mardi 29 août 2017

On va tout retrouver comme avant.



Bientôt la rentrée? 
Allons-nous tout retrouver comme avant? 
Aurons-nous la même chance qu'Howard Phillips Lovecraft
Si nous lui posions la question, il répondrait sans doute: 
"On peut toujours rêver".


J’étais en train de marcher ou plutôt de patauger dans un marécage sans aucun arbre, qui semblait interminable, sous un ciel de plomb. 
Mon compagnon était un vieil homme – un homme si vieux que j’en avais peur, même si je savais que je le connaissais, ou l’avais connu autrefois. Ses cheveux blancs lui tombaient sur les épaules, et sa barbe traînait presque par terre. En dépit de son âge il était plus fort que moi, et tenait un pas que j’avais du mal à suivre. 
Alors soudain j’aperçus une maison isolée sur l’horizon tout devant. C’était une très vieille maison – une ferme typique de Nouvelle-Angleterre du type qui se construisait vers 1640 ou 1680, avec un toit pointu et excessivement compliqué, et des bardeaux sur toute sa surface. Elle semblait être en état épouvantable, au dernier degré de l’abandon. 
Comme nous approchions, le vieil homme me dit: 
– Ça n’a pas changé. 
Je ne répondis pas. 
Alors il dit: 
– Ça fait deux cents ans, que ça n’a pas changé. 
Je restai silencieux. 
Alors il dit: 
– Tu étais idiot d’attendre et de renaître, je suis moins bête, je suis resté vivant tout ce temps. 
Et comme il me disait cela, je pensai que je me souvenais de lui. 
Il était maintenant habillé d’un vêtement si décoloré et indescriptible que je ne peux l’analyser – cela aurait pu être un genre de robe faite de vieux sacs en toile cousus ensemble – mais je me souvenais de lui quand il était jeune, portant de hautes bottes et un manteau rouge, avec une grande perruque noire et un tricorne. 
Dans ce vague souvenir, son visage était lisse, même si la forte poussée de sa barbe lui donnait un aspect bleuté. 
Alors je dis: 
– Ça n’a pas changé. 
Nous approchâmes et entrâmes dans la maison, trouvant à l’intérieur une masse de plâtre écroulé et une ruine générale. 
Nous commençâmes de grimper un escalier pourri, et le vieil homme dit: 
– On va tout retrouver comme avant. 
Et je répondis: 
– Tout ça est pareil qu’il y a deux siècles, on va le retrouver en haut. 
Et nous continuions de grimper. La maison n’avait qu’un étage, mais le haut du vieil escalier n’en semblait pas plus proche. Monter, monter, monter – jusqu’à ce que les murs autour de nous se transforment en brume et nuages tourbillonnants – et encore nous montions, montions. 
– On va trouver ça comme c’était autrefois, ça n’a pas changé. 
Et nous montions, et nous montions, 
et là s’arrête le rêve.
H. P. Lovecraft  

vendredi 18 août 2017

Monsieur Sanday était-il toujours Edgar à lui-même?



Ils me reprochaient d'être inégal, les imbéciles! 
S'ils savaient quel éloge ils me font, car 
cela a été ma constante préoccupation 
que de ne pas être égal à moi-même
de ne jamais recommencer ce que j'avais déjà fait.  



Grande est la frustration du lecteur du XXI° siècle face à ces romans policiers signés, tantôt Ed Faure, tantôt Edgar Sanday.  Avouons-le: écrits entre la fin des années 30 et celle des années 40,  chacune de leurs pages affiche sans équivoque sa date de rédaction. Il faut aimer l'odeur un peu âcre de la poussière des vieilles bibliothèques pour bien les apprécier.
Pour une bonne part, leur coloration désuète est sans doute intentionnelle; ils fourmillent de références à un genre qui, à l'époque où ils ont été écrits, avait déjà connu son âge d'or: celui des romans à énigmes où des mystères élégants sont résolus par des gens de bonne compagnie enfoncés dans de profonds fauteuils. On devine un hommage amusé  à cette tradition du mystère à l'anglaise; clin d'œil parmi d'autres: ces romans situés dans la bourgeoisie française la plus conventionnelle, dans les paysages de la province française la plus torpide, sont incongrument émaillés de noms à consonance anglo-saxonne; c'est à l'anglaise aussi qu'on y flirte comme dans les romans d'Agatha Christie (ceux du moins qui mettent en scène des Tommy, des Tuppence et autres jeunes couples attendrissants).

