mercredi 7 février 2018

Musique Ancienne est un joli nom (Ursula Le Guin, 1)


Ai-je vraiment besoin de vous recommander de lire les romans d'Ursula Le Guin? La main gauche de la nuit, vous l'avez déjà offert à tous les gens que vous aimez bien, Terremer, vous les avez déjà tous lus et relus (la première fois vous aviez dix ans, la dernière fois c'était il y a quinze jours), Le nom du monde est Forêt, après l'avoir lu vous l'avez planté et depuis son feuillage donne de l'ombre à votre terrasse.


Les nouvelles d'Ursula Le Guin, c'est une autre affaire. L'édition française les a un peu dispersées (les Américains viennent de les ressortir en deux gros volumes: parions qu'un éditeur français aura bientôt la même idée): vous auriez donc pu en rater, et ce serait dommage car elles prolongent ses gros livres, elles en reprennent les thèmes sous de nouveaux angles et parfois obligent à les regarder d'un autre œil.
On pourrait commencer par Quatre chemins vers le pardon et L'anniversaire du monde, qu'en pensez-vous?



Cette nuit-là, dormant dans la chambre qui donnait sur la terrasse 
de Yaramera, Esdan rêva qu'il avait perdu une petite pierre ronde 
et plate qu'il avait toujours sur lui dans un petit sac. 
La pierre venait du pueblo. Quand il la serrait dans sa paume 
pour la réchauffer, elle était capable de parler, de parler avec lui. 
Mais cela faisait longtemps qu'il ne lui avait pas parlé. 
Il s'apercevait maintenant qu'il ne l'avait plus. 
Il l'avait perdue, laissée quelque part. 
Il pensait que c'était dans le sous-sol de l'ambassade, 
mais la porte était fermée à clef, 
et il ne trouvait pas l'autre porte.
Il se réveilla. C'était le petit matin. 
[…] 
Il pensait à son rêve, à la pierre qui parlait. 
Il aurait aimé entendre ce qu'elle disait.
Ursula Le Guin
Musique Ancienne et les femmes esclaves
dans L'Anniversaire du Monde 


Un des cailloux dans mon sac d'âme, 
un vilain petit caillou gris que j'avais ramassé 
un certain jour à un certain endroit dans les collines 
au-dessus de la rivière pendant le Temps Argenté, 
un petit morceau de mon monde: 
voilà ce qui est devenu mon monde. Chaque nuit, je le sortais 
de mon sac et je le tenais dans ma main, 
en pensant à la lumière du soleil dans les collines 
au-dessus de la rivière, en écoutant le doux bruissement 
des systèmes du vaisseau, comme un océan mécanique.
Ursula Le Guin
Solitude
dans L'Anniversaire du Monde 



"Cette présentation permet de faire des choses qu'un roman ne permet pas"

Dans la préface à L'Anniversaire du mondeUrsula Le Guin tente, en se référant à son recueil précédent, de définir ces deux derniers recueils par leur forme commune.
"Mon livre Four Ways to Forgiveness (Quatre chemins vers le pardon) comporte quatre nouvelles interconnectées. Une fois de plus, je supplie qu'on trouve un nom, afin qu'on la reconnaisse, à cette forme de fiction (qui remonte au moins aussi loin que le Cranford d'Elizabeth Gaskell, et que l'on rencontre de plus en plus fréquemment, avec un intérêt grandissant): un recueil de nouvelles liées par le lieu, les personnages, le thème et l'action, afin de constituer non pas un roman, mais un tout. Il y a un terme péjoratif qu'on utilise en anglais, "fix-up" (assemblage), pour désigner les livres contenant des nouvelles collées ensemble avec un ruban adhésif fait de mots, leurs auteurs ayant entendu dire que les recueils de nouvelles "ne se vendent pas". Mais sous sa véritable forme, il ne s'agit pas d'un assemblage aléatoire, pas plus qu'on ne saurait le dire d'une suite de Bach pour violoncelle seul. Cette présentation permet de faire des choses qu'un roman ne permet pas. C'est une vraie forme littéraire, et elle mérite un vrai nom. On pourrait peut-être l'appeler "une suite de nouvelles"? Je pense que c'est ce que je vais faire".

