mardi 23 décembre 2014

Ensemble à l'école (Manuela Draeger à l’École des Loisirs, 2)



SI LES ALGUES SE METTENT À VALSER, 
PLEASE N’AIE PAS PEUR TU N'AS 
QU’A ÊTRE UNE GOÉMONE COMME TOUT LE MONDE. 
FAIS COMME LES GOÉMONES, 
FAIS COMME SI TU N’EXISTAIS PAS, 
MON MICKEY CHÉRI.

Manuela DraegerLe deuxième Mickey


Ce billet-ci est la suite de ce billet-là.

Les Méduses, on dit que si on les regarde en face il n’arrive rien de bon. Est-ce qu’il y aurait autre chose que Bobby éviterait de regarder en face, par exemple la raison pour laquelle tout est cassé?



Pour toutes les raisons que j'ai dites (le fait que les souvenirs d’école semblent encore tout frais dans sa mémoire, le fait que les différences entre le comportement des filles dans la cour de récré et celui qu’elles ont adopté maintenant qu’elles sont grandes le troublent étrangement) il est permis de se dire que Bobby Potemkine doit être bien jeune, sûrement, même si la police (plus précisément son amie Lili Nebraska, qui remplace la police depuis que la police n'existe plus) le charge d’enquêter sur les affaires bizarres (ce genre de choses ne vous arrivait jamais quand vous alliez encore à l’école, n’est-ce pas? aussi, on peut penser que Bobby Potemkine est un peu plus vieux que les gens qui vont à l'école, ça paraît logique, mais seulement un peu).
Ou bien ça, ou bien il a perdu beaucoup de souvenirs et n’a gardé que les plus anciens: c’est toujours comme ça, les souvenirs les plus récents partent les premiers et les premiers sont les derniers qui restent. C’est une hypothèse qui mériterait d’être étudiée: il n’est pas toujours très précis, Bobby, au sujet des récents changements survenus dans sa ville: 
depuis combien de temps l’immeuble d’en face est vide? 
Combien de temps, depuis la dernière fois qu’on a vu un policier? 
Et le dernier train, il est passé quand? 
… alors qu’il est très sûr de lui, par exemple, quand il s’agit d’affirmer que l’estuaire sur les rives duquel est bâtie la ville fait cinquante kilomètres de large (c’est le genre de choses qu’on apprend à l’école et après on s’en souvient toujours même si ça ne sert pas très souvent - comme la date de Marignan - à moins qu’on n’engage une conversation avec une méduse télépathe de plus de cinquante kilomètres de diamètre, alors là oui, ça peut être une information utile à partager avec elle, que l’estuaire ne fait que cinquante kilomètres). Mais c’est quand il s’agit de se rappeler à quoi ressemblent ses amies, Lili, et Lili, et Lili, et Lili, combien elles sont jolies, craquantes et croquantes, et combien elles sont gentilles, que Bobby se montre le plus affirmatif. Ça, au moins, ça ne souffre pas le moindre doute.

La plupart des amies de Bobby Potemkine s'appellent Lili (ou Nini),
elles ont des dessins sur le visage, le ventre,
les jambes et pas grand'chose d'autre.
Moi chaque fois que je lis ça, ça me fait penser
à des dessins de DWAM, pas vous?

Ça ne permet pas de répondre de façon totalement concluante à la question: Bobby Potemkine est-il très jeune? Ou alors très vieux? Si on cherche des arguments qui iraient à l’encontre de ma théorie selon laquelle il est très jeune, on pourrait en trouver un dans le fait que même les souvenirs d’école, il ne se les rappelle pas tous, toujours, aussi nettement, comme il arrive parfois aux gens très vieux. 
Pour certains, il faut un peu l’aider: par exemple, Sheewa Gayanlog. 

- Sheewa Gayanlog, ai-je répété pensivement. 
- Oui, a confirmé Lili. Tu la connais. Vous avez été ensemble à l’école, à ce qu’elle m’a dit. Vous étiez dans la même classe. 
J’ai essayé de me rappeler cette Sheewa Gayanlog qui avait été une de mes camarades de classe. 
Ce qui me venait à l’esprit, c’était l’image d’une ourse blanche. 
Mais oui, bien sûr, je l’avais connue. Une grande ourse blanche, avec une houppe de poils gris souris à la naissance de la poitrine. Pas toujours très aimable, très mauvaise en électricité et en travaux manuels, comme moi, et interrompant ses interlocuteurs pour leur raconter ses rêves comme si elle venait juste d’en sortir.

