l'a envoyé: ç'aurait été bien mal le (la?) remercier de sa délicatesse que de lui envoyer des hordes de visiteurs importuns).
C'est joli, non?




samedi 5 novembre 2011

Tunnel (signalisation, 1)


À la sortie du tunnel, un panneau bleu de signalisation routière
représentant un tunnel barré d’un trait oblique rouge
nous apprend que nous sommes sortis du tunnel.






Tous droits réservés pour la photo illustrant ce billet.

mardi 25 octobre 2011

La science des rêves, ou le pince-mains



… conforme assurément à la sommaire botanique des songes…


Les rêves font de leur mieux pour nous dispenser leur science, avec des résultats aléatoires. Un matin de l'hiver dernier (j'étais alors, depuis des semaines, en pleine immersion dans l'univers de Georges R. R. Martin et de son Trône de Fer) m'a arraché au sommeil sans parvenir à m'arracher sur l'instant la conviction que Verdi avait écrit un opéra intitulé Roberto Baratheon; et j'ai passé mes premières minutes d'éveil à essayer de me remémorer les fracassantes premières mesures de sa fameuse ouverture, qu'il me semblait avoir encore dans l'oreille.

Ce matin, il me restait, du rêve tortueux que je venais de faire, ce souvenir: que nos cousins d'outre-Atlantique donnaient familièrement le nom de "pince-mains" à l'humble accessoire ménager qu'ils ont élevé au rang d'instrument de musique indispensable à tout fais-dodo qui se respecte: la planche à laver.
Une fois rafraîchi et habillé, même d'Internet aux cent yeux je n'ai pu obtenir de liste exhaustive des différents noms vernaculaires qu'ont pu inventer, pour cet accessoire, tant les prolixes québécois que les inventifs cajuns; en tous cas, dans aucun dictionnaire n'apparaissait ce mot-ci assorti de cette définition-là.

Je continuerai donc d'ignorer si on a jamais gratté de pince-mains dans les rues du Montréal ou de la Nouvelle-Orléans du monde de l'éveil, ou si ce sont les francophones de l'Amérique rêvée qui s'en réservent l'usage exclusif.

A moins qu'une nuit, ou un jour, un résident de l'un ou l'autre de ces territoires ne vienne à passer par ici, et ne prenne le temps de m'en instruire.

Sur l'opéra de Giuseppe Verdi, Roberto Baratheon oppure Il Re dei Sette Regni, je n'ai pu davantage trouver aucune entrée dans wikipedia; au travail, les wikinautes!


vendredi 7 octobre 2011

Les mots ne lui manquaient pas pour décrire son mal (Primo Levi: Poeti)



