mercredi 17 décembre 2014

Beauté de Méduse (Manuela Draeger à l’École des Loisirs, 1)


Ça m’arrive souvent au moment où
 le jour se lève, quand je ne sais pas très bien si 
je dors encore ou si j’en ai fini avec le sommeil.
Manuela DraegerBelle-Méduse

Parfois au réveil il ne nous reste d’un rêve qu’une phrase qui, privée de son contexte, semble n’avoir ni queue ni tête; par exemple "Excusez une interruption de fourrure", ou "Ce serait impossible à suspendre".
Parfois en refermant un des livres que Manuela Draeger a publié dans la collection Medium de l’École des Loisirs on a l’impression de sortir d’un de ces rêves d’où dépasse une de ces phrases sans queue ni tête, par exemple "seul le kwak peut gagner la course au kwak, c’est inscrit en toutes lettres dans le règlement"
Après seulement on se souvient que ce n’est pas d'un rêve qu'on vient de sortir, mais d'une histoire qui nous a été réellement racontée dans un vrai livre (écrit par quelqu’un qui a signé en toutes lettres Manuela Draeger), par une personne qui dans le livre s’appelle Bobby Potemkine (même si parfois, selon le livre dont il s'agit, il peut arriver que certaines personnes y compris Bobby Potemkine lui-même se demandent si Bobby Potemkine ne s’appelle pas Mickey). 
Aussitôt la phrase remémorée ne nous paraît plus du tout n’avoir ni queue ni tête (comme on peut le dire, par exemple, d’une méduse - sans la moindre intention péjorative puisque les méduses n'ont pas de tête et pas de queue) parce qu’on se souvient du reste du livre - ou peut-être du rêve, je ne suis plus très sûr à présent - et du coup on se rappelle pourquoi le kwak gagne toujours la course au kwak et pourquoi c’est logique.
C’est logique parce que ces livres possèdent une réelle qualité onirique, ce qui n’est pas très répandu: ressembler à un rêve est un des objectifs les plus difficiles à atteindre pour une œuvre de fiction.

En quoi consiste cette qualité onirique? Hé bien, les lois qui gouvernent les histoires qui arrivent à Bobby Potemkine ne sont pas tout à fait les mêmes que celles qui régissent notre univers.

Pas seulement les lois physiques: il y a plusieurs sortes de romans où les lois physiques sont différentes; 
par exemple, ceux dans lesquels on se déplace à la vitesse de la lumière, ou bien ceux dans lesquels on se dirige droit vers l’infini, et, une fois qu’on y est, on va au-delà, on ne dit pas que ce sont des ouvrages oniriques, on dit que c’est de la science-fiction

les romans dans lesquels il y a des rois, et un anneau qui permet de les commander, un anneau qui permet de les trouver, un anneau qui permet, dans les ténèbres, de les lier, on appelle ça de la fantasy

Les aventures de Bobby n'appartiennent pas à ces deux catégories, et les lois qui y sont différentes des nôtres, ce ne sont pas ces lois-là, ce sont des lois plus secrètes. 
Si dans l'univers décrit par Draeger il y a des fusées ou des anneaux magiques, on ne les voit jamais, ils doivent être très loin; ce qu'on y voit, c'est que les ourses et les méduses parlent, que les chats ne se laissent pas caresser, que les crabes vendent des bonbons, et surtout (ce qui est encore plus dépaysant) que les garçons et les filles n'y sont pas tout à fait comme ceux que nous rencontrons tous les jours.
La pire crainte des garçons y est bien, comme chez nous, que les filles se moquent d’eux. Les filles, en revanche, n’ont pas pour pire crainte que les garçons les tuent, ce qui fait une grosse différence avec chez nous: non, la pire crainte des filles que connaît Bobby Potemkine, c’est que les garçons (par exemple Bobby Potemkine) oublient leur existence; et c’est une crainte si insidieuse qu’elles sont réticentes à la formuler explicitement (et pourtant ce sont des filles qui n'ont pas froid aux yeux). 

On a envie de les rassurer en leur disant qu’avec Bobby Potemkine, ça ne risque pas d’arriver, parce que se rappeler à quoi ressemblent les filles, c’est ce que Bobby Potemkine réussit le mieux. 

