vendredi 18 août 2017

Monsieur Sanday était-il toujours Edgar à lui-même?



Ils me reprochaient d'être inégal, les imbéciles! 
S'ils savaient quel éloge ils me font, car 
cela a été ma constante préoccupation 
que de ne pas être égal à moi-même
de ne jamais recommencer ce que j'avais déjà fait.  



Grande est la frustration du lecteur du XXI° siècle face à ces romans policiers signés, tantôt Ed Faure, tantôt Edgar Sanday.  Avouons-le: écrits entre la fin des années 30 et celle des années 40,  chacune de leurs pages affiche sans équivoque sa date de rédaction. Il faut aimer l'odeur un peu âcre de la poussière des vieilles bibliothèques pour bien les apprécier.
Pour une bonne part, leur coloration désuète est sans doute intentionnelle; ils fourmillent de références à un genre qui, à l'époque où ils ont été écrits, avait déjà connu son âge d'or: celui des romans à énigmes où des mystères élégants sont résolus par des gens de bonne compagnie enfoncés dans de profonds fauteuils. On devine un hommage amusé  à cette tradition du mystère à l'anglaise; clin d'œil parmi d'autres: ces romans situés dans la bourgeoisie française la plus conventionnelle, dans les paysages de la province française la plus torpide, sont incongrument émaillés de noms à consonance anglo-saxonne; c'est à l'anglaise aussi qu'on y flirte comme dans les romans d'Agatha Christie (ceux du moins qui mettent en scène des Tommy, des Tuppence et autres jeunes couples attendrissants).

Autre sujet d'irritation pour le lecteur: le caractère abrupt, et dirait-on, tronqué, des dénouements.
Jamais de scène triomphale de révélation à la Hercule Poirot ou à la Ellery Queen; au lieu de cela, des confessions étouffées dans l'œuf, des révélations qui ne seront pas rendues publiques, bref, des victoires sans lendemain…

Non que l'auteur néglige de renouer les fils épars de l'intrigue - il le fait, même si c'est au prix de contorsions assez acrobatiques - non, on pourrait croire que c'est à dessein qu'après avoir tourné et retourné l'intrigue comme un rébus autour d'un mirliton, il se dispense de servir à point le genre de dénouement bien cuit auquel le lecteur des bibliothèques de gare a été habitué. Le facétieux juriste se joue de ses lecteurs, il se moque de leurs attentes.
Ici, un personnage longtemps cru victime d'une impitoyable persécution est découvert responsable (involontaire!) de la série de morts peu naturelles qui, justement, avait fait croire à un vaste complot dont il aurait été la cible ultime; là, un "détective" improvisé, juste après avoir désigné un coupable par un raisonnement classique, est accusé à son tour par un autre "détective" d'occasion usant exactement du même raisonnement, avant que les deux hypothèses ne soient renvoyées dos à dos…

Le caractère déceptif de la solution de ces romans n'est pas accidentel: à l'époque où ils furent écrits, on l'a vu, le genre "détective en chambre" semblait avoir joué toutes ses cartes, et ne plus pouvoir se renouveler que par la parodie et la mystification. C'est précisément à cette époque (1942) que Borges et Bioy Casares imaginaient leur détective paradoxal, Don Isidro Parodi, dans un autre jeu littéraire référentiel. Curieusement, une des premières énigmes résolues par le reclus portègne concerne un homme qui, résolu à mettre fin à ses jours mais craignant de manquer de fermeté au dernier moment,  multiplie les précautions pour ne pas se rater, causant involontairement une cascade  d'incidents bizarres qui brouillent tous les indices recueillis par les enquêteurs: justement comme dans un des romans de Monsieur Ed…
Les dates de conception des deux œuvres sont si proches qu'une influence dans un sens ou dans l'autre est peu probable: à l’époque, Borges et Bioy ne devaient pas avoir entendu parler de Monsieur Ed plus que Maître Faure ne devait connaître Don Bustos (en revanche, un débat était dans l'air du temps: le suicide est-il une manifestation de courage, ou de lâcheté? il n'est pas impossible que ce qu'on retrouve, dans l'un et l'autre cas, ce soit un écho de ce débat, mais tiraillé du côté du burlesque ou de l'absurde).