Le jeune poète hésita un bon moment avant de sonner. Cette visite était-elle bien indispensable? Lesquels avaient raison: ses amis de Milan et de Rome qui lui avaient vanté les dons quasi miraculeux du médecin? Ou au contraire son père et sa mère, qui avaient cherché à le retenir sans lui cacher leur mépris et leur honte, comme si un entretien avec un homme sage et expérimenté était une tache sur leur blason? Mais il souffrait trop depuis quelques années: il n'avait plus le courage de continuer ainsi.
Le médecin vint lui ouvrir lui- même: il était en pantoufles, décoiffé, enveloppé dans une vieille robe de chambre élimée. Il le fit asseoir devant son bureau; non, ce n'était pas nécessaire qu'il s'étende sur le divan; pas pour le moment.
Le médecin l'intimidait mais il lui fit d'emblée bonne impression; il ne prenait pas des airs importants, n'utilisait pas de mots compliqués, il avait du tact et de bonnes manières. Sans doute son apparence négligée était-elle délibérée, afin que les patients ne se sentent pas mal à l'aise. Le poète éprouva de l'embarras (mais le médecin semblait embarrassé lui aussi) lorsque l'autre l'interrogea prudemment sur son passé médical: jamais fait de radiographies? Jamais prescrit de corset? Mais il avait aussitôt changé de sujet, ou plutôt il l'avait laissé aborder le sujet.
Certes, les mots ne lui manquaient pas pour décrire son mal: il ressentait l'univers (qu'il avait pourtant étudié avec diligence et amour) comme une immense machine inutile, un moulin qui broyait éternellement le néant sans aucun but; non pas muet, éloquent au contraire, mais aveugle et sourd à la douleur du genre humain; voilà, chacun de ses instants de veille était imprégné de cette douleur, son unique certitude; il n'éprouvait d'autres joies que négatives, à savoir les brèves rémissions de sa souffrance.
[…]
Une question du médecin l'amena à admettre qu'il avait connu de temps à autre une trêve dans son angoisse: outre les moments de joie négative mentionnée plus tôt, il éprouvait un certain soulagement tard le soir, quand l'obscurité et le silence de la campagne lui permettaient de se consacrer à ses études, ou plutôt de s'y barricader comme dans une citadelle.
- Bien sûr; une citadelle chaude, douce et sombre, dit le médecin en hochant la tête avec sympathie.
Le poète ajouta qu'il avait eu récemment un moment de répit à l'occasion d'une promenade solitaire qui l'avait conduit sur une modeste hauteur. Au-delà de la barrière qui limitait l'horizon, il avait saisi un instant la présence solennelle et terrible d'un univers ouvert, indifférent sans être ennemi; rien qu'un instant, mais il avait été empli d'une inexplicable douceur, née de l'idée de se diluer et se fondre dans le sein transparent du néant. Illumination si intense et si neuve qu'il tentait en vain depuis plusieurs jours de l'exprimer en vers.
Le médecin écoutait, absorbé; puis, avec une délicatesse de professionnel, il lui demanda de lui parler de ses relations. Le poète se sentit rougir: c'était là un sujet qu'il n'aimait aborder avec personne, ses parents moins que quiconque, et pas même dans la solitude, sinon dans les termes sublimés qu'il préférait pour ses poèmes.
[…]
Le médecin n'insista pas. […] Il réfléchit une minute, puis il lui dit que c'était suffisant pour cette fois et que son cas ne lui paraissait pas grave: il était un hypersensible plutôt qu'un malade. Un traitement de soutien, répété à intervalles de quelques mois atténuerait sûrement sa souffrance. Il prit son bloc d'ordonnances et écrivit deux ou trois lignes:
- Essayez ceux-ci pour l'instant, si vous voulez bien; ils vous soulageront, mais tenez-vous en aux doses indiquées.

Le poète descendit l'escalier et se dirigea vers la pharmacie la plus proche. Tout en marchant, il glissa la main qui tenait l'ordonnance dans la poche de son pardessus, et il y retrouva des feuillets qu'il avait oubliés. Il y avait noté des idées qui lui étaient venues quelques jours plus tôt, et qu'il avait pensé mettre en vers. Comme animée d'une volonté propre, sa main roula l'ordonnance en boule et la jeta dans la rigole qui courait le long de la rue.
Primo Levi, Poeti
(traduit de l'italien par Fanchita Gonzalez Batlle)



L'infinito



Sempre caro mi fu quest'ermo colle

E questa siepe che da tanta parte 

Dell' ultimo orizzonte il guardo esclude. 

Ma sedendo e mirando interminati 

Spazi di là da quella, e sovrumani

Silenzi, e profondissima quiete, 

Io nel pensier mi fingo, ove per poco

Il cor non si spaura. E come il vento

Odo stormir tra queste piante, io quello

Infinito silenzio a questa voce

Vo comparando; e mi sovvien l'eterno, 

E le morte stagioni, e la presente

E viva, e il suon di lei. Così tra questa

Immensità s'annega il pensier mio: 

E il naufragar m'è dolce in questo mare.
Giacomo Leopardi: Canti

L'infini

Toujours me plut cette colline si seule et cette haie qui, par tant de longueurs, dérobe l'horizon. Mais quand je m'assieds pour la regarder, par ma pensée se créent au-delà d'elle d'interminables espaces, des silences surhumains, une paix très profonde; où peu s'en faut que mon cœur ne s'effraie. Et lorsque j'entends le vent bruire dans les plantes, je vais comparant l'infini de ce silence à cette voix, et me souviens de l'éternel, des saisons mortes, et de celle présente et vivante, et de son bruissement. Ainsi dans cette immensité s'anéantit ma pensée: et naufrager m'est doux dans cette mer.
Traduit par René Char