Je ne suis pas certain que la traduction française "une suite de nouvelles" rende entièrement justice à l'intention de Le Guin.
Il n'y a certes rien de péjoratif dans le mot français suite (contrairement à l'anglais "fix-up" qui tend à évoquer un travail de bricolo); si à ce mot l'on devait reprocher quelque chose, ce serait justement sa neutralité.
Le mot anglais "suite" évoque une forme musicale*, de façon, non pas certes exclusive, mais plus précise que le mot français, à qui l'usage donne bon nombre de sens plus généraux, parmi lesquels celui de suite musicale n'arrive qu'à un rang modeste. Pourtant, le recueil Quatre chemins vers le pardon n'est pas dépourvu de ressemblances, en effet, avec une suite pour violoncelle seul: il y a entre les textes qui le composent une certaine unité de ton, et une gravité qui évoque assez bien le violoncelle... "suite", dirons-nous donc.

Et le recueil "L'Anniversaire du monde", comment le décrire?
pourquoi ne pas aller plus loin et l'appeler "Suite instrumentale pour conte, récit, mémoire, nouvelle, compte-rendu, fable et apologue", comme on dit "Suite pour clavicorde, théorbe et contrebasse"… tant pis pour la lourdeur de la formule en français, car, dans chacun de ses textes, Le Guin joue de chacune de ces formes comme d'un instrument. Tantôt, c'est la répétitivité incantatoire du conte (la caresse insistante de l'archet sur les cordes de la viole de gambe), tantôt, les accélérations du récit d'aventures (appels éclatants de cuivres!); parfois, la sécheresse pseudo-technicienne du jargon de la science-fiction (vibration métallique de cordes pincées) vient couper court à des envolées lyriques, que, d'autres fois (glissando de violons), elle laisse se développer*

L'Ekumen

...Il s'appelait 
Mattinyehedarheddyuragamuruskets** Havzhivza. Le mot havzhiva signifie "galet cerclé": une petite pierre avec une inclusion de quartz qui forme un anneau tout autour. Les gens de Stse attachent de l'importance aux pierres et aux noms. Traditionnellement, on donne aux garçons appartenant aux lignages du Ciel, de l'Autre Ciel et de l'Interférence Statique le nom d'une pierre ou d'une qualité désirable chez un homme: courage, patience ou grâce. Les Yehedarhed étaient une famille traditionaliste pour qui la lignée et le sang comptaient beaucoup. "Savoir qui sont les tiens, c'est savoir qui tu es", disait Granit, le père de Havzhiva. C'était un homme aimable et réservé, qui prenait à cœur son rôle de père. Il aimait beaucoup les proverbes.
(Un homme du peuple
dans  Quatre chemins vers le pardon)

Une petite pierre avec une inclusion de quartz
qui forme un anneau tout autour.


L'Ekumen, dans tous les textes de Le Guin qui en font mention, est présenté comme un projet en devenir plutôt que comme un état stable d'une civilisation; il a été rendu possible en grande partie grâce à l'invention de l'ansible, un dispositif de transmission instantanée de l'information dû aux découvertes cétiennes en physique temporelle (une invention bien pratique, en ce qu'elle permet  d'expliquer que la déperdition d'information entre des civilisations réparties sur des dizaines de systèmes solaires soit réduite à un minimum; ah! que feraient les écrivains de science-fiction sans les découvertes des savants originaires de Tau Ceti?).
Le voyage physique, quant à lui, reste soumis aux principes de la physique classique et donc à l'impossibilité de dépasser la vitesse de la lumière ; il s'effectue sur des vaisseaux qualifiés de NAFAL (Nearly As Fast As Light). Le système planétaire dans lequel le "projet Ekumen" a vu le jour s'appelle Hain; l'étendue physique de l'Ekumen n'est pas précisée, mais les distances y sont, bien entendu, astronomiques. Presque aussi rapides que la lumière... cela implique malgré tout que les voyages à la rencontre d'autres peuples demandent des années, parfois la moitié d'une vie; aussi, c'est un choix crucial, pour les citoyens de l'Ekumen, de rejoindre les rangs des agents mobiles - ceux, diplomates, chercheurs, anthropologues ou "coopérants", qui effectuent des missions loin de leur planète natale. 
D'où une dichotomie dans la société des planètes rattachées à l'Ekumen: une partie des institutions s'attache à inventer des solutions innovantes, parfois radicales, aux problèmes qui se posent à des sociétés planétaires, dont certaines sont soumises à des conditions (économiques, écologiques) particulières, voire uniques (isolement ou dépendance; rareté ou abondance de certaines ressources, environnement mutagène...); une autre partie, à préserver des traditions venues du fond des âges, perçues comme composantes essentielles de l'identité humaine.