Autre sujet d'irritation pour le lecteur: le caractère abrupt, et dirait-on, tronqué, des dénouements.
Jamais de scène triomphale de révélation à la Hercule Poirot ou à la Ellery Queen; au lieu de cela, des confessions étouffées dans l'œuf, des révélations qui ne seront pas rendues publiques, bref, des victoires sans lendemain…

Non que l'auteur néglige de renouer les fils épars de l'intrigue - il le fait, même si c'est au prix de contorsions assez acrobatiques - non, on pourrait croire que c'est à dessein qu'après avoir tourné et retourné l'intrigue comme un rébus autour d'un mirliton, il se dispense de servir à point le genre de dénouement bien cuit auquel le lecteur des bibliothèques de gare a été habitué. Le facétieux juriste se joue de ses lecteurs, il se moque de leurs attentes.
Ici, un personnage longtemps cru victime d'une impitoyable persécution est découvert responsable (involontaire!) de la série de morts peu naturelles qui, justement, avait fait croire à un vaste complot dont il aurait été la cible ultime; là, un "détective" improvisé, juste après avoir désigné un coupable par un raisonnement classique, est accusé à son tour par un autre "détective" d'occasion usant exactement du même raisonnement, avant que les deux hypothèses ne soient renvoyées dos à dos…

Le caractère déceptif de la solution de ces romans n'est pas accidentel: à l'époque où ils furent écrits, on l'a vu, le genre "détective en chambre" semblait avoir joué toutes ses cartes, et ne plus pouvoir se renouveler que par la parodie et la mystification. C'est précisément à cette époque (1942) que Borges et Bioy Casares imaginaient leur détective paradoxal, Don Isidro Parodi, dans un autre jeu littéraire référentiel. Curieusement, une des premières énigmes résolues par le reclus portègne concerne un homme qui, résolu à mettre fin à ses jours mais craignant de manquer de fermeté au dernier moment,  multiplie les précautions pour ne pas se rater, causant involontairement une cascade  d'incidents bizarres qui brouillent tous les indices recueillis par les enquêteurs: justement comme dans un des romans de Monsieur Ed…
Les dates de conception des deux œuvres sont si proches qu'une influence dans un sens ou dans l'autre est peu probable: à l’époque, Borges et Bioy ne devaient pas avoir entendu parler de Monsieur Ed plus que Maître Faure ne devait connaître Don Bustos (en revanche, un débat était dans l'air du temps: le suicide est-il une manifestation de courage, ou de lâcheté? il n'est pas impossible que ce qu'on retrouve, dans l'un et l'autre cas, ce soit un écho de ce débat, mais tiraillé du côté du burlesque ou de l'absurde).



Pour rencontrer M. Marshes

Jamais nommée, à peine évoquée à mots couverts, l'ombre d'une passion interdite plane sur Pour rencontrer Monsieur Marshes. Une confession autographe, nous assure-t-on très tôt dans le roman, contient la clé de toute l'affaire; vous imaginez déjà que cette confession sera lue au dernier chapitre, à la lueur des bougies, dans la bibliothèque de l'indispensable château qui est un des décors de l'histoire, devant une assistance pétrifiée?  Que, d’une façon ou d’une autre, ce document (qui, comble d'ironie, a été déposé sous pli scellé dès l'un des premiers chapitres dans le bureau du juge d'instruction qui joue plus ou moins, à son corps défendant, le rôle du détective occasionnel) sera un élément-clé de l'intrigue?
Sans doute  l’a-t-on mentionné de bonne heure pour qu'il serve (comme un MacGuffin) de prétexte à un dérapage inattendu dans ce récit à l'ambiance douillette: cambriolage, substitution, acte de violence, chantage?
Non. Les dernières lignes nous assurent que le secret demeurera un secret pour le monde comme pour le lecteur. Ce final est si abrupt qu'on ne peut exclure totalement qu'une forme de censure ou d'autocensure en soit en partie responsable, tant le secret effleuré pouvait paraître scabreux dans les années 40 (de nos jour, au contraire, peu d'auteurs de polars se priveraient de tartiner, sur ce thème, des pages et des pages de psychologie de supermarché)… mais c'est plutôt l'hypothèse de la mise à distance des convention du genre que confirment les romans suivants, dont la fin est presque aussi frustrante.

