samedi 29 décembre 2012

Le bruit que fait le cœur (Beasts of the Southern Wild)


Le monde n’est pas moins beau 
pour n’être vu qu’à travers une fente 
ou le trou d’une planche.  
Henry David Thoreau

L'univers est un bricolage fait n'importe comment. La preuve, c'est que parfois il suffit d'un coup de marteau donné au bon endroit au bon moment pour que ça redémarre; et d'autres fois, même en démontant et en remontant tout ce qu'on a à portée de la main bien comme il faut, ça ne se remet pas à marcher. Ce n'est pas une raison pour arrêter d'essayer de le faire fonctionner: tout ne fonctionne pas tout le temps de la même façon, parfois, il faut démarrer un moteur, parfois, il faut pousser ou pagayer. 



Parfois, entre deux battements de cœur, il se passe si longtemps qu'on aurait le temps de compter jusqu'à beaucoup, si on avait envie de s'amuser à ça - mais en général on n'a pas envie, parce qu'on a trop à faire à regarder ce qui se passe entre ces deux battements-là: par exemple une chose en train de se défaire, de cesser d'être une chose pour devenir un débris. 
D'autres fois, le cœur se met à battre si vite qu'il est impossible de compter le nombre de fois qu'il bat entre un moment et un autre, par exemple entre le moment où une femme entre dans une cuisine et celui où l'on s'aperçoit que l'eau dans les marmites s'est mise à bouillir. Il y a des gens qui croient qu'une machine est capable de faire ce calcul, parce que c'est ça que les machines sont construites pour faire: cracher des chiffres qui ne signifient quelque chose que pour elles ou pour d'autres machines. C'est pour ça qu'il y a des gens qui croient qu'il faut attacher d'autres gens, pour leur bien, à des machines. Mais les machines n'arrivent pas à traduire les chiffres en phrases qui voudraient vraiment dire quelque chose, même pas en phrases aussi simples que: Papa ne va pas mourir.
Certains films sont montés par des gens qui regardent leur montre, pour s'assurer que le montage obéit bien à des formules apprises dans les écoles: tant de secondes pour les tonneaux que fait une voiture avant d'exploser, tant de secondes pour un baiser. Pas Beasts of the Southern Wild, un film où le timing des séquences a été calé sur les battements de cœur d'une Hushpuppy.



Parmi les gens qui ont vu le film, quelques aristarques, çà et là, ont dénoncé comme un "maniérisme" l'usage systématique de la caméra portée, oubliant que, d'une part, ce choix de caméra était dicté par les conditions du tournage (on a tourné dans de la vraie vase authentiquement traîtresse, pas sur un plateau), 
et que d'autre part, se placer à hauteur d'enfant*, c'était faire le meilleur usage possible de cette contrainte; ils se sont plaint aussi de nausées devant ces images qui ne restaient jamais tranquilles dans leur cadre (surprenante réaction: ils n'ont donc jamais le mal de mer devant les mouvements de caméra virtuelle des dernières productions Dreamworks, ou New Line, ou Pixar?); d'autres on trouvé que le rythme du film était bizarre: trop ceci au début, trop cela à la fin. 

Le tempo de Beasts of the Southern Wild n'est pas calculé par une machine, il est réglé sur des battements de cœur. Il y a de longs plans sur des choses qui marchent, et de courts plans sur des choses qui ne marchent pas. Et s'il y a, dans le dernier tiers du film, quelques ruptures de rythme, je soupçonne que l'élargissement du cadre, l'apparition de nouveaux personnages, avec qui Benh Zeitlin semble se forcer à garder ses distances pour ne pas compromettre davantage l'unité de ton du récit, n'y sont pas étrangers. Sans doute une logistique plus importante sur le terrain et une postproduction plus sophistiquée auraient-elles pu rendre plus homogènes les images saisies à fleur de peau dans le bayou, celles filmées sous des néons, et celles tournées au large;  mais au prix de quelle normalisation du scénario aurait pu être obtenue l'augmentation de budget nécessaire? Combien de livres de chair à offrir en nantissement? Produit avec d'autres moyens Beasts pourrait mettre en scène une princesse qui doit aller chercher une fleur d'or au-delà des montagnes et au-delà des mers pour soulager quelqu'un qu'elle aime des souffrances qu'il endure du fait d'une malédiction: et - on peut, pour ce genre de choses, faire confiance à la technique - il ne manquerait pas un pétale virtuel à la fleur d'or, pas un mâchicoulis numérique à la forteresse inaccessible. 
Mais, j'y pense, l'histoire que Benh Zeitlin nous a racontée, c'est justement l'histoire de cette princesse à la fleur d'or. Il l'a juste racontée autrement. 
Son film raconte comment une Hushpuppy vivait dans le bayou avec un papa qui était fatigué, et une maman qui n'était pas là. On ne sait pas pourquoi, la présence des mamans fatigue les papas, c'est une des lois de la nature. Et leur absence aussi, c'est encore une autre loi. Ça doit être assez compliqué d'être, ou un papa, ou une maman, et le plus compliqué ça ne doit pas être d'avoir à s'occuper de choses petites, ni même de tenir à distance de grosses méchantes choses: pour ça il suffit d'être fort. Pour faire fonctionner ensemble une maman, un papa et tout ce qui qui va avec, il faut être fort et encore quelque chose de plus: savoir exactement à quel endroit il faut frapper fort pour bien clouer les planches, et quel endroit il faut caresser, légèrement, de la main, du bout des doigts. 
Ça aide à savoir tout ça, d'écouter s'il y a un cœur qui bat à l'intérieur des choses, ou pas. 