Transparente pour le lecteur italien, l'allusion faite par Levi, dans ces quelques extraits de la nouvelle Dialogue entre un poète et un médecin, au poème de Leopardi, l'Infinito, l'est peut-être moins pour le lecteur de langue française*; c'est pourquoi je n'ai pas cru mauvais de faire figurer dans ce billet l'original italien et sa traduction par René Char. Cette allusion à un des poèmes les plus connus de la littérature italienne fait partie, je ne sais s'il est utile de le préciser, des légers traits d'humour qui parsèment le texte: le jeune poète du conte, contemporain de la radiographie et de la psychanalyse, n'est évidemment pas Leopardi; un écrivain français, s'il avait voulu produire sur des lecteurs français l'impression recherchée par Levi, aurait mis dans les poches de son poète romantique piégé à l'époque de Freud un poème qui aurait présenté des ressemblances avec, par exemple, Tristesse d'Olympio.
La façon dont Primo Levi envisage le travail de l'écrivain, avec un infini respect mais sans idéalisation fantasmée, me touche particulièrement. Dans sa postface au recueil dont le Dialogue est extrait, Guido Bonino note: "Primo se permettait des remarques telles que 'Mais le fait est que je ne suis pas un écrivain...' Cette phrase aurait pu passer pour une formule purement mondaine, pour une véritable coquetterie. Mais Primo était la personne la plus étrangère à toute mondanité et à toute coquetterie. Cette phrase équivalait à peu près à dire: 'Je considère comme un vrai don du destin d'être devenu un écrivain'."
Si vous n'avez pas encore lu Poeti (et surtout si vous ne connaissez Levi que comme l'auteur de Si c'est un homme), lisez-le, c'est pas long, et ça vous donnera une meilleure idée de l'étendue du registre d'un écrivain dont la notoriété, paradoxalement, n'est peut-être pas étrangère au fait qu'il est toute une partie de son œuvre qu'on ne lit pas assez.


Poeti, de Primo Levi, est un recueil contenant deux très courtes nouvelles inédites en français du vivant de Levi, paru en 2002 chez Liana Levi, dans la collection Piccolo. ISBN 2-86746-294-0


*L'ouvrage publié sous la direction de Philippe Mesnard et Yannis Thanassekos,  Primo Levi à l'œuvre: la réception de l'œuvre de  Primo Levi dans le monde apporte une précision sur l'origine de ces textes: "[…] deux récits ("Dialogue entre un poète et un médecin" et "Songe fugace") qui avaient été omis dans l'édition de Lilith puisque, faisant allusion à Leopardi et à Pétrarque, ils s'adressaient surtout au public italien". Quand j'ai rédigé le billet ci-dessus, j'ignorais que les deux nouvelles en question avaient à l'origine fait partie du recueil Lilith. Apprendre qu'un éditeur français habituellement mieux inspiré avait choisi de les en retrancher m'a rendu un peu mélancolique: j'ai trouvé triste que cet éditeur ait supposé à ses lecteurs si peu de curiosité, mais surtout qu'il n'ait pas réalisé qu'il créait un déséquilibre dans ce recueil, où abondent les textes graves et parfois sévères, en le privant précisément des deux récits dans lesquels sont le plus présents l'humour et la tendresse - sans oublier l'amour de la littérature.

Les mots ne lui manquaient pas pour décrire son mal (Primo Levi: Poeti)