Pour rencontrer M. Marshes, première parution: Sequana Éditeur, 1942 (roman policier publié sous le pseudonyme Ed Faure, réédité en 1987 chez 10/18 dans la collection Grands Détectives)



L'installation du Président Fitz-Mole

Son action étant très précisément datée (l'été 1937), Pour rencontrer Monsieur Marshes est probablement le roman dont la rédaction est la plus ancienne dans l'ordre chronologique. Mais ce qui en témoigne encore plus clairement, c'est l'évolution de l'écriture, dès le second roman, vers plus de "professionnalisme": intrigue tout aussi alambiquée, mais articulée de façon plus rigoureuse; en outre, personnages moins conventionnels, rapports moins schématiques... 
On pourrait en conclure que les bizarreries du premier roman témoignaient d'une maladresse de débutant qui aurait été amendée par la suite? On aurait tort: la fin du deuxième roman témoigne de la même désinvolture envers les codes que celle du premier et nous montre la principale  figure féminine impliquée dans l'affaire, si peu intéressée par sa résolution (alors qu'elle  figure en bonne place sur la liste des suspects)… qu'elle pose, au dernier chapitre, un lapin à l'aspirant détective (lequel, comme il se doit, en pince pour elle),  le privant de l'occasion de jouer devant elle les Hercule Poirot! (ce qui amène presque inévitablement le lecteur à se demander pourquoi elle est si pressée de disparaître, et si, par hasard, un détail n'aurait pas échappé à l'apprenti-détective... et à lui-même).

Sur le plan de l’écriture, l'auteur a gagné en expérience: les scènes de marivaudage entre un jeune juriste un peu dépassé par les événements et une jeune femme mystérieuse au passé tourmenté (encore des éléments récurrents dans l'œuvre de Monsieur Edgar) sont écrites avec plus de naturel, et mieux insérées dans la trame du roman.
Sans doute le choix du cadre est-il aussi plus judicieux.
M. Marshes était situé dans le milieu des "rois du pétrole", pour parler comme la feuille de chou dont un des personnages découvre la "une" dans un des premiers chapitres, et la description qui y était faite de ces personnages mythiques devait sans doute davantage à l'image qu'en donnait alors la presse à sensation, ou le roman feuilleton, qu'à aucune réalité contemporaine.

Tout au contraire, c'est dans un cadre que connaissait bien certain jeune avocat que se déroule L'installation du Président Fitz-Mole: Aix-en-Provence, et son microcosme judiciaire.
En dépit de sa date de publication et de l'absence de repère temporel dans le récit, l'action de ce deuxième roman est, elle aussi, très clairement située dans l'insouciant entre-deux-guerres: aucune allusion à quelque actualité politique que ce soit ne vient alourdir l’atmosphère (et on retrouve ici et là des noms à sonorité anglaise, un rien incongrus sur le cours Mirabeau).
Maîtrisant mieux les ficelles du métier, notre romancier ne renonce pas pour autant  à son goût pour les fins déconcertantes: ce qui nous conforte dans l’idée que cette bizarrerie, déjà présente dans M. Marshes, n'était pas due à une maladresse de débutant, mais qu'elle s'inscrivait dans une démarche délibérée; comme, aussi, le choix d'un coupable paradoxal, motivé par une passion dévoyée et destructrice.

L'installation du président Fitz-Mole, première parution: Sequana Éditeur, 1942 (roman policier publié sous le pseudonyme Ed Faure, réédité en 1987 chez 10/18 dans la collection Grands Détectives)