Les noms des lignages du Ciel, de l'Autre Ciel et de l'Interférence Statique vous ont fait penser à ceux des clans de L'Eau-Amère, de la Boue ou du Rocher-Debout que vous avez rencontrés dans les romans policiers de Tony Hillerman? Ce n'est pas un hasard. La structure sociale des planètes de l'Ekumen reproduit, à l'échelle d'un amas stellaire, celles des sociétés humaines les plus traditionnelles; par opposition aux centres urbains où sont concentrées les industries, les académies, les communautés rurales se donnent à elles-mêmes le nom de pueblos, un terme emprunté au passé de la Terre. 
Et une des sources d'inspiration constantes de Le Guin, ce sont ces sociétés rurales du Sud-Ouest des États-Unis: les Navajos, comme les Hopis et les Zunis, en font partie.

Quatre chemins vers le pardon

 Les liens entre les nouvelles qui composent Quatre chemins vers le pardon  (Trahisons;  Jours de pardon; Un homme du peuple ; Libération d'une femme) sont plus visibles que ceux, ténus, entre les textes de L'Anniversaire du monde. Cette tétralogie explore une direction précise du projet de Le Guin.  Le Guin  regrettait-elle de n'avoir pas mis en œuvre son projet de description de l'Ekumen d'une façon assez systématique? Elle s'en est plusieurs fois expliqué: non, les nouvelles et romans rattachées à ce qu'on a pris l'habitude (a posteriori) d'appeler le "cycle de l'Ekumen" n'ont pas été pensées dans le cadre d'un projet grandiose, une historiographie imaginaire comme  celles de L'Instrumentalité de Cordwainer Smith, de la Psychohistoire d'Asimov ou encore de l'Histoire du Futur de Robert Heinlein.
Les chroniques futures d'Ursula LeGuin, on pourrait les qualifier de crépusculaires; car ce n'est pas la saga de bâtisseurs d'Empire qu'elles racontent, mais les efforts des survivants d'une entreprise impériale qui appartient désormais à un lointain passé pour, en passant par une longue série d'essais et d'erreurs, en recoller des morceaux (le cadre commun aux récits de Quatre chemins est une société planétaire qui, longtemps isolée, a adopté une structure sociale rigide basée sur l'esclavagisme: le changement, dans cette société, ne sera pas moins douloureux que l'a été la guerre civile américaine).

Quatre chemins examine différents moments de la mutation  que traverse une société; le ton général est mélancolique. Des personnages qui se sont, à des titres divers, fortement impliqués dans cette mutation font le bilan de leur existence, et constatent que les changements mêmes qu'ils ont appelé de leurs vœux  les marginalisent ou les excluent. Sous le récit de science-fiction affleure le souvenir des désillusions du vingtième siècle; thème déjà central dans une des plus mémorables nouvelles de LeGuin, À la veille de la Révolution.
Au lendemain des révolutions, les farandoles dans les rues ne durent qu'un temps, au claquement joyeux des chaussures de danse succèdent, soit le martèlement oblitérateur des bottes, soit l'envahissant silence des pantoufles.
C'est un peu pour cette raison qu'au lieu de m'attarder sur Quatre chemins vers le pardon, je préfère consacrer plus de place aux nouvelles qui composent L'Anniversaire du Monde.

