mercredi 27 septembre 2023

Pas de nouvelles de Gurb: bonnes nouvelles? (Mendoza, encore)

 Vous l'avez sans doute remarqué: ces derniers temps journaux et bulletins d'actualité mentionnent beaucoup d'observations d'extraterrestres; des témoins incontestablement Américains, dont certains savent piloter des avions aussi bien que Tom Cruise, certifient devant le Congrès qu'ils ont vu ils ne savent pas quoi (mais ils ont vu quelque chose, ça c'est sûr), tandis que des Mexicains, eux aussi authentiques, ont trouvé en se promenant des machins bizarres qui ne bougeaient pas: ils en ont conclu, un peu hâtivement, que ce devaient être des extra-terrestres morts, puisqu'ils ne bougeaient pas (à leur place, je me serais méfié, on ne sait jamais avec les extra-terrestres).

En revanche il ne fait aucun doute que les deux personnages principaux du roman d'Eduardo Mendoza, Sans nouvelles de Gurb, soient des extra-terrestres: l'abondance de précautions (souvent peu adéquates) qu'ils prennent pour se fondre dans la population terrienne est un indice révélateur,  leur confondante ignorance des coutumes des habitants de la Terre, qui tend à réduire à néant ces efforts, en est un autre. Et  il est certain qu'ils ne sont pas morts, en témoigne le fait que, malgré leur désir de ne pas se faire remarquer, ils bougent beaucoup, on peut même dire qu'ils ont la bougeotte, surtout Gurb. C''est pour eux l'occasion - après qu'ils aient pris, comme on enfile un déguisement, l'apparence d'êtres humains - de découvrir Barcelone et ses petits secrets:

3h44. Remis de ma chute, j'entends le serveur me dire que si je désire souper, je peux le faire à n'importe quelle table, elles sont toutes libres, car les gens vraiment distingués ne mangent jamais avant cinq heures ou cinq heures et demie du matin, afin de ne pas être confondus avec le commun, qui dîne avant car il doit se lever tôt. Je réponds que pour le moment je me contenterai d'un verre de champagne (réserve spéciale) au bar.
3h45. Comme la réserve spéciale ne me réussit pas, je me distrais en comptant mes borborygmes sans ingérer davantage le liquide qui les produit (inexplicablement) et en écoutant la conversation des trois individus qui partagent le bar avec moi. La conversation serait intéressante si la consommation immodérée de réserve spéciale par les parleurs ne leur causait des borborygmes qui la rendent (la conversation) difficilement intelligible. Il est aisé, néanmoins, de deviner de quoi ls parlent, car les Catalans parlent toujours de la même chose, à savoir de travail. Dès que deux Catalans, ou plus, sont ensemble, chacun parle de son travail avec un grand luxe de détails. Il leur suffit de sept ou huit termes (exclusivités, commissions, carnet de commandes, et quelques autres) pour mener un débat des plus nourris, qui peut durer indéfiniment. Il n'y a pas sur toute la Terre de gens plus passionnés de travail que les Catalans. S'ils savaient faire quelque chose, ils seraient les maîtres du monde.

Borborygmes, Barcelone: deux thèmes chers à Mendoza, les lecteurs qui ont suivi les aventures de Pomponius Flatus ou exploré La ville des prodiges (autre nom de Barcelone) ont déjà pu le constater.
Le roman se présente comme un rapport de mission, et la rédaction des rapports sur l'exploration des planètes est soumise à des procédures strictes: pas question de laisser l'imagination du rapporteur vagabonder. Si un membre de l'expédition ne donne pas de nouvelles, il convient de le signaler sans effets dramatiques: c'est ce que fait le responsable de l'expédition, que par commodité nous appellerons le narrateur (il ne se nomme pas, sans doute pour respecter un protocole exigeant la confidentialité).

LE 9 DE CE MOIS
7h. 21 Premier contact avec un habitant de la zone.
[...]
7h. 23 Gurb est invité par l'être à monter dans son moyen de locomotion. Il me demande des instructions. Je lui donne l'ordre d'accepter la proposition. Objectif fondamental: ne pas attirer l'attention de la faune autochtone (réelle et potentielle).
7h. 30  Sans nouvelles de Gurb.
8h. 00  Sans nouvelles de Gurb.
9h. 00  Sans nouvelles de Gurb.
12h. 30 Sans nouvelles de Gurb.
20h. 30 Sans nouvelles de Gurb.
LE 10 DU MÊME MOIS
7h. 00 Je décide de partir à la recherche de Gurb.

Et voilà, vous avez compris le principe: le responsable de l'expédition, que par commodité nous appelons le narrateur, essaie d'obtenir des nouvelles de son coéquipier Gurb, sans jamais perdre de vue l'objectif fondamental de sa mission: ne pas attirer l'attention de la faune autochtone. Par souci de discrétion Gurb a revêtu une apparence rassurante, celle d'une personnalité appréciée, semble-t-il, des terriens, une certaine Madonna: qu'est-ce qui pourrait mal tourner? Bonne lecture.
[...]
Ça y est?  Vous avez lu? Au terme de la mienne, de lecture,  je suis parvenu à la conclusion que ce roman est plus drôle si on connaît bien la généralité de Catalogne en général et Barcelone en particulier, car, manifestement, beaucoup de particularités locales sont supposées connues de l'hypothétique lecteur; en revanche, ce lecteur n'a pas besoin d'avoir étudié l'exobiologie, le minimum indispensable d'informations sur la physiologie et la psychologie des deux protagonistes lui est fournie chaque fois que c'est nécessaire: juste assez pour que ledit lecteur ne s'étonne pas que le narrateur, quand par accident sa tête se décolle, parvienne à la recoller sans trop de problèmes; que, pour lui, descendre un escalier soit une opération plus délicate qu'adhérer à un plafond; qu'il émette de la radio-activité et attire la foudre.

Sans nouvelles de Gurb est-il aussi plaisant à lire que Pomponius Flatus? Hum, les effets comiques sont assez répétitifs, et certains tombent un peu à plat (pour ceux-ci, le lecteur français indulgent peut en rendre responsable son manque de références à la culture locale). Ce roman date de 1990; Mendoza a bien progressé depuis, en restant dans la même veine foutraque, sans doute grâce à la série de romans policiers fortement décalés qu'il a écrits depuis, et dont nous reparlerons peut-être un jour, qui sait?

Quant aux extra-terrestres, ne vous inquiétez pas, je crois qu'ils n'ont pas fini de faire parler d'eux.

Eduardo Mendoza: Sans nouvelles de Gurb
(Sin noticias de Gurb, Seix Barral 1990)
Traduit de l’espagnol par François Maspero
Seuil, 1994; Points 2013
EAN 9782757835678
ISBN 2-02-014568-5

Illustration: tous droits réservés pour les planètes du système solaire et la ceinture des astéroïdes.

2 commentaires:

kwarkito a dit…

J'ai adoré ce livre, ça me donne envie de le relire. Ça va vite et c'est paisible. Ou alors je vais le mettre entre les mains de ma file. merci pour ce rappel. Et aussi pour toutes les infos concernant Aillaud

Tororo a dit…

Bonjour Kwarkito,
Merci d'être passé! Oui, ça va très vite.
Si vous allez voir les animaux d'Aillaud, vous nous raconterez?