Monsieur Langois n'est pas toujours égal à lui-même

Cette fin de la décennie 1940 allait voir le roman policier explorer d'autres avenues. Le roman noir américain avait débarqué en même temps que les jeeps; les romanciers français - au premier rang desquels Léo Malet (c'est pendant ces années que se situe la gestation de sa Trilogie Noire) - allaient  enrichir le genre de leur nuances personnelles de fuligine. Le roman à énigme avec tasses de thé et fauteuils de cuir allait connaître une (relative) éclipse, avant de revenir avec la fin du siècle (plus que jamais enjolivé de patine, et souvent, désormais, pimenté d’éléments méta-fictionnels).
Le nommé Ed Faure ne fera plus parler de lui. Un peu de temps se passe (un temps bien employé par son alter ego l'avocat Edgar Faure, dont la carrière prend une toute nouvelle tournure), et Monsieur Ed devient Edgar Sanday; sous cette signature ne paraîtra (sauf erreur de ma part) que le seul roman M. Langois n'est pas toujours égal à lui-même. Pourtant, quand, vers la fin de sa vie, Edgar Faure évoquait dans des interviews sa courte carrière de romancier, c'est toujours au pseudonyme "Edgar, sans D" qu'il faisait référence - sans doute par souci de simplification.

C’est dans une province balzacienne que Monsieur Sans D a situé un drame encore plus feutré que dans ses premiers romans. Plus feutré, mais encore moins conventionnel: cette fois, on ne se contente pas de revisiter, de façon un peu désinvolte, les classiques: on accueille carrément l’Ange du Bizarre. Il est bien étrange, le métier qu’a choisi Monsieur Langois: et il le fait étrangement.
On dirait aujourd’hui que Monsieur Langois fait du lobbying: une activité dont Edgar Faure connaissait bien les mécanismes, qu’il caricature ici à plaisir. Cette fois, c’est à un autre artifice qu’a recours le romancier: l’utilisation d’une "invention" improbable qui doit davantage à l’idée que la littérature populaire d’avant-guerre véhiculait de la science qu’à la hard science dont se réclame aujourd’hui la SF.

Là encore, marivaudage et affrontements à fleurets mouchetés tiennent toute la place qui serait, de nos jours, occupée par procédures judiciaires et expertises scientifiques. Et on se retrouve, à la fin, devant  une non-résolution qui laisse, une fois encore, un sentiment de malaise diffus.

M. Langois n'est pas toujours égal à lui-même, première parution:, Julliard 1950 (roman "d'atmosphère" publié sous le pseudonyme Edgar Sanday, réédité en 1987 chez 10/18 dans la collection Grands Détectives)



Puisque je vous dis que je ne suis pas le docteur Jekyll. Je m'appelle Faure, Edgar Faure.

Il est peut-être dommage qu'à aucun moment de sa carrière, le Président Faure n'ait été tenté par la speculative-fiction: une incursion de sa part dans le genre aurait sans doute donné un résultat bien curieux (c’est lui qui, en 1957, argumentant avec sa vivacité habituelle en faveur du rappel aux affaires du général De Gaulle, imagina cette savoureuse formule:  "l'Algérie est un problème de la quatrième dimension qui ne peut être résolu que par un personnage venu de la quatrième dimension").
Mais ce sont publications universitaires, essais et recueils de souvenirs qui occuperont désormais les loisirs de plus en plus rares que lui laissera une vie publique bien remplie.


Vous vous souvenez, certainement, lecteurs érudits, de la distinction établie par J. P. Manchette entre le roman à énigme, "roman du rétablissement du Droit bourgeois", et le roman noir, "pour lequel l’ordre dudit Droit n’est pas bon". Sans faire d'Edgar Sanday un crypto-trotskyste, on ne peut manquer de remarquer que, dans chacun de ses petits romans, le jeune avocat prend acte de l’impuissance de ce Droit bourgeois à rétablir autre chose qu'une apparence d’ordre: un trompe-l’œil parmi d’autres trompe-l’œil. L’ordre ne sera rétabli qu’en apparence, parce que cet ordre n’a jamais été qu’une illusion.
Edgar Sanday, crypto-révolutionnaire? Sûrement pas, ses romans, en revanche, pourraient bien être des crypto-noirs. Confessions étouffées dans l'œuf, révélations qui ne seront pas rendues publiques, victoires sans lendemain, pour autant que ce soient des victoires… ne s'agit-il pas d'éléments caractéristiques du roman noir? La pipe et la robe de chambre seraient-elles des leurres?
Au début de ce billet, j’ai qualifié les romans de Monsieur Edgar de frustrants: mais le lecteur contemporain n’a-t-il pas appris à goûter la frustration, lorsque c’est un romancier qui la lui inflige,  comme une sorte de plaisir coupable? Peut-être les romans de Monsieur Ed méritent-ils d’être relus du même œil que les fantaisies pseudo-gothiques de Joyce Carol Oates, les pastiches holmésiens de Nicholas Meyer, Gérard Dôle ou René Réouven, les labyrinthes dans lesquels Mark Z. Danielewsky,  Thomas Pynchon,  Charles Palliser, nous perdent délibérément?