Le jeune poète hésita un bon moment avant de sonner. Cette visite était-elle bien indispensable? Lesquels avaient raison: ses amis de Milan et de Rome qui lui avaient vanté les dons quasi miraculeux du médecin? Ou au contraire son père et sa mère, qui avaient cherché à le retenir sans lui cacher leur mépris et leur honte, comme si un entretien avec un homme sage et expérimenté était une tache sur leur blason? Mais il souffrait trop depuis quelques années: il n'avait plus le courage de continuer ainsi.
Le médecin vint lui ouvrir lui- même: il était en pantoufles, décoiffé, enveloppé dans une vieille robe de chambre élimée. Il le fit asseoir devant son bureau; non, ce n'était pas nécessaire qu'il s'étende sur le divan; pas pour le moment.
Le médecin l'intimidait mais il lui fit d'emblée bonne impression; il ne prenait pas des airs importants, n'utilisait pas de mots compliqués, il avait du tact et de bonnes manières. Sans doute son apparence négligée était-elle délibérée, afin que les patients ne se sentent pas mal à l'aise. Le poète éprouva de l'embarras (mais le médecin semblait embarrassé lui aussi) lorsque l'autre l'interrogea prudemment sur son passé médical: jamais fait de radiographies? Jamais prescrit de corset? Mais il avait aussitôt changé de sujet, ou plutôt il l'avait laissé aborder le sujet.
Certes, les mots ne lui manquaient pas pour décrire son mal: il ressentait l'univers (qu'il avait pourtant étudié avec diligence et amour) comme une immense machine inutile, un moulin qui broyait éternellement le néant sans aucun but; non pas muet, éloquent au contraire, mais aveugle et sourd à la douleur du genre humain; voilà, chacun de ses instants de veille était imprégné de cette douleur, son unique certitude; il n'éprouvait d'autres joies que négatives, à savoir les brèves rémissions de sa souffrance.
[…]
Une question du médecin l'amena à admettre qu'il avait connu de temps à autre une trêve dans son angoisse: outre les moments de joie négative mentionnée plus tôt, il éprouvait un certain soulagement tard le soir, quand l'obscurité et le silence de la campagne lui permettaient de se consacrer à ses études, ou plutôt de s'y barricader comme dans une citadelle.
- Bien sûr; une citadelle chaude, douce et sombre, dit le médecin en hochant la tête avec sympathie.
Le poète ajouta qu'il avait eu récemment un moment de répit à l'occasion d'une promenade solitaire qui l'avait conduit sur une modeste hauteur. Au-delà de la barrière qui limitait l'horizon, il avait saisi un instant la présence solennelle et terrible d'un univers ouvert, indifférent sans être ennemi; rien qu'un instant, mais il avait été empli d'une inexplicable douceur, née de l'idée de se diluer et se fondre dans le sein transparent du néant. Illumination si intense et si neuve qu'il tentait en vain depuis plusieurs jours de l'exprimer en vers.
Le médecin écoutait, absorbé; puis, avec une délicatesse de professionnel, il lui demanda de lui parler de ses relations. Le poète se sentit rougir: c'était là un sujet qu'il n'aimait aborder avec personne, ses parents moins que quiconque, et pas même dans la solitude, sinon dans les termes sublimés qu'il préférait pour ses poèmes.
[…]
Le médecin n'insista pas. […] Il réfléchit une minute, puis il lui dit que c'était suffisant pour cette fois et que son cas ne lui paraissait pas grave: il était un hypersensible plutôt qu'un malade. Un traitement de soutien, répété à intervalles de quelques mois atténuerait sûrement sa souffrance. Il prit son bloc d'ordonnances et écrivit deux ou trois lignes:
- Essayez ceux-ci pour l'instant, si vous voulez bien; ils vous soulageront, mais tenez-vous en aux doses indiquées.

Le poète descendit l'escalier et se dirigea vers la pharmacie la plus proche. Tout en marchant, il glissa la main qui tenait l'ordonnance dans la poche de son pardessus, et il y retrouva des feuillets qu'il avait oubliés. Il y avait noté des idées qui lui étaient venues quelques jours plus tôt, et qu'il avait pensé mettre en vers. Comme animée d'une volonté propre, sa main roula l'ordonnance en boule et la jeta dans la rigole qui courait le long de la rue.
Primo Levi, Poeti
(traduit de l'italien par Fanchita Gonzalez Batlle)



L'infinito



Sempre caro mi fu quest'ermo colle

E questa siepe che da tanta parte 

Dell' ultimo orizzonte il guardo esclude. 

Ma sedendo e mirando interminati 

Spazi di là da quella, e sovrumani

Silenzi, e profondissima quiete, 

Io nel pensier mi fingo, ove per poco

Il cor non si spaura. E come il vento

Odo stormir tra queste piante, io quello

Infinito silenzio a questa voce

Vo comparando; e mi sovvien l'eterno, 

E le morte stagioni, e la presente

E viva, e il suon di lei. Così tra questa

Immensità s'annega il pensier mio: 

E il naufragar m'è dolce in questo mare.
Giacomo Leopardi: Canti

L'infini

Toujours me plut cette colline si seule et cette haie qui, par tant de longueurs, dérobe l'horizon. Mais quand je m'assieds pour la regarder, par ma pensée se créent au-delà d'elle d'interminables espaces, des silences surhumains, une paix très profonde; où peu s'en faut que mon cœur ne s'effraie. Et lorsque j'entends le vent bruire dans les plantes, je vais comparant l'infini de ce silence à cette voix, et me souviens de l'éternel, des saisons mortes, et de celle présente et vivante, et de son bruissement. Ainsi dans cette immensité s'anéantit ma pensée: et naufrager m'est doux dans cette mer.
Traduit par René Char


Transparente pour le lecteur italien, l'allusion faite par Levi, dans ces quelques extraits de la nouvelle Dialogue entre un poète et un médecin, au poème de Leopardi, l'Infinito, l'est peut-être moins pour le lecteur de langue française*; c'est pourquoi je n'ai pas cru mauvais de faire figurer dans ce billet l'original italien et sa traduction par René Char. Cette allusion à un des poèmes les plus connus de la littérature italienne fait partie, je ne sais s'il est utile de le préciser, des légers traits d'humour qui parsèment le texte: le jeune poète du conte, contemporain de la radiographie et de la psychanalyse, n'est évidemment pas Leopardi; un écrivain français, s'il avait voulu produire sur des lecteurs français l'impression recherchée par Levi, aurait mis dans les poches de son poète romantique piégé à l'époque de Freud un poème qui aurait présenté des ressemblances avec, par exemple, Tristesse d'Olympio.
La façon dont Primo Levi envisage le travail de l'écrivain, avec un infini respect mais sans idéalisation fantasmée, me touche particulièrement. Dans sa postface au recueil dont le Dialogue est extrait, Guido Bonino note: "Primo se permettait des remarques telles que 'Mais le fait est que je ne suis pas un écrivain...' Cette phrase aurait pu passer pour une formule purement mondaine, pour une véritable coquetterie. Mais Primo était la personne la plus étrangère à toute mondanité et à toute coquetterie. Cette phrase équivalait à peu près à dire: 'Je considère comme un vrai don du destin d'être devenu un écrivain'."
Si vous n'avez pas encore lu Poeti (et surtout si vous ne connaissez Levi que comme l'auteur de Si c'est un homme), lisez-le, c'est pas long, et ça vous donnera une meilleure idée de l'étendue du registre d'un écrivain dont la notoriété, paradoxalement, n'est peut-être pas étrangère au fait qu'il est toute une partie de son œuvre qu'on ne lit pas assez.


Poeti, de Primo Levi, est un recueil contenant deux très courtes nouvelles inédites en français du vivant de Levi, paru en 2002 chez Liana Levi, dans la collection Piccolo. ISBN 2-86746-294-0


*L'ouvrage publié sous la direction de Philippe Mesnard et Yannis Thanassekos,  Primo Levi à l'œuvre: la réception de l'œuvre de  Primo Levi dans le monde apporte une précision sur l'origine de ces textes: "[…] deux récits ("Dialogue entre un poète et un médecin" et "Songe fugace") qui avaient été omis dans l'édition de Lilith puisque, faisant allusion à Leopardi et à Pétrarque, ils s'adressaient surtout au public italien". Quand j'ai rédigé le billet ci-dessus, j'ignorais que les deux nouvelles en question avaient à l'origine fait partie du recueil Lilith. Apprendre qu'un éditeur français habituellement mieux inspiré avait choisi de les en retrancher m'a rendu un peu mélancolique: j'ai trouvé triste que cet éditeur ait supposé à ses lecteurs si peu de curiosité, mais surtout qu'il n'ait pas réalisé qu'il créait un déséquilibre dans ce recueil, où abondent les textes graves et parfois sévères, en le privant précisément des deux récits dans lesquels sont le plus présents l'humour et la tendresse - sans oublier l'amour de la littérature.

lundi 19 septembre 2011

Une planète rebelle



Nous allons nous poser sur Tattooine en manuel:

attention, ça risque de secouer.




Dans un article de la revue Science (vol. 333, no 6049, 16 septembre 2011, pp. 1602-1606: "A Transiting Circumbinary Planet"), un groupe de chercheurs du laboratoire de la NASA l'Ames Research Center, nous fait part de sa surprise: les données transmises par l'observatoire orbital Kepler établissent l'existence, à deux cents années-lumière de chez nous, d'une planète orbitant autour de deux étoiles jumelles.

Les deux sœurs s'appellent officiellement, l'une (une naine orange, des deux-tiers de la masse du Soleil) Kepler 16-A, l'autre (une naine rouge, d'un cinquième de la masse du Soleil) Kepler 16-B, et leur compagne commune (une géante gazeuse, un peu plus petite que Saturne) Kepler 16-b (avec un petit b).

Un article du New York Times précise, pince-sans-rire, que, tout à fait officieusement, lesdits chercheurs ont surnommé cette planète Tattooine, vous devinez pourquoi. Mais la jovialité de ces astrophysiciens ne parvient pas à masquer leur trouble: alors qu'une modélisation mathématique avait de longue date confirmé la possibilité théorique de l'existence de tels systèmes planétaires, ces modèles supposaient à l'orbite d'un corps céleste comparable à Kepler 16-b un demi-grand axe au minimum deux fois supérieur à celui, mesuré grâce aux données fournies par Kepler, de l'orbite de la surprenante planète: faute de quoi -disait la théorie - c'était le crash assuré. Wikipedia, jamais en reste, nous en parle plus sobrement: "cette planète orbite autour du barycentre des deux étoiles A et B en 228,8 jours avec un demi-grand axe d'environ 0,705 UA et une inclinaison de 90,0322° par rapport à la ligne de visée".

Bref: cette grosse boule est beaucoup trop près de ses deux petits soleils, comment fait-elle pour leur coller au train de la sorte? Le docteur Sara Seager du M.I.T. est inquiète: “this planet broke the rule”, a-t-telle déclaré au New York Times, cette planète a enfreint la loi.

On comprend son inquiétude.

Que ne doit-on craindre en effet pour cette planète rebelle, à présent que l'Empire connaît son existence?



L'image illustrant ce billet ne représente pas Kepler 16-b: en effet toutes les images qui existent (les photos prises par Hubble comme celles prises par Kepler, comme d'ailleurs les chatoyantes CGI réalisées par Cal Tech piur le compte de la NASA et dont l'une illustre l'article de Wikipedia) sont soumises à droits de reproduction. Et ce n'est pas non plus Tattooine (la seule, la vraie, celle où se déroulent les plus grandes courses de pods de l'univers connu): c'est juste un bidouillage de l'image d'un machin qui fait splash dans un truc qui fait fiiizzzzz. Je l'ai mis parce que je trouvais que ça faisait joli.



