que cela leur est d’un grand préjudice. »
(Snorri Sturluson, Eddas en prose,
traduction de Régis Boyer)
Il est bien particulier, le style des sagas islandaises, au premier rang desquelles on place celles qu’écrivit au 13° siècle Snorri Sturlusson. Vous vous en souvenez: avant d’entreprendre le fameux voyage qui lui valut d'entrer dans l'Histoire, le professeur Lidenbrock eut la joie de faire l’acquisition de l’exemplaire de la Heimskringla qui avait orné la bibliothèque du savant Arne Saknussem: cet ouvrage cher à tous les bibliophiles scandinaves n’était-il pas le véhicule idéal pour assurer la transmission, de siècle en siècle et de savant excentrique à savant excentrique, d’un message codé indiquant le chemin secret qui mène au centre de la terre, jusqu'à ce qu'il parvienne entre les mains d'un érudit tourmenté par les mêmes curiosités que Saknussem? Je suppose, du reste, que c'est la raison pour laquelle vous n'avez cessé, depuis, de chercher, chez les bouquinistes, tous les exemplaires de cet incunable sur lesquels vous avez pu mettre la main - au cas où Saknussem (on ne sait jamais) aurait fait une copie de son inestimable vade-mecum (il est toujours prudent de faire une copie de sauvegarde des documents importants), ou d'un autre document du même genre. Ce faisant, vous êtes, inévitablement, tombé sur l'une ou l'autre des versions (aujourd'hui encore les plus lues) de ces Eddas dans les quelles Snorri a compilé les légendes de ses ancêtres païens: car Snorri n'a pas écrit que Heimskringla, et, en son temps, il était surtout connu comme poète.
Bref, j'ai toutes les raisons de supposer, chers lecteurs, que le nom de Snorri Sturluson vous est familier (Jules Verne écrit: Snorre Turlesson, c'était une des graphies en usage à son époque).
De la bibliographie de Snorri, vous avez donc une idée assez précise; mais de sa biographie?
Vous l'imaginez sans doute comme un rat de bibliothèque, s'usant les yeux à déchiffrer des runes gravées sur de l'écorce puis transposant sur parchemin, dans un élégant vieux norrois, ce qu'il en avait retiré.
Ce n'est pas aussi simple.
Snorri Sturluson est le protagoniste du roman de Thorvald Steen, Le petit cheval.
Steen s'intéresse à l'étape finale de la vie de Snorri, une vie bien remplie, une fin compliquée.
Snorri Sturluson, fils de Sturla Þórðarson du puissant clan des Sturlungar, et de Guðný Böðvarsdóttir, était né à Hvammur en 1179, cadet d'une fratrie qui comprenait Þórðr Sturluson (l'aîné et l'héritier de la chefferie de Hvammur) et Sighvatr Sturluson. Pourvu par son père du domaine de Borg et du titre afférent, il ne fut pas long à faire prospérer sa fortune (le riche mariage arrangé par ses parents l'y aida), et à acquérir domaines et influence. En 1215, remarqué pour son éloquence, il fut choisi comme orateur devant l'Althing. Ce poste équivalant plus ou moins à celui d'un président de chambre (chez nous) ou d'un "Speaker" (chez les autres) le rendait, entre autres, responsable de l'ordre du jour des séances de cette assemblée coutumière, une des plus anciennes formes qu'ait pris le parlementarisme dans les sociétés européennes.
Et il lui permit d'exprimer des idées qui, à bien des ses contemporains, parurent radicales. L'isolement de la colonie scandinave d'Islande la rendait extrêmement vulnérable: à plusieurs reprises au cours des siècles précédents, des famines et des épidémies, des épisodes climatiques extrêmes l'avaient mise en danger d'extinction. Un grand projet habitait Snorri: obtenir pour l'Islande, en échange de son allégeance, la protection du roi de Norvège. Il fallait pour cela un vote de l'Althing. Et, chez les pairs de Snorri, l'enthousiasme pour ce projet était plus que relatif: faire entrer notre petit pays dans un ensemble géopolitique plus vaste? rendre plus faciles les échanges avec le continent? accueillir des immigrants? Voilà de belles paroles, mais si cela veut dire renoncer à nos traditions, à nos lois coutumières, à notre indépendance, non, rien de tout cela, jamais! Chaque camp était intimement convaincu que ses choix n'étaient guidés que par la sagesse, l'expérience, l'attachement à la justice et aux intérêts supérieurs du pays; ni le fait que Snorri avait reçu du roi de Norvège hospitalité fastueuse et présents somptueux, ni celui que parmi ses principaux contradicteurs se trouvaient des chefs de clan qui, lorsqu'ils voyaient des terres, vidées de leurs occupants par les épidémies, tomber en déshérence, ne trouvaient pas mauvais de se les approprier et appréciaient de pouvoir le faire sans en référer à aucune autorité supérieure, rien de tout cela n'avait, bien sûr, à être pris en considération. À ce débat houleux, une fin heureuse n'était donc pas garantie. Cela vous rappelle certains événements contemporains? Tiens, voilà une amusante coïncidence.
Sur la prairie où se réunissait l'Althing, les armes n'étaient pas admises, et l'on n'était supposé influencer le débat que par le brillant de la rhétorique qu'on y déployait (Snorri était maître en cet art); mais il n'était pas exceptionnel que des divergences d'opinion soient réglées ailleurs, sous un ciel pluvieux, à l'angle d'un mur de ferme, par un bon coup de lance dans le ventre.