Ed Faure/Edgar Sanday,
Pour rencontrer M. Marshes, 
L'installation du président Fitz-Mole
Monsieur Langois n'est pas toujours égal à lui-même, 
10/18, Grands Détectives, 1987.
Je ne peux vous assurer que ces trois 10/18 sont 
actuellement disponibles chez leur éditeur; 
mais dans les cas de ce genre, il y a 
toujours les boites des bouquinistes, non?

dimanche 13 août 2017

Puis j'ai eu sommeil, tant j'avais marché déjà (Ronce-Rose, d'Éric Chevillard)




Vous avez lu l'histoire
De Jesse James?
Comment il vécut,
Comment il est mort…
Ca vous a plu, hein?
Vous en d'mandez encore… 
Hé bien, écoutez l'histoire
De Bonnie and Clyde…
… Bonnie and Clyde!
(Serge Gainsbourg)


Vous avez lu l'histoire
De la Princesse Angine?
Comment elle vécut,
Comment elle est morte…
Ca vous a plu, hein?
Vous en d'mandez encore… 
Hé bien, écoutez l'histoire
De Ronce-Rose… 
… Ronce-Rose!
(moi)


La question "Vous avez lu l'histoire de la Princesse Angine?" est purement oratoire, bien sûr; vous l'avez lu, ce roman de Topor, n'est-ce pas? Et naturellement, ça vous a plu, La Princesse Angine, même si la fin est triste, parce que c'est une histoire de quête et d'épreuves surmontées, comme Les cygnes sauvages, Les enfants du capitaine Grant, À la recherche du temps perdu, toutes ces histoires avec des quêtes dedans… 
Donc, puisque vous avez aimé La Princesse Angine, je pense que vous aimerez aussi Ronce-Rose, un livre paru sous la signature d'Éric Chevillard (en plus le livre est vendu entouré d'un large bandeau bleu sur lequel est écrit 
  ÉRIC CHEVILLARD   
en majuscules pour dissiper les malentendus), bien que celui-ci, comme Edgar Poe à propos de son Manuscrit trouvé dans une bouteille, ou Stanislas Lem pour son Manuscrit trouvé dans une baignoire,  ou encore comme Frank Wedekind en préambule à sa nouvelle Minne-haha ou la contrée aux eaux riantes, affirme que c'est en fait un manuscrit écrit par quelqu'un d'autre et dont il s'est contenté de vérifier la ponctuation. 
 Je ne sais trop que penser de cette affirmation. Par moments, je crois que Ronce-Rose, en vrai, c'est Éric Chevillard qui s'est déguisé pour faire une farce. Parce que son métier, c'est de faire des farces et des attrapes (il le dit lui-même). 
D'ailleurs, sur son blog l'autofictif, Éric Chevillard se flatte d'avoir écrit lui-même Ronce-Rose:
"Pardon, pardon, je crois qu’il y a méprise, je n’ai pas écrit l’histoire de Ronce-Rose pour qu’elle fasse la saison littéraire puis soit ensevelie sous les romans de la rentrée de printemps, mais afin qu’elle s’inscrive à jamais dans la mémoire et l’imaginaire du monde comme celle d’Alice, il me paraît important de dissiper ce petit malentendu idiot." 
Ceci dit, faut-il croire tout ce qu'il écrit dans l'autofictif? dans autofictif il y a auto, un mot qui inspire confiance, mais il y a aussi fictif, et fictif ça peut vouloir dire "n'importe quoi". 
Pour se faire une opinion, il faut continuer à lire Ronce-Rose sans s'arrêter à la première impression, car Chevillard tout autofictif qu'il soit est un peu comme ce Mâchefer qui est peut-être fictif et peut-être pas (il a aussi une auto, mais elle est "de fonction" alors elle change tout le temps) et dont Ronce-Rose dit: 
Je suis presque sûre que c'est une blague, même s'il y a suffisamment de vrai dans ce que dit  Mâchefer pour que le doute soit permis. 