Pour rencontrer M. Marshes

Jamais nommée, à peine évoquée à mots couverts, l'ombre d'une passion interdite plane sur Pour rencontrer Monsieur Marshes. Une confession autographe, nous assure-t-on très tôt dans le roman, contient la clé de toute l'affaire; vous imaginez déjà que cette confession sera lue au dernier chapitre, à la lueur des bougies, dans la bibliothèque de l'indispensable château qui est un des décors de l'histoire, devant une assistance pétrifiée?  Que, d’une façon ou d’une autre, ce document (qui, comble d'ironie, a été déposé sous pli scellé dès l'un des premiers chapitres dans le bureau du juge d'instruction qui joue plus ou moins, à son corps défendant, le rôle du détective occasionnel) sera un élément-clé de l'intrigue?
Sans doute  l’a-t-on mentionné de bonne heure pour qu'il serve (comme un MacGuffin) de prétexte à un dérapage inattendu dans ce récit à l'ambiance douillette: cambriolage, substitution, acte de violence, chantage?
Non. Les dernières lignes nous assurent que le secret demeurera un secret pour le monde comme pour le lecteur. Ce final est si abrupt qu'on ne peut exclure totalement qu'une forme de censure ou d'autocensure en soit en partie responsable, tant le secret effleuré pouvait paraître scabreux dans les années 40 (de nos jour, au contraire, peu d'auteurs de polars se priveraient de tartiner, sur ce thème, des pages et des pages de psychologie de supermarché)… mais c'est plutôt l'hypothèse de la mise à distance des convention du genre que confirment les romans suivants, dont la fin est presque aussi frustrante.

Pour rencontrer M. Marshes, première parution: Sequana Éditeur, 1942 (roman policier publié sous le pseudonyme Ed Faure, réédité en 1987 chez 10/18 dans la collection Grands Détectives)



L'installation du Président Fitz-Mole

Son action étant très précisément datée (l'été 1937), Pour rencontrer Monsieur Marshes est probablement le roman dont la rédaction est la plus ancienne dans l'ordre chronologique. Mais ce qui en témoigne encore plus clairement, c'est l'évolution de l'écriture, dès le second roman, vers plus de "professionnalisme": intrigue tout aussi alambiquée, mais articulée de façon plus rigoureuse; en outre, personnages moins conventionnels, rapports moins schématiques... 
On pourrait en conclure que les bizarreries du premier roman témoignaient d'une maladresse de débutant qui aurait été amendée par la suite? On aurait tort: la fin du deuxième roman témoigne de la même désinvolture envers les codes que celle du premier et nous montre la principale  figure féminine impliquée dans l'affaire, si peu intéressée par sa résolution (alors qu'elle  figure en bonne place sur la liste des suspects)… qu'elle pose, au dernier chapitre, un lapin à l'aspirant détective (lequel, comme il se doit, en pince pour elle),  le privant de l'occasion de jouer devant elle les Hercule Poirot! (ce qui amène presque inévitablement le lecteur à se demander pourquoi elle est si pressée de disparaître, et si, par hasard, un détail n'aurait pas échappé à l'apprenti-détective... et à lui-même).

Sur le plan de l’écriture, l'auteur a gagné en expérience: les scènes de marivaudage entre un jeune juriste un peu dépassé par les événements et une jeune femme mystérieuse au passé tourmenté (encore des éléments récurrents dans l'œuvre de Monsieur Edgar) sont écrites avec plus de naturel, et mieux insérées dans la trame du roman.
Sans doute le choix du cadre est-il aussi plus judicieux.
M. Marshes était situé dans le milieu des "rois du pétrole", pour parler comme la feuille de chou dont un des personnages découvre la "une" dans un des premiers chapitres, et la description qui y était faite de ces personnages mythiques devait sans doute davantage à l'image qu'en donnait alors la presse à sensation, ou le roman feuilleton, qu'à aucune réalité contemporaine.

Tout au contraire, c'est dans un cadre que connaissait bien certain jeune avocat que se déroule L'installation du Président Fitz-Mole: Aix-en-Provence, et son microcosme judiciaire.
En dépit de sa date de publication et de l'absence de repère temporel dans le récit, l'action de ce deuxième roman est, elle aussi, très clairement située dans l'insouciant entre-deux-guerres: aucune allusion à quelque actualité politique que ce soit ne vient alourdir l’atmosphère (et on retrouve ici et là des noms à sonorité anglaise, un rien incongrus sur le cours Mirabeau).
Maîtrisant mieux les ficelles du métier, notre romancier ne renonce pas pour autant  à son goût pour les fins déconcertantes: ce qui nous conforte dans l’idée que cette bizarrerie, déjà présente dans M. Marshes, n'était pas due à une maladresse de débutant, mais qu'elle s'inscrivait dans une démarche délibérée; comme, aussi, le choix d'un coupable paradoxal, motivé par une passion dévoyée et destructrice.

L'installation du président Fitz-Mole, première parution: Sequana Éditeur, 1942 (roman policier publié sous le pseudonyme Ed Faure, réédité en 1987 chez 10/18 dans la collection Grands Détectives)


Monsieur Langois n'est pas toujours égal à lui-même

Cette fin de la décennie 1940 allait voir le roman policier explorer d'autres avenues. Le roman noir américain avait débarqué en même temps que les jeeps; les romanciers français - au premier rang desquels Léo Malet (c'est pendant ces années que se situe la gestation de sa Trilogie Noire) - allaient  enrichir le genre de leur nuances personnelles de fuligine. Le roman à énigme avec tasses de thé et fauteuils de cuir allait connaître une (relative) éclipse, avant de revenir avec la fin du siècle (plus que jamais enjolivé de patine, et souvent, désormais, pimenté d’éléments méta-fictionnels).
Le nommé Ed Faure ne fera plus parler de lui. Un peu de temps se passe (un temps bien employé par son alter ego l'avocat Edgar Faure, dont la carrière prend une toute nouvelle tournure), et Monsieur Ed devient Edgar Sanday; sous cette signature ne paraîtra (sauf erreur de ma part) que le seul roman M. Langois n'est pas toujours égal à lui-même. Pourtant, quand, vers la fin de sa vie, Edgar Faure évoquait dans des interviews sa courte carrière de romancier, c'est toujours au pseudonyme "Edgar, sans D" qu'il faisait référence - sans doute par souci de simplification.

C’est dans une province balzacienne que Monsieur Sans D a situé un drame encore plus feutré que dans ses premiers romans. Plus feutré, mais encore moins conventionnel: cette fois, on ne se contente pas de revisiter, de façon un peu désinvolte, les classiques: on accueille carrément l’Ange du Bizarre. Il est bien étrange, le métier qu’a choisi Monsieur Langois: et il le fait étrangement.
On dirait aujourd’hui que Monsieur Langois fait du lobbying: une activité dont Edgar Faure connaissait bien les mécanismes, qu’il caricature ici à plaisir. Cette fois, c’est à un autre artifice qu’a recours le romancier: l’utilisation d’une "invention" improbable qui doit davantage à l’idée que la littérature populaire d’avant-guerre véhiculait de la science qu’à la hard science dont se réclame aujourd’hui la SF.

Là encore, marivaudage et affrontements à fleurets mouchetés tiennent toute la place qui serait, de nos jours, occupée par procédures judiciaires et expertises scientifiques. Et on se retrouve, à la fin, devant  une non-résolution qui laisse, une fois encore, un sentiment de malaise diffus.

M. Langois n'est pas toujours égal à lui-même, première parution:, Julliard 1950 (roman "d'atmosphère" publié sous le pseudonyme Edgar Sanday, réédité en 1987 chez 10/18 dans la collection Grands Détectives)



Puisque je vous dis que je ne suis pas le docteur Jekyll. Je m'appelle Faure, Edgar Faure.

Il est peut-être dommage qu'à aucun moment de sa carrière, le Président Faure n'ait été tenté par la speculative-fiction: une incursion de sa part dans le genre aurait sans doute donné un résultat bien curieux (c’est lui qui, en 1957, argumentant avec sa vivacité habituelle en faveur du rappel aux affaires du général De Gaulle, imagina cette savoureuse formule:  "l'Algérie est un problème de la quatrième dimension qui ne peut être résolu que par un personnage venu de la quatrième dimension").
Mais ce sont publications universitaires, essais et recueils de souvenirs qui occuperont désormais les loisirs de plus en plus rares que lui laissera une vie publique bien remplie.


Vous vous souvenez, certainement, lecteurs érudits, de la distinction établie par J. P. Manchette entre le roman à énigme, "roman du rétablissement du Droit bourgeois", et le roman noir, "pour lequel l’ordre dudit Droit n’est pas bon". Sans faire d'Edgar Sanday un crypto-trotskyste, on ne peut manquer de remarquer que, dans chacun de ses petits romans, le jeune avocat prend acte de l’impuissance de ce Droit bourgeois à rétablir autre chose qu'une apparence d’ordre: un trompe-l’œil parmi d’autres trompe-l’œil. L’ordre ne sera rétabli qu’en apparence, parce que cet ordre n’a jamais été qu’une illusion.
Edgar Sanday, crypto-révolutionnaire? Sûrement pas, ses romans, en revanche, pourraient bien être des crypto-noirs. Confessions étouffées dans l'œuf, révélations qui ne seront pas rendues publiques, victoires sans lendemain, pour autant que ce soient des victoires… ne s'agit-il pas d'éléments caractéristiques du roman noir? La pipe et la robe de chambre seraient-elles des leurres?
Au début de ce billet, j’ai qualifié les romans de Monsieur Edgar de frustrants: mais le lecteur contemporain n’a-t-il pas appris à goûter la frustration, lorsque c’est un romancier qui la lui inflige,  comme une sorte de plaisir coupable? Peut-être les romans de Monsieur Ed méritent-ils d’être relus du même œil que les fantaisies pseudo-gothiques de Joyce Carol Oates, les pastiches holmésiens de Nicholas Meyer, Gérard Dôle ou René Réouven, les labyrinthes dans lesquels Mark Z. Danielewsky,  Thomas Pynchon,  Charles Palliser, nous perdent délibérément?


Ed Faure/Edgar Sanday,
Pour rencontrer M. Marshes, 
L'installation du président Fitz-Mole
Monsieur Langois n'est pas toujours égal à lui-même, 
10/18, Grands Détectives, 1987.
Je ne peux vous assurer que ces trois 10/18 sont 
actuellement disponibles chez leur éditeur; 
mais dans les cas de ce genre, il y a 
toujours les boites des bouquinistes, non?

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