samedi 6 avril 2013

La représentation en matinée



Je parcours la place des yeux, à la recherche d'un… et voilà que j'avise, sortant d'un bistro de l'autre côté de la chaussée, une vieille connaissance que je ne souhaite pas saluer. Quelle direction prend-il? Par là? Donc, je pars de l'autre côté.
J'emprunte une petite rue, calme d'habitude, mais aujourd'hui elle est envahie par une foule qui piétine sur place. Je comprends: il y a une salle de concert dans cette rue, et tous ces gens font la queue pour une matinée. J'avance à petits pas sur quelques mètres, puis je décide de faire demi-tour et de prendre un autre chemin.
Je murmure une vague excuse à l'homme qui attendait derrière moi - un homme d'apparence banale, un retraité sans doute; il m'écoute avec une attention qui me surprend, puis fait demi-tour lui aussi, comme si ce que je lui ai dit l'avait convaincu de renoncer au concert? Je suis un peu confus, et je lui remontre que rien ne l'oblige à faire comme moi. Il s'en défend: non, un des mots de la phrase passe-partout que je lui ai adressée lui a simplement rappelé, par le plus grand des hasards, qu'il avait un autre projet, une occasion à ne pas rater… et le voilà qui me parle de sa passion de collectionneur, avec le mélange de timidité et d'enthousiasme si répandus chez les originaux de cette sorte. Nous avons pris une  autre petite rue, déserte celle-ci, 
et soudain je les vois.
Ils sont quatre. 

Ils oscillent au-dessus du vide à mi-hauteur des immeubles, en équilibre les uns sur les fils de l'éclairage électrique, les autres sur la corniche d'une maison: trois Xurgs petits et replets qui agitent de bas en haut leur trompe verte et blanche comme des funambules leur balancier, et un de leurs mécadroïdes à qui son corps presque sphérique donne l'allure d'un Humpty-Dumpty bleu-noir pourvu de multiples membres aux articulations biscornues. Ils se livrent à leurs habituelles occupations totalement incompréhensibles pour les Terriens.  
Je n'ai pu m'empêcher de marquer un temps d'arrêt et de regarder fixement dans leur direction: mon compagnon l'a remarqué, et fixe lui aussi l'endroit où ils se trouvent, d'un air très surpris. 
Bien sûr, il ne peut pas les voir: ils s'abritent derrière un déguisement holographique qui les rend indétectables aux humains ordinaires.
Je me demande ce que croit voir mon compagnon? Des sacs en plastique accrochés aux fils et agités par le vent, ou quelque chose de ce genre, je suppose. 
Avec quelque difficulté, je mets de côté mon déconditionnement, qui seul me permet de les voir tels qu'ils sont. Ça demande un certain effort, mais j'y arrive. Quelle surprise! Le cerveau des Xurgs ne fonctionne décidément pas comme le nôtre: à la place des quatre formes non-humaines, je vois à présent quatre ours en peluche d'un vert éclatant, alignés au-dessus de la devanture d'une boutique fermée; c'est donc ça, leur conception d'un déguisement discret! c'est à se demander comment ils ont réussi à passer inaperçus sur notre planète depuis si longtemps
La réaction de mon compagnon, aussi, est surprenante: il reste immobile, regardant dans la direction des créatures, comme si lui non plus n'était pas dupe de l'illusion qu'elles projettent. "C'est curieux… cet ours… je n'en ai jamais vu de ce modèle… et on dirait qu'il a bougé!". 
Mais bien sûr! je comprends: l'holo-déguisement que projettent les Xurgs est une réponse en feedback aux processus cérébraux détectés chez leurs "cibles" humaines:  en présence d'un collectionneur passionné d'ours en peluche, c'est en teddy bears qu'ils se déguisent, c'est dans la tête de mon compagnon qu'il sont allés chercher leur apparence momentanée! 
Mais ce système a une faiblesse: voir des peluches "génériques" accrochées à une façade ne provoquerait sans doute, chez le premier venu, qu'une vague surprise d'un instant, vite oubliée (après tout, c'est parfois jusqu'en février que les Pères Noëls en tissu rembourré que les fêtes de fin d'année ont fait sortir s'attardent sous quelques balcons), mais chez un spécialiste, la moindre anomalie de forme, de matériau ou de couleur dans un des objets de sa passion peut déclencher un enthousiasme  imprévisible. Il ne faut jamais sous-estimer l'audace que la curiosité peut donner à un collectionneur: le vieil homme insiste pour pénétrer dans la boutique dont, malgré son délabrement, l'extérieur a conservé une si curieuse décoration. Quand il passe entre les panneaux disjoints, je me sens obligé de le suivre, j'ai une responsabilité envers ce malheureux que j'ai détourné de son chemin: le contact avec les Xurgs n'est pas totalement dépourvu de danger pour les humains, j'en ai fait moi-même l'expérience: leurs intentions ne sont sans doute pas hostiles, mais nos deux espèces sont trop différentes, même sans le vouloir, ils pourraient… 
En pénétrant dans la boutique à l'abandon, en marchant sur le carrelage semé de débris, je retrouve des sensations d'une autre expérience, déjà ancienne: quand j'étais entré, il y a des années, dans cette maison vide en bordure du désert de Mésopotamie, sur la piste d'une énigme vieille de plusieurs siècles… 

… et voilà, je le sens, je ne dors plus tout à fait: ce n'est plus la logique rigoureusement, tranquillement, imperturbablement foutraque des rêves qui gouverne l'aventure, c'est mon imagination diurne, plus disciplinée malgré les apparences, plus prévisible: je suis en train de me réveiller. 

Je me dis déjà, pragmatique comme en plein jour, que ce serait bien amusant de mettre mes souvenirs par écrit, de raconter comment Haroun Al-Rachid, incognito lors d'une de ses escapades nocturnes, fut enlevé par les Xurgs, passa dix ans sur une de leurs colonies de la nébuleuse du Crabe, fut finalement ramené sur Terre et relâché dans une ruelle de Bagdad un an jour pour jour avant son kidnapping (l'effet Alka-Seltzer de convection temporelle, comme d'habitude, vous n'avez pas besoin que je vous fasse un dessin), comment il alla frapper à la porte de son palais, criant: "Je suis le Calife! Voici quinze ans que je suis monté sur le trône: ne voyez-vous pas que cet adolescent joufflu qui prétend porter mon nom ne peut être qu'un imposteur?" … comment le jeune Haroun, enchanté par cette péripétie burlesque,  fit revêtir le vagabond hâve et barbu d'un caftan de brocard et d'un turban de soie, lui céda son trône et alla, en étouffant un fou-rire, se cacher avec son grand vizir, dans une galerie donnant sur la salle de justice, puis…  
Voilà, je ne dors plus, tant pis. 
Avant de l'oublier, il faudra que je note tout ça quand je serai debout, on ne sait jamais.


2 commentaires:

Algésiras a dit…

Ho! Mais alors, quand je passe devant une vitrine et que mes yeux sont irrésistiblement attirés par la silhouette d'une poupée... c'est un Xurg qui se planque! Bon sang, tout s'explique!

Tororo a dit…

Méfie-toi, méfie-toi! Les Xurgs les plus dangereux sont ceux qui ont le plus d'imagination, et qui sont capables d'assumer des formes inattendues, ornithorhynques, scolécobrotes, rhinocéros, que sais-je?