Et un peu plus loin elle enfonce le clou: 
Je saurais d'après ses réponses si c'est une blague ou pas, même s'il faut se méfier de Mâchefer qui serait capable d'inventer d'autres blagues comme réponses. C'est son métier après tout. 
Vous avez remarqué? ce que Ronce-Rose dit de Mâchefer pourrait, plus ou moins, s'appliquer à Chevillard, vu son métier. Ils se connaissent peut-être?

Alors d'autres fois je pense que Ronce-Rose est une personne pour de vrai, parce que la sagesse populaire le dit: la sincérité a des accents qui ne trompent pas. Justement, Ronce-Rose ne se trompe jamais pour les accents, ni pour les conjugaisons, d'ailleurs, ni pour les accords, elle écrit très bien, bien qu'elle n'aille pas à l'école, elle nous le dit et elle explique pourquoi:
Toutes les expressions que je connais, c'est Mâchefer qui me les a apprises. Les autres choses aussi, parce que nous avons jugé préférable que je n'aille pas à l'école, voyez-vous. Mâchefer trouve que ce n'est pas un endroit pour les enfants.

Toutes les choses qui, si on en fait une lecture superficielle, peuvent paraître bizarres ou contradictoires dans ce livre trouvent une explication. 
Ce n'est pas parce que dans une histoire une auto change tout le temps que ça prouve automatiquement que c'est une voiture de fiction: l'explication, ce peut très bien être  que c'est une voiture de fonction.
Ça peut paraître bizarre que Ronce-Rose, à sept ou huit ans (on n'est pas sûrs), ait un si riche vocabulaire: tout s'éclaire quand on comprend qu'elle a eu pour précepteur un expert en redistribution de richesses. 
Ça peut surprendre que Ronce-Rose emploie souvent des mots gais pour parler de choses tristes  et des mots tristes pour parler de choses gaies: c'est qu'elle a eu un coach personnel (pour la culture physique) qui était saisi d'un vertige (métaphysique) quand on  lui demandait la différence entre une roue et un cric.

Ma chambre à moi est un peu triste malgré le gros panda roux assis dans le coin, mais elle est provisoire et, comme ça,  je l'aime mieux, c'est comme si une vieille dame douce et gentille qu'on va bien regretter était en train d'y mourir. Mâchefer m'a promis que bientôt j'en aurai une plus gaie, que je pourrai choisir la couleur. Les mésanges et le sureau aussi sont provisoires, si j'ai bien compris, parce que ma fenêtre ne sera plus celle-là. Et moi? Est-ce que je suis provisoire? Non, toi tu es Rose définitivement, m'a dit Mâchefer.

Ce n'est pas en allant à l'école que Ronce-Rose aurait appris à filer une métaphore comme celle-là (note cette expression, Ronce-Rose: on dit filer une métaphore comme dans filer la laine): dans les écoles on n'apprend pas aux enfants que la vie, pour l'essentiel, ça consiste à attendre à côté d'une vieille dame douce et gentille qu'elle meure et ensuite à bien la regretter, pas au sens littéral mais dans un sens, justement, métaphorique (la vieille dame pouvant être une métaphore signifiant provisoirement une chambre, un sureau, un vol de mésanges, une chanson, une histoire, un voyage, une année, une journée si bien commencée qu'on aurait préféré qu'elle ne finisse pas, ou une vieille dame en chair et en os, un tas de significations provisoires et successives).

... je pourrais continuer longtemps à comparer les choses aux choses, elles se ressemblent tellement qu'il n'y en a peut-être qu'une, en fait, un phénomène unique dont nous ne voyons à chaque fois qu'un petit bout.
Moi aussi comme Ronce-Rose je pourrais continuer longtemps, mais je vais m'arrêter, aussi comme Ronce-Rose.
Le carnet de Ronce-Rose, vous le verrez, s'arrête un peu abruptement, mais ce n'est pas grave, on peut jouer à deviner la suite comme fait  Ronce-Rose quand elle devine la suite de l'histoire du petit poisson d'or, Ronce-Rose a encore tellement de choses à faire et de secrets à découvrir, au moment où son récit s'arrête elle n'a encore visité qu'une toute petite partie de la Russie qui est un pays très vaste, et encore aucune partie de l'Asie, de l'Australie, de l'Afrique et de l'Amérique, l'Antarctique n'en parlons même pas, elle n'a pas encore vu de grenouille préhistorique et donc pas pu vérifier si elles étaient (ou pas) hirsutes, il lui reste encore des milliers de questions à poser aux cordonniers et aux unijambistes, elle n'a pas encore eu l'occasion d'échanger sa chambre provisoire contre une autre  chambre provisoire, ni de recevoir confirmation qu'elle est bien Ronce-Rose, définitivement.
Si on a envie, on peut deviner, pour se les raconter ensuite, les histoires de: Ronce-Rose au Congo, Ronce-Rose en Amérique, Les cigares de Mâchefer, Le Club des Cinq Ronces-Roses, Ronce-Rose et les Sept Nains, Ronce-Rose et les Trois Ours, Ronce-Rose et les Ronce-Rosemonstres, Ronce-Rose au Tibet.
Dans celle-là, Ronce-Rose retrouve Mâchefer.
Ça fait beaucoup de suites d'histoires à deviner.
Ne vous inquiétez pas, lecteurs, vous avez la vie pour ça.

Mais la vie continuait. 
Quelquefois, on se demande pourquoi.


C'est à ça que ça sert la vie.


éditions de Minuit, 2017
ISBN : 9782707343161

jeudi 10 août 2017

Le plus beau de tous les pays, de Grace McCleen: note de lecture avec spoiler



Et dis-leur: Ainsi a dit le Seigneur, l'Eternel: 
Je suis le Seigneur votre Dieu, et en vérité 
si J'en décidais ainsi Je pourrais créer un rocher si lourd 
que Moi-même de Mes mains Je ne pourrais le soulever; 
et si Je le trouvais bon Je pourrais créer 
tant de myriades d'étoiles que Moi-même 
Je ne pourrais en faire le compte; 
et si un soir ou un matin il M'en venait le désir, 
car Je vous le dis il M'arrive de connaître 
le doute et l'inquiétude et les désirs contradictoires 
et l'ennui pendant plus de soirs et de matins moroses 
que vous n'en vivrez jamais, 
Je pourrais concevoir une énigme si abstruse 
que Moi-même Je n'en saurais trouver la clé, 
à moins peut-être de demander l'aide 
de quelqu'un qui fût comme Moi 
passionné par les énigmes
Et d'ailleurs qui vous dit 
que Je ne vais pas le faire ou 
que Je ne l'ai pas déjà fait?
Pseudo-Ézéchiel, XII, 11-17


Je ne vais pas vous répéter ce qui figure au dos de la couverture: que "Grace McCleen, née au pays de Galles en 1980, a grandi dans une famille de chrétiens fondamentalistes où le contact avec le monde extérieur était rare"; et que "À travers le regard d'une petite fille élevée dans le dogme religieux et l'angoisse d'Armageddon, Grace McCleen s'interroge sur le Bien et le Mal, la foi et le doute; dans ce premier roman, elle réussit avec grâce à mêler le frisson du suspense à la poésie de l'enfance"; je trouve que cette quatrième de couverture en dit déjà plus qu'il n'est strictement nécessaire, qu'en plus elle le dit dans ce style empesé qu'on retrouve sur toutes les quatrièmes de couverture tous éditeurs confondus, et qu'on prendrait sans doute encore plus de plaisir à cette lecture si on se lançait dedans sans savoir où on met les pieds: ce roman ménage à ses lecteurs quelques surprises, ça fait partie de son charme. Après cette lecture, si vous avez envie d'en savoir plus sur  Grace McCleen, vous pourrez toujours aller voir son site, où elle vous a préparé quelques autres surprises. Mais bon, apparemment les gens dont c'est le métier de rédiger les quatrièmes de couverture savent mieux que nous ce qui est bon pour nous.