La plupart des souvenirs que Bobby Potemkine réussit à évoquer - en particulier ceux qui concernent les filles - remontent à l’époque où il allait à l’école: les gens en général appellent cette période de la vie l’enfance: mais c’est un mot que Bobby, pour une raison ou pour une autre, ne pense pas tellement à employer. Pourtant, les aventures de Bobby Potemkine sont publiées dans une collection destinée aux enfants, ou du moins à des lecteurs moyennement enfants (d’où le titre de la collection, Medium). 
On peut supposer qu’il  y a eu dans la vie de Bobby une période où les choses étaient plus simples. La vie est moins simple dans le présent de Bobby Potemkine, parce que, quelque part entre le passé et le présent, il y a eu beaucoup de simplifications, et ces simplifications ont tout rendu plus compliqué.  Par exemple, là où habite Bobby Potemkine (je ne sais pas où c’est), dans les magasins il n’y a plus rien, ce qui rend difficile d’y acheter quelque chose, il est d’ailleurs difficile d’acheter des choses même ailleurs, parce que l’argent ne sert plus à acheter des choses (on trouve encore des billets d’un dollar et de mille dollars, mais on s’en sert surtout pour les distribuer dans la rue comme souvenirs, les jours de fête, ou, les jours ordinaires, pour s’essuyer avec comme on fait chez nous avec les serviettes en papier (il n’y a plus de serviettes en papier) et si on voulait se plaindre qu’on ne peut plus acheter de choses avec de l’argent on ne pourrait pas s’en plaindre à la banque, parce qu’il n’y a plus de banque, on ne pourrait pas le faire au commissariat parce qu’il n’y a plus de commissariat (il y a des trous noirs plein de décombres à la place), d’ailleurs il n’y aurait pas grand monde pour se plaindre parce que la ville n’a plus beaucoup d’habitants. On dirait qu’ils sont partis, c’est peut-être à cause des chutes de météorites? Ce qui est sûr c’est qu’il y a eu beaucoup de chutes de météorites, c’est pour ça que la plupart des immeubles (ceux qui sont encore debout) ont des trous dans leurs toits, les appartements des trous dans leurs plafonds. C’est embêtant, parce qu’il fait très froid, tout le temps mais surtout la nuit, et il n’y a plus rien pour se chauffer. Pour lutter contre le froid on ne peut que se mettre sous une couette, ou tout contre une fille, idéalement le mieux ce serait de se mettre sous une couette contre une fille, mais les filles ne sont pas souvent là en tous cas pas au moment où Bobby Potemkine va se coucher (parfois il les rencontre au milieu de la nuit, de façon inattendue, elles lui confient alors des enquêtes parce que, est-ce que j’ai pensé à vous le dire? Bobby Potemkine est une sorte de détective, spécialisé dans les affaires bizarres: et les affaires bizarres, comme chacun sait, c'est plutôt au milieu de la nuit qu'on enquête dessus): vous comprenez pourquoi il est si important, pour Bobby Potemkine, de bien se rappeler comment c’est, les filles: rien que de se le rappeler, ça lui tient chaud. 

Qu’il ne soit pas très sûr de la raison pour laquelle il fait toujours froid, de la raison pour laquelle il y a des trous partout, de la raison pour laquelle aucune des choses qui subsistent encore ne sert plus à ce à quoi elle était censée servir, ce n’est sans doute pas très important, peut-être même que ça vaut mieux. C’est comme pour Belle-Méduse: est-ce que c’est grave si Bobby Potemkine ne la rencontre jamais face à face?

- J’ai tenté de visualiser cette énorme montagne sous-marine, gélatineuse et vaguement flottante. J’avais beau lui rajouter des festons, des voiles bleutés et des filaments transparents, je ne réussissais pas à produire une image sympathique. C’est parfois joli, une méduse, mais, quand ça a plus de cinquante kilomètres de diamètre, ça perd tout son charme.

Une méduse de cinquante kilomètres de diamètre
(vue de très loin).


Belles ou pas, les Méduses, on dit que si vous les regardez en face il ne vous arrive rien de bon.


À suivre...


Les gens de l’École des Loisirs présentent ainsi Manuela Draeger:
"Manuela Draeger est une personne mystérieuse dont nous avons essayé d’obtenir précisions et confessions. Sa constance dans la discrétion laisse pantois et respectueux, dans un monde de brutes exhibitionnistes. L’essentiel, ce qui lui tient vraiment à coeur et qu’elle accepte de dévoiler, c’est qu’elle n’est pas seule.  Avec elle, au sein du mouvement littéraire du post-exotisme, coexistent et travaillent Lutz Bassmann (publié chez Verdier), Elli Kronauer (à l’École des loisirs), et Antoine Volodine (chez Denoël, Minuit, Gallimard et aux éditions du Seuil)".
Les livres de Manuela Draeger parus à l’École des Loisirs s’appellent:
Pendant la boule bleue (2002)
Au Nord des gloutons (2002)
Le deuxième Mickey (2003)
Nos bébés pélicans (2003)
La course au kwak (2004)
L’arrestation de la grande Mimille (2007)
Belle-Méduse (2008)
Le radeau de la sardine (2009)
Un œuf dans la foule (2009)
La nuit des mi bémols (2011)
Elle a aussi écrit Onze rêves de suie (2010)  et Herbes et Golems (2013) aux éditions de l’Olivier.

Les textes de Manuela Draeger cités dans ce billet proviennent de La course au kwak et de Belle-Méduse.

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