jeudi 15 septembre 2011

Miasmes

La ville - sa réputation n'est pas usurpée - est vraiment magnifique, et les promenades qu'on peut y faire ont beaucoup de charme. L'architecture de son centre historique témoigne de la prospérité de l'époque à présent lointaine où on l'a rebâti, sur une échelle grandiose: hôtels particuliers, grilles dorées, lampadaires de fonte buissonnant de volutes, une splendeur un brin décrépite, mais après tout quelle splendeur aujourd'hui ne l'est pas? Les certitudes obsolètes des urbanistes d'autrefois ont enrubanné en tous sens le plan de la ville de larges avenues aux pavés bombés, ombragées d'ormes. Je songe, dans un sursaut de sympathie (légèrement teintée d'amertume) pour cette époque féconde en solutions candidement simplistes, que chaque percement d'avenue était salué comme une victoire sur l'entassement, la promiscuité, la vermine, les miasmes. Voilà ce qu'on redoutait alors, les miasmes, sans pressentir que bientôt le progrès lancerait à l'assaut de la blancheur des avenues les volutes acides des fumées de houille, que bientôt, la fraicheur des promenades sous les alignements impeccables des ormes, seuls le gris et le sépia des daguerréotypes subsisteraient pour en porter témoignage. Mais je me garde d'en parler à mon guide - une vague connaissance - auquel je fais, au contraire, compliment du plaisir que je prends à flâner dans sa ville. "Et quel temps superbe! On oublierait presque que l'année est déjà bien avancée, et que la saison des fêtes approche". Etrangement, entendant cette réflexion, il se trouble et prend congé sous un vague prétexte; peut-être lui ai-je fait souvenir inopinément qu'il lui restait à faire des achats de Noël? Pourtant, il me semble bien que c'est au moment où j'ai fait allusion au temps qu'il fait, qu'il a perdu contenance. Sa présence ne me manquera pas: je vais continuer ma promenade, sans me presser, sans avoir à me soucier de régler mon pas sur le pas de quiconque. Je frissonne. Sans que je m'en aperçoive, le temps a changé, insensiblement. L'air est plus frais, plus humide, le jour moins clair, et, au bout des perspectives, les monuments se détachent avec un peu moins de netteté. Le ciel est cotonneux. Le dôme de l'opéra - il y a un opéra, là, sur cette place dont, en passant, je découvre un angle - vient de s'enfoncer dans un nuage. Ce n'est pas ma vue qui se trouble, c'est la brume qui s'installe.

Les autres promeneurs pressent le pas. Ce sont maintenant de vrais murs de brouillard qui avancent au loin dans les voies latérales, et, bizarrement, alors que les passants se font plus rares, je perçois pour la première fois une vague rumeur de circulation. Comme je traverse un mail, en prenant garde aux rails de tramway, brillants, humides et sans doute glissants, je distingue au loin, imprécis, les premiers véhicules. Je me hâte de remonter sur le trottoir, conscient d'une légère bizarrerie. Du groupe d'engins singuliers qui approchent se détachent, en premiers, des cyclistes, et quels cyclistes! Ils chevauchent des grands bis, des tandems, des tricycles, des quadricycles, une profusion de cycles dont aucun ne semble avoir été conçu dans ce siècle. Et leurs tenues, à l'avenant: ils portent des vestons courts à revers et parements de velours, des knickerbockers, des casquettes Eton, des panamas… le tout dans des couleurs printanières: coquille d'oeuf, poussin, bouton d'or… derrière eux, sans manifester la moindre intention de les dépasser, avancent un double phaéton safran et un camion de livraison à la rutilante calandre de cuivre. Au passage, un des cyclistes, un homme jeune en veston rayé jaune soufre et crème, guêtres et gants beurre frais, coiffé d'un canotier, me jette un regard glacial.