L'univers est un bricolage, en général taper dessus ça ne change rien; parfois, au contraire, y ajouter quelque chose fait avec des pièces et des morceaux qu'on a récupérés et remontés comme on a pu, ça change tout.


*Ben Richardson, le chef-op'-caméraman-directeur de la photo a donné les précisions suivantes: pour le tournage il disposait d'une seule caméra dont il a modifié le harnais Easyrig de façon à pouvoir placer l'axe de la caméra à environ 90 cm du sol, pour adopter le point de vue du personnage principal.
Interview de Ben Richardson sur AFcinéma

Beasts of the Southern Wild / Les bêtes du Sud sauvage est un film de Benh Zeitlin.
La photo est © Benh Zeitlin, Cinereach, Court 13 Pictures, Journeyman Pictures et al.

vendredi 28 décembre 2012

Point de fuite

- Also, focus on your perspective a bit more. 
The vanishing line and the horizon point 
is totally off in this panel.
- Don't you mean "vanishing point" and "horizon line"?
- Uh... well... here in The Industry 
we have our own terminology. 
I suggest you get acquainted 
with it if you want to be 
a professional.
(dialogue entre Andy Go, 
aspirant graphic artist
et un editor de chez 
Sock'Em Comics)


Nous l'avons vu la dernière fois, choisir des cadeaux pour les autres c'est difficile; et comme si ça ne suffisait pas, cette année, contrainte supplémentaire, beaucoup de gens ont décidé, pour des raisons qui les regardent, d'exiger de recevoir leurs cadeaux avant le 21 décembre. 
Vous y avez donc passé beaucoup de temps,et avec tout ça, vous venez de vous apercevoir que vous aviez oublié de faire votre propre liste au père Noël! Quelle situation ridicule. Enfin, réfléchissez mieux: en fait, vous savez très bien ce qu'il vous faut. Non? Toujours pas? Tonton Tororo va vous aider.
Souvenez-vous: vous avez découvert Derek Kirk Kim il y a déjà quelques années, quand Same Difference a été publié en français par 6 Pieds sous Terre; puis vous vous être précipité sur Short Stories aussitôt que le même éditeur l'eut rebaptisé Autres Histoires, puis vous avez patiemment attendu que The Eternal Smile (scénario de Gene Luen Yang) soit disponible en français, et vous vous l'êtes procuré quand il est paru chez Dargaud (à moins que vous n'ayez pas résisté à l'envie de le lire en VO?)…



Depuis lors, Derek ne s'est pas endormi sur sa planche à dessin: il a depuis deux ans prépublié en ligne le début d'une grande saga d'amour, d'aventure, d'astrophysique et de xénobiologie, mais surtout d'amour. Comme la parution en français de Tune, tome 1 :  Vanishing Point,  n'est pas encore pour demain, pourquoi attendre? Achetez-le dès à présent en anglais, en plus vous apprendrez à parler le jargon des étudiants des écoles d'arts  américaines et à surtout ne pas négliger de lire les paragraphes en petits caractères dans les contrats (compétence d'autant plus utile que de nos jours, dans les contrats, TOUS les paragraphes sont rédigés en petits caractères).




Oui, comme Same  Difference, Tune met en scène un jeune américano-coréen et une jeune américano-coréenne... et ce sont à peu près les seuls points communs entre ces deux graphic novels: le ton est différent, le rythme est différent, le trait est plus rond et plus cartoony...  et l'humour est nettement plus acide: les héros de Same Difference sentaient que la vie était en train de les transformer, c'était dur pour eux, mais ils finissaient par s'y faire... Celui de Tune en est encore à se demander si, pour lui, quoi que ce soit changera jamais en bien (c'est le genre de petit pou capable de vous sortir des énormités du style "j'avais vingt ans, et je ne laisserai personne me dire que c'est le plus bel âge de la vie", vous en connaissez sûrement des comme ça) et, dans le doute, il résiste de toutes ses forces au changement. Mais sa rencontre avec des représentants d'une civilisation extra-terrestre va l'obliger à réviser ses priorités.
Pourquoi la série s'appelle-t-elle "Tune"?
Attention, l'explication fait appel à la science extraterrestre:


Every single alternate reality is happening 
at the same time, in the same "space", 
but you can only be focused on one 
"frequency" at a time. 
There are billions of alternate realities all around you, 
you just can't see or interact with them. 
You're "focused" on your reality, 
and we're - normally - fixed on ours. 
But this machine allows the user to 
"tune in" to a different reality. 
A different universe. 
That's why it's nicknamed 
the Tuner.
(Dash, une scientifique praxienne 
qui parle très bien anglais)

Vous étiez prévenus, c'est une grande saga de science-fiction - un space opéra, comme on dit. Mais rassurez-vous, il y a aussi de l'amour (ça aussi je crois vous l'avoir déjà dit). Beaucoup d'amour. De grands cris d'amour.