Les concepteurs de la couverture de l'édition française ont voulu illustrer - sur le premier plat - l'idée d'une contrée fabriquée de toutes pièces  en utilisant un modèle réduit de maison et des figurines à l'échelle H0 utilisées pour les trains électriques: ils ont estimé que l'image paraissait assez artificielle comme ça. C'est faire bon marché de l'inventivité de l'artificieuse Judith McPherson, qui fabrique dans sa chambre le plus beau de tous les pays à partir de matériaux de récupération, processus qu'elle décrit ainsi: "J'ai dit: 'Je vais créer les champs' et je les ai créés avec des sets de table, de la moquette, du velours côtelé marron et de la feutrine. Puis j'ai créé des rivières à l'aide de papier crépon, de film plastique et de papier d'aluminium, et des montagnes avec du papier mâché et de l'écorce d'arbre. Alors j'ai regardé les champs, les rivières et les montagnes et j'ai vu que cela était bon." 
Et plus loin: "J'ai dit 'Et pourquoi pas des habitations?' Alors j'en ai bâti une à partir d'une boule d'herbe sèche, une autre à partir d'une souche d'arbre, et encore une à partir d'un baril de caramels vide..."
Je ne vous révèlerai rien de plus sur Judith McPherson, parce que Dieu a dit à Judith qu'Il ne voulait pas qu'elle révèle à quiconque qu'elle était Son instrument, et je ne veux pas causer d'ennuis à Judith, elle en a eu assez comme ça.


Cette jeune fille n'est pas Judith McPherson,
elle a été photographiée par Stanko Abadzi
à Prague dans les années 60.
Ce qu'elle a en commun avec Judith,
c'est qu'elle vient de créer le soleil et la lune,
et elle a vu que cela était bon.

Je vais pourtant faire quelque chose que j'évite autant que possible de faire quand je vous parle de livres: je vais vous livrer un spoiler. J'invoque une circonstance atténuante: c'est pas vraiment un spoiler, parce que ce n'est pas à propos de quelque chose qui est dans le livre mais à propos de quelque chose qui y manque (et spoiler [verbe], ça veut dire raconter quelque chose qui est dans un livre, non? pas signaler quelque chose qui n'y est pas?). Je vous préviens quand même que le paragraphe qui suit s'adresse plus spécifiquement à ceux qui viennent de finir de lire le livre (et je suppose que c'est ce que vous allez commencer à faire maintenant).

Je suis sûr que toutes celles et ceux qui auront lu Le plus beau de tous les pays, parvenus à la dernière page, seront préoccupés par une question que le livre laisse - apparemment - sans réponse: qu'est devenu le petit cloporte que Judith observe page 25, prisonnier d'une pièce de velours frappé qui est pour lui comme un labyrinthe, et que page 26, quand, l'ayant quitté un moment du regard, elle le cherche des yeux, elle n'arrive pas à retrouver? 
Judith, vous vous en souvenez, avait un mauvais pressentiment à son sujet: "Nous avons fait une expérience avec des cloportes à l'école. Nous avons construit un labyrinthe en pâte à modeler, et nous avons compté le nombre de fois où ils tournaient à gauche ou à droite. Ils tournaient presque toujours à gauche. C'est parce qu'ils ne peuvent pas penser par eux-mêmes." Vous craignez que le petit cloporte n'ait finalement renoncé à retrouver le chemin de chez lui, ne se soit roulé en boule comme un petit tatou et ne soit mort de faim et de tristesse entre deux plis de tissu?
Les cloportes sont victimes d'un préjugé: comme beaucoup d'entre nous, ils se fient à l'idée reçue que pour sortir d'un labyrinthe, il faut à chaque intersection tourner toujours du même côté et compter combien de fois on tourne (ça se vérifie souvent, mais pas toujours: ce qui fausse la régularité des prévisions, c'est que la plupart du temps, ce n'est que bien après être entré dans le labyrinthe qu'on réalise  qu'on est dans un labyrinthe - et qu'en conséquence on commence à compter les tournants).

Il faut bien qu'il serve de temps en temps à quelque chose, le privilège du narrateur omniscient (privilège dont je dispose, pas partout, malheureusement, mais au moins, dans l'espace de ce blog). 
Alors je vous le dis : ce petit cloporte-là a fini par s'en sortir.


La canonicité du livre qu'on désigne du nom de Pseudo-Ézéchiel (à ne pas confondre avec l'apocryphe Apocalypse d'Ézéchiel) a été l'objet de bien des controverses, jusqu'à ce que le concile de Laodicée se prononce contre son admission dans le Canon. Ne m'en demandez pas plus: je ne suis pas Google!




(The Land of Decoration, 2012)
traduit par Aline Azoulay-Pacvon, Nil éditions, 2013