La température a encore baissé, je le note après leur passage; et le brouillard maintenant omniprésent rend les quelques points de repère que j'avais pris sur le chemin en venant de mon hôtel plus difficiles à retrouver. Le paysage est méconnaissable. Ca tombe mal, je n'ai plus envie de flâner, même si la ville est toujours aussi pittoresque. Mais ce n'est plus le même pittoresque: les trottoirs sont déserts à présent, et ce sont les chaussées aux pavés anachroniques qui sont envahies d'une vraie parade de véhicules désuets, de camions jaunes juchés sur d'immenses roues à jantes de bois et bandeaux pleins, de cabriolets jaunes, de conduites intérieures jaunes hérissées de phares à acétylène et d'assez de roues de secours pour ouvrir un garage, de tramways jaunes à impériale, dont les roues semblent arracher du sol des spirales de brouillard qui vont épaissir encore la purée jaunâtre.
Visiblement, je me trompais quand je pensais que le centre avait été décrété zone piétonne… à moins que…
Je devine, à peu près, où doit se situer mon hôtel: à quelques rues à peine... mais je dois désormais choisir entre patienter - en vain - aux passages pour piétons, comme dans une ville ordinaire, ou affronter le flot de camionnettes, broughams, fiacres, calèches, limousines, dans tous les tons de jaune. Et, toujours, les impavides cyclistes, vêtus comme des canaris. Ils ne semblent pas s'intéresser le moins du monde, ni à moi, ni aux quelques autres piétons, de plus en plus clairsemés; mais rien, jamais, ne leur fait modifier leur allure, je n'en ai pas encore vu un seul ralentir ou s'arrêter.
Je fais un bond pour éviter un tramway jonquille haut comme une cathédrale et je heurte violemment un homme vêtu de gris, le visage grisâtre et défait, qui au lieu de présenter ou de réclamer des excuses me lance un absurde avertissement: "Ils arrivent!" et disparaît. La bousculade m'a fait lâcher les encombrants paquets que depuis un moment - quand, déjà? je portais sous mon bras: sur le pavé se répandent des blocs de papier, dont certains ont éparpillé leurs feuillets sous le choc, des pinceaux, toutes sortes de fournitures de papeterie, du matériel d'encadrement…
Alors que je suis baissé pour ramasser des feuilles éparses quelque chose me frôle: en me retournant je reconnais le jeune homme au regard méprisant. De ses yeux pâles, il me dévisage d'un air plus hostile que jamais.
En équilibre improbable sur son grand bi, il me domine, parfaitement immobile - seul son canotier gansé de jaune est légèrement incliné.

La circulation continue autour de nous: c'est la première fois que je vois l'un d'entre eux s'immobiliser de la sorte.
Ma main se referme sur un long éclat de bois, sans doute détaché du châssis d'une toile que sa chute aura fait éclater: un parfait accessoire de chasseur de vampires. Je ne sais pourquoi je pense cela: je n'en suis tout de même pas à avoir besoin d'une arme? Je dois paraître bien ridicule à mon vis-à vis juché sur son grand bi, avec son air de gravure de mode: son sourire s'élargit d'une façon insupportable. Si son code moral est en accord avec sa tenue désuète, peut-être que tout ce qu'il cherche, c'est un prétexte pour un duel. Oui c'est cela, je ne peux pas m'y tromper, son attitude est clairement provocante. Et de la provocation à la menace, il n'y a pas loin. J'imagine l'usage que je pourrais faire de cet éclat de bois aigu. Je vois du rouge. Je note comme un fléchissement, un vacillement dans l'attitude, cependant toujours vaguement menaçante, de l'homme en jaune.

Je prends conscience, simultanément - c'est un de ces instants où le temps se dilate et peut durer une éternité - de plusieurs choses: c'est mon puéril regain de confiance, quand je me suis mis à regarder mon bout de bois comme une arme potentielle, qui a fait naître chez lui ce rictus que j'ai cru de mépris, et qui était de satisfaction; c'est le réconfort que j'ai trouvé dans l'évocation, aussitôt après, de la couleur rouge, qui l'a mis mal à l'aise; car, oui, je le sens, il peut lire mes pensées, ou il déchiffre mes émotions; ou plutôt, l'entité qui se cache derrière lui le peut: cyclistes, fiacres, tramways ne sont que des leurres, des apparences, des appeaux, des appâts agités devant les proies que nous sommes pour… ça, pour cette chose informe et prédatrice aux tentacules de brouillard. Je ne dois pas le toucher: c'est cela, le piège, c'est à cela qu'il essaie de me pousser.
Il faut que je continue de penser à du rouge, une intuition comme il ne peut en naître que dans cette ville sans nom et dans cette indécise saison brumeuse me le révèle - je saisis avec précision en quoi consiste (penser à du rouge!…) le traquenard: si je cédais à la provocation (penser à du rouge!), si je le frappais et s'il se mettait à saigner, à saigner jaune… jaune, évidemment… jaune... c'est alors que l'horreur commencerait pour de bon.

J'ouvre les yeux. A la lumière de l'aube la chambre est rouge. Rouges, les draps poisseux. Rouge aussi... La conscience de la proximité - de la promiscuité génératrice de miasmes - entre la réalité et les cauchemars, me frappe comme jamais auparavant.

Dehors, à seulement quelques dizaines de mètres, les vagissements d'une sirène d'ambulance s'interrompent brusquement.