Récapitulons: il est possible, après tout, que vous n'ayez pas TOUT Derek Kim, les accidents, ça arrive; ça présenterait même un avantage, celui de vous offrir encore plus de choix pour vous faire plaisir cet hiver: si ce qui vous manque, c'est Same Difference ou Autres Histoires,  leurs éditions françaises sont proposées par 6 Pieds sous Terre à des prix très concurrentiels (six euros cinquante et trois euros, respectivement: une affaire!); si vous avez des goûts de luxe, l'édition américaine reliée de Same Difference (avec sa jolie jaquette-aquarium) reste encore très accessible… Le Sourire éternel chez Dargaud est un peu plus cher, mais il y a de la couleur! Quant à Tune, son éditeur First Second considère les résultats des ventes de ce premier volume comme un test: ce n'est que si ça marche qu'il publiera le deuxième (déjà dessiné) et passera commande de la suite! Vous avez assez traîné par ici, allez vite faire votre marché. 


Tune, book 1 : Vanishing Point,
de Derek Kirk Kim, 155 pp, N&B,
First Second Books, 2012.
Les autres albums de Kim sont tout aussi recommandables.

Les dessins reproduits dans ce billet sont © Derek Kirk Kim.

lundi 24 décembre 2012

Guirlande de Noël


J'étais en train d'apporter les dernières corrections à ce billet quand un cliquetis électronique m'a averti qu'Algésiras venait de mettre à jour son blog, et quelle ne fut pas ma surprise en constatant que si j'ai un cousin Sigismond, elle, elle a une cousine Sigismonde: nous ne nous étions pas consultés, je le jure et je crache. C'est le genre de choses qui arrive aux âmes-sœurs. 
Allez lire le dernier billet d'Algésiras. Prenez des notes (attention, je ferai un contrôle!). Revenez ici ensuite. 

C'est chaque année un peu plus difficile.
Deux fois déjà, vous avez offert à Tante Adélie un livre de cuisine qu'elle possédait déjà; si vous récidiviez, ça ferait mauvais effet. Oncle Pandolphe a déjà un smartphone plus smart que le vôtre; cousin Sigismond, des jeux Wii dont vous n'avez même pas entendu parler. Quel soulagement l'an dernier, quand votre filleule Persille s'est mise à collectionner les boîtes à bento: enfin vous saviez quoi lui offrir! Mais ça n'a pas duré…
Vous commenciez à désespérer de trouver pour chacun le cadeau idéal? Vous avez fait le bon choix en venant ici: ouvrez
(ou plutôt, rouvrez)
votre carnet de notes
(et je vous rappelle qu'il y aura une interro)
et notez:

Pour la romanesque Persille, la trilogie Elinor Jones d'Aurore et Algésiras chez Soleil (elle l'a déjà? Elle vous remerciera quand même: elle pourra l'offrir à sa Bestest Best Friend).

Pour le fantasque Sigismond, précommandez The Adventure Time Encyclopaedia chez Abrams Books, illustré par Mahendra Singh et Various Artists. Ça ne paraîtra qu'en Mai prochain, il est bon d'aider les représentants de cette génération intoxiquée à la gratification immédiate à surmonter cette addiction et à redécouvrir le plaisir de l'anticipation.

Pour l'idéaliste Pandolphe, le nouveau carnet d'esquisses de Bruno Bellamy chez ComixBüro. Le dessin de Bellamy élève l'âme en exaltant la beauté sous toutes ses formes; l'artiste tempère à l'occasion la gravité de son propos par d'amusantes épigrammes. Un équilibre parfait.

Et spécialement pour tante Adélie, qui rêve depuis toujours de cuisiner un Snark et dont les connaissances en anglais laissent un peu à désirer, les éditions Seghers ont enfin publié l'épopée graphique que Mahendra Singh a, au terme de trois longues années d'un patient travail de plume, tirée du poème épique de Lewis Carrol: La Chasse au Snark, avec une version française de ces anapestes nonsensiques (ils ont choisi la traduction d'Aragonsuum cuique, comme on dit dans ces cas-là). 

Voilà, vous n'avez plus qu'à mettre tout ça au pied de l'arbre!




....et méfiez-vous des nains pique-assiettes.
Gledileg Jól!