Sauf que non, je ne trouve pas que ça contredit forcément ma théorie: parce que pour Sheewa Gayanlog, quand Bobby apprend que cette ourse maintenant elle a des oursonnes, ça le trouble profondément, comme s’il se disait: ce n’est pas possible que le temps ait passé si vite, que Sheewa Gayanlog avec qui j’étais à l’école ait déjà des oursonnes, et des oursonnes qui, en plus, sont déjà elles-mêmes en âge d’aller à l’école (même si Sheewa Gayanlog a toujours été grande pour son âge). 
C’est plutôt le genre de réaction qu’on a quand on n’est pas encore très vieux, non? 
Et si, ensuite, tout de suite après, on se met à rougir parce qu’on pense à la façon 
dont les ourses et les ours s’y prennent pour fabriquer les oursonnes 
(et justement c’est ce qui arrive à Bobby Potemkine au paragraphe suivant), 
la plupart du temps ça a quelque chose à voir avec le fait qu’on n’est pas très vieux. 
Je n’abandonne donc pas encore ma théorie. 

Dans le livre que Manuela Draeger a publié aux Éditions de l’Olivier en 2010, Onze rêves de suie, ("un roman pour adultes dont les héros sont des enfants, de très jeunes gens et une éléphante centenaire", nous prévient l’École des Loisirs dans sa présentation de l'auteur) une mémé, la mémé Holgolde, raconte à des enfants les histoires qui sont arrivées à Bobby Potemkine. Pourtant l'univers de ce roman n'est pas tout à fait le même que celui dans lequel se passent les histoires de Bobby Potemkine, et les enfants qui écoutent mémé Holgolde se rappellent très bien, eux, de la raison pour laquelle chez eux il fait toujours froid, de la raison pour laquelle il y a des trous partout, de la raison pour laquelle aucune des choses qui subsistent encore ne sert plus à ce à quoi elle était censée servir: tout est cassé parce qu’il y a eu la guerre, rien ne sert plus à rien parce que la révolution a échoué, et s’il n’y a pas beaucoup de monde c’est parce que presque tous les gens sont morts, et s’il ne se passe pas grand’ chose c’est parce que ceux qui ne sont pas morts sont en train de mourir. Et si mémé Holgolde raconte des histoires, c'est pour donner aux enfants des modèles pour mieux traverser l’adversité.


- Lili m’a serré contre elle, puis elle a accordé son instrument, avec sa corde de mi toute neuve. Nous avons regardé ensemble en direction de l’océan. L’entrée de l’estuaire était comme d’habitude, grisâtre et à peine visible sous un banc de brume. Là-bas, sous les vagues, Belle-Méduse commençait à ébranler son énorme masse gélatineuse pour aller dériver vers une autre côte ou vers la pleine mer. Elle allait repartir, si tout se passait bien. 
- S’il te plaît, Lili, joue-moi une cantate pour louve des rues, ai-je demandé. 
Pour que la musique nous emporte et nous fasse oublier tout. 
- C’est justement ce que j’allais faire, a dit Lili. 
Elle s’est mise debout devant moi. 
Elle était extrêmement jolie, dans la clarté grise du débarcadère, avec sa peau couleur pain d’épices, ses cheveux et ses dessins noirs sur le visage, sur le ventre, à la naissance des jambes, son violon acajou, son bracelet de perles en bois verni et rien d’autre. 
Elle a commencé à jouer une cantate en sol mineur. 
Nous étions seuls sur le débarcadère, tous les deux. 
La musique nous a emportés et nous a fait oublier tout. 
Pendant longtemps, nous avons été loin, 
et, en tous cas, 
nous avons été ailleurs.

Voilà. Ça confirme au moins une de mes théories: les histoires qui arrivent à Bobby Potemkine, elles se passent ailleurs. Comme les histoires dont on dit qu'elles se passent dans un cadre exotique. Ou alors, pas vraiment très loin, mais dans le futur. Ou bien à la fois ailleurs et après, et c'est peut-être pour ça qu'on dit de ces histoires qu'elles sont post-exotiques.

On dit que ceux qui ne se souviennent pas du passé sont condamnés à le revivre, ça ne doit pas être facile pour eux. Ceux qui ne se souviennent pas du futur sont obligés de l’inventer, ça ne doit pas être facile non plus.

A suivre...

Les citations sont des extraits de Belle-Méduse, de Manuela Draeger.

Quant au dessin, il est de Dwam (Ipomée), 
son blog est ici, son flickr là, 
elle a un portfolio ici et un autre .

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