Qu'ai-je lu récemment? Un roman de Susan Fletcher: L'alphabet des rêves, paru dans la collection Gallimard jeunesse. J'avais besoin, pour garder le moral en ces temps troublés, d'une lecture un peu "feel good" (alors spoiler: ça finit bien). Sur la quatrième de couverture, sous un résumé succinct - comme c'est souvent le cas pour les 4 de couv', celle-ci survend un peu l'histoire: "... un conte envoûtant dans la splendeur du désert"; en fait, vous découvrirez que, splendeur mise à part, le désert, c'est chaud (le jour), froid (la nuit) et ça fait mal aux pieds (tout le temps) - figure la mention: à partir de 10 ans. Ça va, je les ai les dix ans, et même un peu plus: je peux le lire. En plus, il y sera question de rêves, d'aventures et de voyages: ceux de mes lecteurs qui me connaissent bien savent que ça suffit à me mettre en appétit.
Quand nous vivions dans la Cité des Morts, chaque nuit ou presque, mon frère rêvait de choses à manger. Roulé en boule sur le sol de pierre au milieu des ossements, il imaginait des banquets, avec des melons et des olives, des pois chiches et des dattes, des lentilles et du pain. Rien n'était trop beau pour ses rêves nocturnes, pas même ces mets rares qui faisaient les délices des nobles - zestes de citron enrobés de miel, amandes, viande d'agneau rôtie dans le safran.
Je me demandais comment il avait entendu parler de ces nourritures. À moins que notre nature profonde ne remonte à la surface pour se révéler dans nos songes? La dernière fois que nous avions mangé comme des nobles, c'était trois ans plus tôt, alors que Babak avait à peine deux ans.
En plus, bizarrement, ces repas rêvés semblaient le rassasier. Quand il s'éveillait, il n'était pas affaibli ni rendu grognon par la faim, comme je l'étais, moi. L'arrière-goût de ses festins nocturnes semblait l'illuminer et son visage rayonnait de joie.
- Grande soeur! Le rêve que j'ai fait! Des pois chiches rôtis! J'en ai mangé à m'en faire éclater le ventre! et des oranges, toutes pelées pour moi et saupoudrées de feuilles de menthe! Et des tartines chaudes avec des graines de sésame!
Mais l'évocation de ces festins ne faisait que me donner plus faim encore et me rendre plus grincheuse. Je finissais par le rabrouer:
- Bouge-toi, Babak!
Je l'entraînais dans le dédale de couloirs souterrain et nous sortions pour aller aux portes de Rhagae.
- Les rêves, ça ne se mange pas, avais-je coutume de lui rappeler.
Mais là, j'avais tort. Les rêves peuvent vraiment vous nourrir et vous permettre aussi de faire dans la vie réelle des voyages lointains vers des endroits qui passent l'imagination.
Je le sais bien, car c'est ce qui nous est arrivé.
Hé bien voilà un premier paragraphe qui nous en dit juste assez mais pas trop (comme une bonne bande-annonce): on va nous raconter les aventures d'un petit frère (Babak) et d'une grande soeur (Mitra, mais il ne faut pas oublier de l'appeler Ramin, parce qu'elle fait semblant d'être un garçon - elle s'est rasé la tête, et porte des habits de garçon; comme en plus elle est toute maigre, ça ne se voit pas que c'est une fille, ça vaut mieux parce que ça pourrait lui causer des problèmes). Et puis c'est plus pratique pour courir, se cacher et voler de quoi manger. On n'a pas toujours des melons et des olives:
Le vin était amer, le pain rassis et le fromage commençait à moisir. Je m'en moquais bien. Ça étanchait ma soif et me remplissait le ventre.
Il y a des méchants très très méchants, mais ils n'occupent pas trop de place. Il y a des gentils très gentils, mais pas le genre de gentil qui se la raconte "je suis le gentil, alors c'est à moi que les choses les plus intéressantes doivent arriver": sagement, l'auteur place certaines de ces choses les plus intéressantes un peu en retrait, à la limite du champ de vision des protagonistes. Entre gentils et méchants, beaucoup de personnages se situent dans la fameuse zone grise (même l'héroïne, en fait): ça rend certaines choses moins évidentes: ça aussi ça contribue à rendre l'histoire intéressante.
Y a-t-il des éléments qui enferment ce livre dans la catégorie "roman pour la jeunesse"? Bon, parfois des préoccupations didactiques (ce n'est pas de la pure fantasy; ça se passe dans un pays et à une époque qui ont vraiment existé, et l'auteur ne nous laisse pas oublier qu'elle s'est documentée!) ralentissent un peu le rythme du récit, mais pas trop. Parfois aussi, ce sont des ficelles un peu grosses qui mettent en mouvement le mécanisme de l'histoire: mais quand on a dix ans (j'ai, en fait, un peu plus de dix ans, mais je me souviens parfaitement de ce que j'aimais à cet âge) ça ajoute au charme de la lecture, de pouvoir se dire de temps en temps; "oh, là, je devine tout seul comme un grand ce qui va arriver au prochain chapitre!"...
Une des choses les plus réussies du livre, c'est la façon dont le monologue intérieur de Mitra nous laisse deviner, progressivement, par très petites touches, par quels changements elle passe entre la première et la dernière page. Mitra est-elle un "narrateur fiable"? À peu près, mais ses perceptions sont faussées par la présence d'un gros "point aveugle" (et le "point aveugle", qu'on emploie ce terme au sens propre ou au sens figuré, il se trouve toujours au milieu du champ de vision).
Une autre réussite (euh... vous avez sans doute déjà compris, attentifs lecteurs, que j'ai pris plaisir à la lecture de ce petit livre sans prétention?): les passages où l'on trouve du réconfort dans des choses simples.
Des melons de deux sortes: verte et orange. Trois variétés d'olives. De l'agneau rôti et des perdrix. Toute une pile de pains sortant du four. Un plateau sur lequel s'amoncelaient des carrés de fromage de chèvre. Des pâtisseries dégoulinant de miel.
Bon appétit.
Susan Fletcher: L'alphabet des rêves (Alphabet of Dreams, Simon & Schuster 2006) traduction de Philippe Morgaut, Gallimard jeunesse 2007 ISBN: 978-2-07-057779-8
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