Photo: tous droits réservés.


mercredi 5 décembre 2012

Rêve de la page blanche


Parfois il arrive que des rêves se sentent à l'étroit
dans le format du rêve, à peine commencés ils se désolent
que le destin ne leur ait pas permis de devenir des symphonies, des drames en cinq actes, des romans, des épopées, ils essaient malgré tout de rivaliser avec les formes narratives les plus amples, de montrer de quoi ils sont capables à leur public, modeste public composé d'un seul spectateur mais public choisi, trié sur le volet puisque quand même c'est du rêveur qu'il s'agit lui-même en personne, ils cherchent à le séduire, à l'épater
ce bourgeois dont les journées sont si banales,
en se parant d'oripeaux de tragédie,
de toges de cuirasses de capes;

les matériaux ordinaires des rêves:

ville déjà maintes fois traversée,
décor sans surprise;
activité de tous les jours,
gestes devenus routiniers;
visages connus,
silhouettes familières -
- ils les surchargent d'ornements, 

leur donnent un passé prestigieux, 
des remparts chargés d'Histoire, 
des bannières claquant dans le vent; 
ils les transforment en 
figures de danses, en 
acrobaties de l'opéra de Pékin, 
les scandent de tirades 
en alexandrins; 
ils leur distribuent libéralement 
les grands rôles du répertoire, 
le père noble, 
le héros sans peur, 
le traître sans scrupule, 
le magicien;  

ils se chargent eux-mêmes de tant de péripéties
de tant de détails pittoresques (pourquoi ce détail du crayon emprunté est-il si important, je n'en suis pas sûr mais c'est important,
alors, remettant à plus tard d'achever le travail que j'ai si bien commencé je range le crayon avec soin dans la drôle de petite trousse en forme de chapeau-claque, de chapeau de magicien)
de tant d'impératifs contradictoires (amour, 
devoir) de tant de secrets chuchotés,
d'indices révélateurs à découvrir,
de pièces à conviction dissimulées,
qu'il devient impossible, même dans le temps dilaté du rêve, 
même à la mémoire amplifiée du rêveur, de les retenir tous, 
le réveil est encore loin que le rêveur sans même réaliser qu'il rêve s'étonne déjà d'en avoir oublié, des détails, c'est un petit souci qui s'ajoute à la préoccupation de bien jouer son rôle
et fait parfois hésiter un instant au moment de donner une réplique
(bien sûr je serai là, exact au rendez-vous, quelle question, et je rendrai le crayon emprunté - à qui, déjà?)
les petits détails qui manquent ajoutent au sentiment d'urgence
(pourquoi dois-je insister pour partir immédiatement? 
pourquoi mon rôle prévoit-il que je dois, au lieu de répondre aux objections, éclater d'un rire de défi? je n'en suis pas sûr,
mais quelle importance, tout deviendra clair quand chaque élément aura trouvé sa place)

le rythme déjà enlevé s'accélère, 
le parcours, tout tracé, est simple, il 
faut aller de là à là, de cette ville à cette ville, 
cela apparaît clairement sur le plan, mais pourquoi parler de villes, 
d'après le plan on dirait plutôt les quartiers 
d'une même agglomération, et familière en plus,
 et pas si grande que ça, 
sa traversée ne devrait pas réserver de surprises ni dissimuler de dangers, là-dessus se greffe une explication alambiquée: autrefois se dressaient ici, trijumelles, trois villes rivales chacune capitale d'un royaume, les temps modernes les ont fondues en une seule métropole mais elles ont conservé leur individualité 
et leurs traditions devenues quasi clandestines, 
il faut se méfier des apparences, 
de vieilles rivalités ne sont 
pas encore éteintes; 

aller de là à là, donc, c'est le centre qu'il faut atteindre, 
l'antique colisée, le parcours tracé sur le plan est tout simple à partir du point de départ, ce bâtiment solennel et vieillot où se déroule le festival dont je suis un des invités, un lycée, bien sûr, un de ces endroits où il serait incongru de se rendre sans avoir au préalable rempli une de ces petites trousses aux formes amusantes de porte-plumes et de crayons, laissant le travail que j'ai commencé m'attendre dans la pièce du fond je prends congé rapidement des officiels du festival, ils ont l'air un peu contrariés - évidemment, ils attendaient la contribution inédite que je leur ai promise  mais il n'y a pas de raison qu'ils s'inquiètent, je connais bien mon rôle, enfin je le connaissais bien il y a quelques instants, suffisamment pour que 
les quelques détails qui m'échappent à présent n'entament pas mon assurance, je traverse la ville en fête à grands pas, 
une avenue, puis une autre, une troisième, 
la masse couleur de rouille du gigantesque cirque tout au fond, il ne m'a pas fallu plus de temps pour aller d'une ville à l'autre que pour traverser un appartement ordinaire,