Remercions Jorge-Luis Borges d'avoir extrait, d'une œuvre à l'attribution incertaine, mais bien représentative du mouvement littéraire auquel appartenait Snorri, cette citation:
"Voici un extrait du chapitre 45 de la saga de Grettir, dans une traduction littérale:
Quelques jours avant la nuit de la Saint-Jean, Thorbjorn alla à cheval à Bjarg, la tête coiffée d’un heaume, une épée à la ceinture et à la main une lance à lame très large. Il plut ce jour-là. Parmi les gens d’Atli, quelques-uns travaillaient à faucher le foin. D’autres étaient allés pêcher au Nord, à Hornstrandir. Atli était resté chez lui, avec peu de monde. Thorbjorn arriva sur le midi. Seul, il chevaucha jusqu’à la porte.
[...]
La femme rentra. Atli demanda qui était dehors. Elle répondit qu’elle n’avait vu personne et tandis qu’ils parlaient, Thorbjorn frappa de nouveau fortement. Atli dit alors: Quelqu’un me cherche et m’apporte un message qui doit être très urgent. Il ouvrit la port et regarda. Il n’y avait personne. La pluie était devenue violente, c’est pourquoi Atli ne sortit pas. Une main sur le montant de la porte, il regarda tout autour de lui. A cet instant Thorbjorn bondit et lui enfonça sa lance dans le milieu du corps. Atli en recevant le coup dit: On fait maintenant des lances aux lames si larges… Il tomba la face contre terre sur la seuil. Les femmes sortirent et le trouvèrent mort. Thorbjorn, de son cheval, cria qu’il était le meurtrier et s’en retourna chez lui."*
C'est comme exemple de la sèche efficacité narrative des sagas islandaises que Borges présente cet extrait. Il est également représentatif des mœurs de l'époque. Se plaçant dans la descendance littéraire de Snorri, Thorvald Steen se montre fidèle à cette simplicité d'écriture. A la lecture du Petit Cheval, on voit que Thorvald Steen a retenu les leçons de Snorri et n’est pas tombé dans les excès des scaldes: pas de kenningar, pas de nourriture du cygne rouge, de teinturier des dents du loup, pas de serpents de la lune des pirates.
Mais pas plus que de l'œuvre de Snorri, la dimension mythologique n'est absente de ce roman: le petit cheval du titre n'est pas qu'une monture.
Petit poney islandais, trapu et velu, le compagnon de Snorri est aussi celui qui donne une forme à son destin. Est-ce un une affirmation cryptée de l'ambition immense qui habite Snorri, et dont il sait qu'il ne doit pas trop l'afficher? Un vœu secret? Il a choisi pour son petit cheval le nom de Sleipnir - le nom du géant cheval du maître d'Asgard, dont la moindre foulée est d’une lieue, et dont chaque foulée supplémentaire couvre une lieue de plus que la précédente.
"… aucun de ses enfants, ni personne d’autre, ne voyait la grandeur de Sleipnir. Ils croyaient que le choix de ce nom n’avait été qu’une trouvaille amusante, le genre d’astuce à laquelle on peut s’attendre de la part d’un auteur de sagas, un homme qui fera dire à Nikolas Sigurdson, à l’instant où celui-ci est vaincu par les Birkebeinar: Mon bouclier me trahit."**
Les enfants de Snorri. Il en a semé un peu partout: son mariage de raison lui a donné un héritier, puis il a papillonné de Herdís en Gudrun, d'Oddny en Thuridur, et le voilà qui s'apprête à finir ses jours auprès de Hallveig (un arrangement qui n'est pas que sentimental: c'est une veuve encore jeune et très riche). Avec les cinq de ses fils qui sont parvenus à l'âge adulte, il ne s'entend pas très bien: il n'a jamais été tendre avec eux, et même ceux qui lui restent loyaux n'adhèrent pas à toutes ses idées politiques, ce qui le conforte dans la conviction qu'ils n'ont pas hérité de son intelligence (dont il a, c'est là son moindre défaut, une assez haute idée).
Snorri n’est ni modeste, ni sentimental: il ne fait confiance qu’à lui-même et à son petit cheval Sleipnir. Et encore: si orgueilleux soit-il, il est assez lucide pour admettre qu’en plusieurs circonstances, il a eu tort de ne se fier qu’à son propre jugement, et que Sleipnir est en réalité le seul être à qui il a toujours eu raison de se fier.
Les événements qui sépareront Snorri de Sleipnir annonceront sa chute.
Si j'ai choisi de vous présenter longuement le héros (l'anti-héros?) du roman de Steen, j'ai aussi essayé de ne pas vous en révéler trop sur l'intrigue: il vaut mieux que vous la découvriez vous-même.
Le petit cheval, il fallait que vous en soyez avertis, c'est pas Le Seigneur des Anneaux, mais c'est un bon moment de lecture.
Une épopée sans Beowulf, un récit qui atteint, par les moyens les plus simples, à une grandeur tragique.
ISBN-10: 270213629X
ISBN-13: 978-2702136294
**la citation suivante est extraite
du Petit Cheval, de Thorvald Steen
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire