jeudi 20 juin 2013

Le paragraphe obscur


Chose inhabituelle: 
l'appartement que j'habitais dans ce rêve - plongé dans une pénombre familière par les empilements familiers de caisses de livres montant plus haut que les fenêtres, ponctués çà et là de piles de livres familiers - ressemblait, pour une fois, à un point étonnant, à celui que j'occupe quand je suis éveillé (d'ordinaire, les rêves lui font l'aumône d'une apparence plus flatteuse). 
Mon père, de passage, venait m'y rendre visite: je lui en faisais les honneurs;  je lui recommandais, non sans bon sens, de regarder où il mettait les pieds. 

Puis je reprenais là où je l'avais laissée ma lecture du moment: un roman d'aventures pansu et volubile. Le volume avouait son âge et son humble origine: le papier fortement bruni indiquait le début du vingtième siècle; la reliure artisanale et bon marché, quelque cabinet de lecture. La disposition du texte - chaque page divisée en trois colonnes - suggérait qu'il s'agissait peut-être de cahiers reliés d'une revue, ou de la collection des livraisons d'un feuilleton paru en fascicules. 
Je n'avais fait jusque-là qu'y picorer, sautant d'un chapitre à l'autre un peu au hasard; en revenant à la page  où il était resté ouvert, je retrouvais les trois aventuriers, Maurice, Leeloo (oui, Leeloo; pas Leeloo Dallas, Leeloo tout court) et le narrateur. Je me souvenais avoir parcouru, quelques chapitres plus tôt, le passage où Leeloo  s'était présentée crânement, imposant sa présence aux deux explorateurs médusés (explorateurs à fines moustaches et casques de liège, bien sûr: il y avait quelques illustrations qui en attestaient); et comme, fidèle à mon habitude, j'avais aussi jeté un rapide coup d'œil aux derniers chapitres, je savais déjà dans quelles circonstances mélancoliques le narrateur - et le lecteur - prendraient, 
bien plus tard, congé d'elle. 
Pour l'instant, le petit groupe progressait lentement, mais sans incident majeur, dans le désert, dans leur autochenille sortie tout droit de la Croisière Jaune. Soudain, une construction étrange apparaissait à l'horizon; leur guide dissipait leur enthousiasme: "C'est le Palais du Paon, beaucoup l'ont vu au crépuscule, il ne faut pas chercher à s'en approcher, c'est l'œuvre des djinns".
"Ce n'est qu'un mirage", concluait Maurice.
Ainsi se terminait le chapitre; le suivant commençait, dans la colonne du milieu de la page, par un de ces paragraphes, insérés çà et là dans le récit et signalés par une typographie différente, supposés être des citations du manuscrit énigmatique qui avait attiré nos héros dans ce désert; rédigé dans une prose pourpre parsemée de réminiscences du style du Coran et de la Bible, comme il convient à un ouvrage attribué à un Arabe dément, ce paragraphe abondait,  comme les précédents, en avertissements obscurs ("Celui qui a des oreilles, qu'il écoute; celui qui a des yeux, qu'il contemple; mais celui qui a à la fois oreilles et yeux, malheur à lui!…" etc etc).


Rêve. 
Mirage. 
Palais.
Le coup de sonnette qui me réveilla était celui d'un commissionnaire, venu livrer un paquet. Dans le paquet: un exemplaire de La boutique obscure, de Georges Perec. Non, je n'invente rien: si je trichais, ça ne serait pas amusant.

Aucun commentaire: