Dans le billet sur Fred, il n'était pas possible de ne pas mentionner aussi Gébé.
Mais ça ne suffit évidemment pas, il faut aussi parler un peu de lui tout seul.
Les couvertures réalisées par Gébé pour les premiers numéros d'Hara-Kiri sont exquises. Ses camarades et lui avaient tacitement choisi de ne pas insister sur ce point, par souci de cohérence de la ligne éditoriale: "journal bête, méchant avec des couvertures d'un goût exquis", ça aurait un peu cassé l'image forte dont le lancement du journal avait besoin.
Gébé devait se forcer pour dessiner laid, mais, comme il ne faisait pas les choses à moitié, quand il décidait de s'y coller il y réussissait à la perfection: ce personnage, Berck, qu'il créa dans les années 60, c'était la laideur parfaite, il n'était pas laid-beau comme les dessins de Topor, ni laid-gentil comme ceux de Fred, ni d'une laideur à se tordre comme ceux de Reiser, c'était la plus parfaite incarnation de la laideur, de la bêtise et de la méchanceté réunies, c'est à peine s'il faisait rire et d'un rire même pas jaune mais d'une couleur bizarre et pas très nette. C'est encore heureux qu'il ait été en noir et blanc.
Gébé avait pensé faire de l'écriture son métier, avant, presque sans faire exprès, de passer maître dans le dessin. Et tout compte fait, ce qu'il faisait le mieux, c'était écrire-dessiner.
Un des derniers livres de Gébé, paru dans la collection les cahiers dessinés en 2009 alors qu'il n'était déjà plus là (Une plume pour Clovis et Lettres aux survivants ont été, entre-temps, réédités par l'Association) c'est Papier à lettres, un recueil de chroniques écrites et dessinées tout à la main, parues dans Charlie Hebdo entre 1993 et 2003.
Vous vous souvenez, bien sûr, de l'album Lettres aux survivants, de son préposé cycliste à qui le masque à gaz faisait une tête de facteur-cheval. Le ton des lettres qu'il distribuait était acide comme la pluie d'un monde malade: tout ça était supposé se passer dans un futur indéterminé, en tous cas après la fin de l'époque où on pouvait encore dire qu'on ne savait pas.
Les "lettres" écrites sur Papier à lettres sont différentes: l'apocalypse a été différée, ou alors il a été décidé qu'elle nous serait délivrée au ralenti.
Les nouvelles du monde, que Gébé rapporte scrupuleusement de son écriture pointue, avaient toutes un air de déjà-vu quand elles ont été écrites et elles l'ont encore à présent, il les a empruntées aux média du moment: tel pitre politique se couvre une nouvelle fois de ridicule, tel autre se contente de raconter n'importe quoi, Gébé n'a pas besoin d'être spécialement méchant avec eux, ni de renchérir sur leur bêtise: ils fournissent spontanément le quota de bête et méchant qui est désormais, avec le temps, devenu une tradition comme une autre, ce n'est pas très spectaculaire, ce sont les années quatre-vingt-dix ou zéro zéro, ce pourrait être demain.
Ce n'est plus la peine, a dû penser Gébé quand il a décidé ce changement de style, de faire encore et encore ce que j'ai fait dans les années soixante et soixante-dix, de figer dans une grimace révélatrice les tronches hideuses des personnalités médiatiques, de chercher le profil qui fâche des professionnels du meilleur profil, ça finit par user, à la place, je dessinerai tout le reste, j'ai besoin de me reposer les yeux.
Et ce reste, ce sur quoi la bêtise et la méchanceté n'ont pas de prise, Gébé le dessine de la même plume bien aiguisée avec laquelle il résume les dernières nouvelles: pendant que la radio bafouille et que le journal se recroqueville de honte, le géranium arrondit soigneusement de nouvelles petites feuilles, le taille-crayon détache du vieux crayon mâchouillé une volute si parfaite qu'on a envie de la garder: un rayon de soleil les encadre. Patiemment, le monde résiste à tous les efforts conjugués des uns et des autres pour l'enlaidir, et Gébé, patiemment, en témoigne.
Gébé, j'ai beau entendre dire qu'il n'est plus là, je regarde le crayon mâchouillé qui, lui, est toujours là sur le coin de table avec sa rognure spiralée, entre la tasse de café et le petit chat de porcelaine, entre la photo cornée et le flacon d'encre de Chine, et je le vois tel qu'il l'aurait dessiné, hachuré et cerné d'un trait précis: juste à côté, opiniâtre comme une chenille au printemps, ramperait une ligne d'une fine écriture pointue, qui dirait quelque chose comme: la vie continue.
en folio:
Berck,
l'An 01