comme si j'avais répété mon rôle en marchant
je sais parfaitement maintenant ce que j'ai à faire, ce qui m'attend se trouve dans la pièce du fond, je monte les marches usées de l'antique bâtiment où l'on s'apprête à remettre à mon père le trophée qui va couronner sa longue carrière de gladiateur, tous mes sens en éveil, je dois être vigilant, l'endroit où la volée de marches se rétrécit en passant sous l'arche d'accès dans la muraille extérieure est parfait pour un guet-apens, ces deux géants patibulaires qui se dissimulent dans l'ombre ne font-ils pas partie des vieux rivaux de mon père?  je les dépasse et à mon tour je m'efface dans un coin sombre, un peu plus haut, mon instinct ne m'a pas trompé, quand mon père arrive à leur hauteur ils se jettent sur lui, je jaillis de ma cachette et engage furieusement le combat, mon intervention fait échouer l'attaque bien coordonnée des deux hommes, chacun le sien! nous combattons côte à côte, le sourire approbateur de mon père m'encourage, je repousse mon adversaire à l'intérieur du bâtiment, je le poursuis, je le bouscule jusque dans la pièce du fond: c'est le foyer des gladiateurs (une salle au plafond bas qui ressemble à une classique salle d'auberge pour pirates ou mousquetaires),  dans la meilleure tradition de la cape et de l'épée nous nous battons en faisant un usage créatif des bancs, des escabelles et des torchères, si bien qu'en un rien de temps et toujours dans la grande tradition des flammes jaillissent de partout,  je repousse le colosse bardé de lanières de cuir jusque dans l'âtre où il s'effondre dans une gerbe d'étincelles,  en abandonnant la pièce à l'incendie qui la ravage je
perçois les acclamations qui saluent enfin mon père le gladiateur 
jamais vaincu quand il entre dans l'arène pour son triomphe,
mon rendez-vous, je ne l'ai pas oublié, je n'ai rien oublié ou
si peu que cela ne compte pas, revenir
à présent à la pièce du fond, là où tout a commencé,
je sais exactement à présent comment remplir cette page
blanche en fait je l'ai toujours su je l'avais seulement perdu
de vue un instant,

me voilà déjà de retour 
au milieu des festivaliers qui murmurent, 
le visage fermé, mais parmi eux l'invité d'honneur 
du festival, mon maître, mon modèle, le vieux magicien, 
Ray Bradbury, me sourit d'un air complice, 
tu n'oublieras pas de me rendre avant la fin 
le porte-plume que je t'ai prêté
me dit-il, 
non bien sûr,  je l'ai rangé avec le plus grand soin dans la petite trousse en forme de chapeau, il ne peut rien lui arriver, j'ai vérifié encore tout à l'heure, je sais exactement où je l'ai laissé, dans la dernière pièce au fond du dernier bâtiment au fond de la cour du fond de ce vieux lycée, tiens, je m'en aperçois seulement, le fin sourire indulgent de Ray Bradbury ressemble à celui de mon père, c'est amusant, ça me donne encore plus confiance,
je n'en ai que pour un instant,
 je vais chercher ce que j'ai laissé là-bas 
et tout pourra commencer,

une cour, une autre, une troisième,
le chapeau-claque au bout du bras, je sens les basques de mon habit de scène battre mes jambes, quel plaisir je prends à ces grandes enjambées que me permet de faire mon tout nouveau jeune corps bien entraîné de gladiateur, le soir tombe, alors, sans ralentir, j'effectue du bout des doigts des passes magiques et, merveille: le chemin s'illumine, le miracle que j'ai accompli au tout début du rêve et dont j'ai gardé si peu de souvenirs (mais quelle importance maintenant) n'a pas épuisé complètement mes ressources de magie,
ou bien elles se sont déjà reconstituées,
(les lois qui régissent le fonctionnement de la magie
sont encore mal connues)
il suffit que je claque des doigts et des lumières s'allument, en guirlandes, le long de la façade, des flammes jaillissent des torchères le long des longs couloirs, je touche presque au but, l'enfant né envers et contre tout grâce à mes pouvoirs magiques, à mes prières, à mon sacrifice, je ne sais plus, mon enfant, la seule chose qu'il importe vraiment de savoir, c'est qu'il n'y a plus pour me séparer de lui qu'une longue enfilade de pièces, dans chacune les flambeaux s'allument les uns après les autres sur mon passage, chacun plus éclatant que le précédent, de la pièce du fond me parviennent des cris, mon enfant pleure derrière la porte d'où des flammes jaillissent, pourquoi pleure-t-il, il croit peut-être que j'ai oublié, les enfants se sentent si vite perdus loin de leurs parents, ne pleure pas, je suis là, comme s'il m'avait entendu ses pleurs s'arrêtent net quand je franchis la porte, à travers les flammes et la fumée je distingue son berceau, au milieu des débris du plafond qui s'écroule, il est là au milieu des débris paisible les yeux fermés, mais il n'a rien, je m'en assure quand je le prends dans mes bras, pas une égratignure, il s'est seulement endormi profondément quand il a senti que j'étais de retour, les enfants sont si facilement rassurés quand leurs parents sont là, qu'avez-vous à me regarder en prenant ces poses cabotines de tragédiens de sous-préfecture, qu'avez-vous à murmurer, 
chaque chose est à sa place, 
je suis debout dans l'habit blanc à queue-de-pie 
au milieu du cercle de flammes, j'ai laissé tomber le chapeau-claque de satin blanc, de saltimbanque, devenu redondant, superflu, 
je serre dans mes bras mon enfant si beau, si blanc,
il est temps que je ferme les yeux comme lui,
il est temps de dormir.