À suivre ...


Notes

“The great fantasies, myths and tales are indeed like dreams: they speak from the unconscious to the unconscious, in the language of the unconscious—symbol and archetype. Though they use words, they work the way music does: they short-circuit verbal reasoning, and go straight to the thoughts that lie too deep to utter…
Ursula K. Le Guin   
The Child and the Shadow 
(inédit en français, 1974)
Les grands récits imaginaires, les mythes, les légendes fonctionnent comme les rêves: l'inconscient y parle à l'inconscient, dans la langue de l'inconscient - symbole et archétype. Ils se servent de mots, mais l'effet qu'ils produisent est celui de la musique: ils court-circuitent le raisonnement, ils jettent des coups de sonde vers des strates d'idées situées trop loin du langage pour être verbalisées.

** Oui, vous avez remarqué? Les personnages de Le Guin (héritage de - ou peut-être clin d'œil amusé à - certaine tradition de la science-fiction) ont des noms de famille difficiles à mémoriser (et ne parlons même pas de les prononcer). Heureusement qu'ils ont des prénoms de hippies.


Sauf indication contraire, les citations (paragraphes en vert) apparaissant dans le texte sans autre indication d'origine proviennent de la préface d'Ursula Le Guin à L'Anniversaire du Monde; les autres des différentes nouvelles de ce même recueil.


Le site officiel d'Ursula Le Guin;
sa bibliographie selon wikipedia.

L'Anniversaire du Monde, nouvelles 
(The Birthday of the World, Harper Collins, 2002; 
traduction française de Patrick Dusoulier, 
Robert Laffont, 2006)
Quatre chemins de pardon, nouvelles
(Four Ways to Forgiveness,  Harper Collins, 2000;
traduction française de Marie Surgers,
L'Atalante, 2007)

6 commentaires:

Imaginos a dit…

Je ne savais pas trop par quel bout commencer ma "pile" de livres d'Ursula Le Guin pas encore lus. Je vais peut-être choisir Quatre chemins de pardon, du coup.

Tororo a dit…

Merci, Imaginos, pour ce petit coucou!
Ah! la pile de bouquins d'Ursula LeGuin, elle est bien biscornue. Je suppose que tous les gens qui n'ont pas passé les cinquante dernières années sur un îlot rocheux coupé du monde ont plus ou moins entendu parler de Terremer, mais il y a aussi des récits au background historico-légendaire, des romans de science-fiction qui s'occupent beaucoup plus de fiction que de science, des juvenilia un peu décalés, des romans tout à fait mainstream et puis, bien sûr, le paquet de recueils d'essais et de poèmes non traduits. Les nouvelles dont je parle se rattachent plus ou moins à ce "cycle" un peu informel de l'EKumen, et la lecture conjointe d'un ou deux romans peut aider à y entrer (mais certaines nouvelles tiennent très bien debout toutes seules).

Strum a dit…

Quel bel et passionné hommage à Ursula K. Le Guin. Je n'ai lu que Terremer (les deux premiers) et le très beau La main gauche de la nuit. Ce sont Les Dépossédés que je voudrais lire maintenant, mais je suis intrigué par cet autre livre dont tu parles en ouverture de ce billet qui possède un très beau titre : Le Nom du monde est forêt. Cela vaut le coup ? Ou pour le formuler autrement, faut-il d'abord lire Les Dépossédés ou celui-là ? Tout conseil bienvenu.

Tororo a dit…

Bonjour Strum!
Les Dépossédés est, à mon avis, une des meilleures portes d'entrée dans l'œuvre de Le Guin; mais je m'en voudrais si ma réponse vous faisait hésiter à lire Le Nom du monde est Forêt si votre instinct vous y invite: il faut suivre son instinct!

Strum a dit…

Merci. Mon instinct me dit que Les Dépossédés est également un très beau titre. Je vais acheter les deux livres et puis je laisserai mon instinct donc ou plus sûrement le hasard (le destin, dirait Sabato que je lis en ce moment) décider. :)

Tororo a dit…

Sage décision. :-)
Bonne lecture!