Je suis éveillé à présent enfin je crois, sur un rythme rassurant et prévisible les éclairs alternent avec les tonnerres, le crépitement de la pluie se fait plus fort, vite, fermer la fenêtre restée ouverte dans la pièce du fond.



samedi 1 décembre 2012

... and I like less than half of you half as well as you deserve.



Cent onze! 
Ce billet, l'undécante-et-unième (pour parler comme un Hobbit) de ce blog arrive à point pour en marquer le cinquième anniversaire. 
Bon anniversaire, blog! Voyons ce qui nous reste pour fêter ça. 
Un peu de tarte aux myrtilles, peut-être? Si les nains en ont laissé.


vendredi 23 novembre 2012

Au douzième singe de minuit



Aujourd'hui 22 novembre, c'est la Saint Terry Gilliam.


Bonne fête à tous les Terry Gilliam.


Illustration: Singe, estampe 
d'après une peinture d'Hakuin Ekaku.

mercredi 21 novembre 2012

D'accord la sieste c'est sacré, mais après vous me rangerez cette chambre, une chatte n'y retrouverait pas ses petits.


- Oui Maman.
- D'accord Maman.




Les tigres auront bientôt disparu 
s’ils ne se décident pas à compenser la baisse 
de leur fécondité 
en se tournant vers l’adoption.



illustration: ?


vendredi 16 novembre 2012

Le dépôt légal: retour sur Rêves de rêves (Antonio Tabucchi, 12)


Antonio Tabucchi se livre, dans la préface à Rêves de Rêves, à une généralisation un peu simplificatrice ("Le désir m'a souvent gagné de connaître les rêves des artistes que j'ai aimés. Malheureusement, ceux dont je parle dans ce livre ne nous ont pas laissé les parcours nocturnes de leur esprit"): en fait, trois au moins des écrivains dont il revisite les nuits s'étaient, c'est notoire, livré à des confidences sur ce thème: Robert-Louis Stevenson, Fernando Pessoa et Sigmund Freud.
Sans surprise, c'est le troisième qui s'était montré le plus prolixe raconteur de rêves. Comme pour se faire pardonner cet exhibitionnisme, c'est la plupart du temps (plus souvent en tous cas que lorsqu'il disséquait les rêves de ses patients), avec humour et en les enrubannant de traits d'esprit que Freud raconte ses propres rêves (il me semble me souvenir vaguement d'une théorie qui suppose des rapports entre le mot d'esprit et l'inconscient… à vérifier).
Dans les rêves que leur prête Tabucchi, Stevenson et Pessoa trouvent révélations et apaisement.
La couleur du Rêve du Docteur Freud, interprète des rêves d'autrui, est bien différente: c'est une expérience angoissante (s'agit-il de l'angoisse du rêveur, ou de celle du rêveur de rêveurs?) que Tabucchi inflige au médecin viennois, et c'est un Freud désorienté et malheureux qui, à la dernière ligne de la nouvelle, ouvre les yeux sur le matin du dernier jour de sa vie.
Est-ce la désinvolture mondaine avec laquelle le Doktor, dans ses ouvrages, parle de ses propres rêves qui a incité Tabucchi à lui jouer ce mauvais tour posthume? Qui sait.

[…] une autre fois, je suis assis dans un wagon et je tiens sur mes genoux un objet qui a la forme d'un chapeau haut-de-forme, mais qui est en verre transparent. La situation me fait penser tout de suite au dicton: "Mit dem Hut in der Hand kommt man durchs ganze Land" (le chapeau à la main, on traverse tout le pays). Le haut-de-forme de verre me rappelle, par un bref détour, le bec Auer, et je sais bientôt que j'aimerais faire une découverte qui me rendrait aussi riche et indépendant que mon compatriote, le docteur Auer von Welsbach, l'est devenu par la sienne, et qu'alors je voyagerais au lieu de demeurer à Vienne. Dans le rêve, je voyage avec mon invention - le haut-de-forme de verre - qui n'est certes pas encore d'usage courant.


Sigmund Freud, 
Über den Traum, 1901 / Sur le Rêve
traduction de Cornélius Heim, 
Gallimard, 1988



Le Doktor-Professor Freud se hâta, à son réveil, 
de déposer un brevet pour son astucieuse découverte: 
le couvre-chef de verre qui permettait de voir 
(quelque peu ut per speculum in ænigmate, à vrai dire) 
à l'intérieur de la tête de son porteur. 
Curieux destin des inventions:
 au cours du siècle suivant, les chapeaux de verre 
supplantèrent presque complètement 
les chapeaux de feutre, 
de soie et de castor,
qui jusque-là avaient fait partie 
d'une catégorie d'accessoires vestimentaires 
dont il était entendu qu'on ne pourrait 
jamais se passer.


Illustration: brevet déposé par Samuel W. White en octobre 1840 
pour un chapeau destiné à prévenir la noyade.

vendredi 9 novembre 2012

Tu ne sais pas ce qui t'attend (Antonio Tabucchi, 11)



Alors on va déjeuner, dit Tadeus, on va déjeuner en bas chez Casimiro, écoute, tu ne sais pas ce qui t'attend, j'ai commandé hier un sarrabulho à moda do Douro, c'est une merveille, la femme de Casimiro est de là-bas, elle vous fait un sarrabulho absolument divin, à tomber à genoux, tu vois ce que je veux dire?

On a du mal à quitter Tabucchi, enfin moi j'ai du mal, il était un peu comme ça lui aussi, quand il entamait des conversations avec des amis il les continuait même par-delà la mort, il en a même fait un livre qu'il a appelé Requiem (un peu par antiphrase car c'est un livre intranquille), écrit tout en portugais pour que les amis portugais auxquels il continuait de parler à travers ce livre suivent plus facilement la conversation, il n'est pas décent de demander aux morts des efforts superflus car enfin mourir ce n'est pas rien. 
Vous qui allez bien, j'espère que vous avez de l'appétit (forcément, l'appétit c'est signe que ça va), parce qu'il va vous en falloir pour apprécier comme il faut ce bon petit plat d'hiver.

vous rajoutez du cumin si ça vous dit


Il faut m'excuser, dit la Femme de Monsieur Casimiro, le vrai sarrabulho, dans mon pays, on le fait avec de la purée de maïs,  mais aujourd'hui je n'avais plus de farine de maïs, alors j'ai mis des pommes de terre, mais ça ne fait rien, je vais vous donner les ingrédients pour un vrai sarrabulho, je ne mesure jamais rien, je fais toujours ça à vue de nez;  enfin, il faut du filet de porc, de la graisse, du saindoux, du foie de porc, des tripes*, un bol de sang cuit, une tête d'ail, un verre de vin blanc, un oignon, de l'huile d'olive, du sel, du poivre et du cumin.
Casimira, asseyez-vous là, et buvez-moi un petit verre de ce Reguengos de Monsaraz, ça vous aidera à nous expliquer tout ça. […] Bon, dit-elle, si vous voulez un bon sarrabulho,  il faut préparer la viande dès la veille: vous coupez le porc en morceaux réguliers, vous assaisonnez avec les gousses d'ail haché, du vin, du sel, du poivre, du cumin, le lendemain vous aurez une viande savoureuse, je ne vous dis que ça; alors vous prenez une terrine et vous coupez en morceaux la crépine, c'est comme ça qu'on appelle la graisse qui entoure les tripes, vous la faites fondre à feu doux, puis vous faites dorer les rognons au saindoux à feu vif, et vous laissez cuire à petit feu. 
Quand la viande est presque à point, vous l'arrosez avec le jus où elle a mariné la veille, et vous laissez réduire. Pendant ce temps-là, vous coupez le foie et les tripes, vous les faites revenir dans le saindoux pour qu'ils soient bien dorés. À part, vous hachez votre oignon, vous le mouillez d'huile, et vous ajoutez le bol de sang cuit. Alors vous mélangez le tout dans la terrine et votre sarrabulho sera prêt; vous rajoutez du cumin si ça vous dit, et vous servez avec des pommes de terre, de la purée de maïs ou du riz, enfin moi j'aime mieux le maïs, je l'ai déjà dit, parce que c'est comme ça qu'on fait dans mon village, mais ça n'est pas obligatoire.
La Femme de Monsieur Casimiro poussa un soupir, en raison de l'effort qu'elle venait de fournir, et posa une main sur sa forte poitrine. Et voilà, dit-elle, après cela, on n'a plus qu'à manger et à se régaler.
Antonio Tabucchi, Requiem 


*  Vous êtes sans doute intrigué par l'absence, dans la liste d'ingrédients figurant en préambule, des rognons, que la Femme de Monsieur Casimiro mentionnera pourtant en temps et heure (quand il faudra bien les faire dorer). Le détail est d'importance, car, plus tôt dans le livre, c'est par une bouchée de rognon que le narrateur a commencé la dégustation du sarrabulho, et c'est par son goût délicieux que, malgré ses préventions initiales, il a été conquis. Si dans la liste des ingrédients Madame Casimira parle seulement de tripes, c'est sans doute que, de la grande famille de la tripaille, la cuisinière n'entend pas exclure les rognons? Mais alors la traductrice n'aurait-elle pas dû choisir le mot abats, plus inclusif, plutôt que celui-ci? à moins qu'elle n'ait choisi délibérément un mot imprécis, pour souligner combien la langue employée par Madame Casimira est dépourvue de sophistication? Dans ce choix, Antonio Tabucchi a-t-il mis son grain de sel? Il faudrait leur demander, à l'un ou à l'autre, à tous les deux ce serait encore mieux. Quoi qu'il en soit, je me permets d'insister sur l'importance  de la présence du foie et des rognons dans le sarrabulho, si on veut répéter à l'identique l'expérience faite par le protagoniste de Requiem.

Mange, petit cochon, mange, tu ne sais pas qui te mangera.

Requiem (1991), Bourgois, 1993 
traduit du portugais par Isabelle Pereira avec la collaboration de l'auteur 
ISBN 2_264_01946-8

Photo: tous droit réservés.

jeudi 8 novembre 2012

Des pieds nickelés


Drôle de trame pour ce rêve fait au temps de la rentrée universitaire (on dirait bien que le souvenir de la rentrée des classes nous traumatise pour toute la vie): nous devions absolument, Jean-Louis* et moi, nous emparer d'un certain document dans le bureau du recteur de l'établissement dont nous étions élèves. 
C'était le soir, mais les bureaux étaient encore pleins de gens qui travaillaient - en particulier, le redoutable recteur. 
Une soudaine intuition me dictait que nous passerions inaperçus si nous nous comportions comme si nous faisions partie de l'équipe de nettoyage - et ça marchait: nous devenions invisibles pour les membres du personnel administratif, qui, soupçonneux un instant auparavant, évitaient soigneusement de nous regarder dès lors que nous vidions les corbeilles à papier et que nous astiquions les bureaux (plus tard, éveillé, je me souvins que l'intrigue d'une nouvelle policière de Chesterton avait pour principal ressort cette sorte d'invisibilité induite). 
Nous nous étions séparés, Jean-Louis et moi: il avait pénétré dans l'antre du monstre, profitant d'une absence qui risquait d'être de courte durée; j'étais resté dans un couloir, pour faire diversion et donner l'alerte en cas de nécessité. 
Sur une des chaises alignées contre un mur, quelqu'un était assis: c'était Jean-Mi*, un de nos camarades, un garçon timide et totalement étranger à notre entreprise. Je me doutais de la raison de sa présence (il avait présenté sa candidature à une offre de stage, ou quelque chose de ce genre): aussi, pour donner le change, je m'asseyais à côté de lui sans rien dire. Pas de réaction de sa part: il devait être paralysé par l'inquiétude. 
Du bout du couloir une vieille dame venait vers nous: c'était une des directrices administratives, connue pour sa bienveillance. Hé bien, félicitations, disait-elle à Jean-Mi: votre candidature est acceptée. Tout à son soulagement, Jean-Mi ne réagissait pas à la plaisanterie risquée que je faisais pour saluer la bonne nouvelle; puis, d'un air complice, j'expliquais que j'étais venu "soutenir" mon camarade, à la charmante vieille dame, derrière le dos de qui, à ce moment-là, surgissait Jean-Louis, triomphant. Apparemment, nous avions réussi…

*Jean-Louis et Jean-Mi étant des gens qui existent pour de bon dans la vraie vie, leurs noms ont été adroitement déguisés pour qu'ils ne soient pas trop gênés de voit révélée au public cette embarrassante circonstance: qu'ils font des apparitions dans mes rêves. 

samedi 3 novembre 2012

Nos voisins les japonais



M. Miyazaki (Hayao) compte parmi ses voisins, sur la grande île où il habite, plusieurs personnages discrets qui, au bout de chemins veillés par des torii laqués de rouge,  mènent une vie assez recluse (il a d'ailleurs consacré un film à l'un de ces voisins excentriques,  vous en avez peut-être entendu parler).  Sa surprise a été grande quand un autre d'entre ces voisins, justement un des plus casaniers, lui a fait parvenir une invitation à se rendre en son palais.

On dira ce qu'on voudra, 
c'est toujours un peu intimidant 
d'entrer dans un palais.


C'est aujourd'hui 3 novembre que l'Empereur du Japon remet à Miyazaki-sama  une distinction enviée, le Mérite Culturel (c'est écrit, là) - distinction qu'il avait attribuée par le passé à Matsumoto Leiji (dessinateur de pirates au cœur tendre), Shibayama Tsutomu (co-fondateur du stdio Ajiado) et Mizuki Shigeru (auteur de NonNonBā ).
Au Japon c'est le Jour de la Culture. C'est donc le moment de sortir du placard où vous l'aviez oublié ce parapluie qu'on vous avait prêté, une nuit, il y a longtemps, et de le brandir en exécutant la Danse des Totoros autour de la dernière graine que vous avez plantée.

Oh, et puis, vous avez vu? I Wish / Nos vœux secrets, de Kore-Eda, est désormais disponible en DVD. Elle pourra peut-être avoir lieu finalement, cette fameuse soirée vidéo + crackers goût tartare de cheval.

Illustration: Studios Ghibli

mercredi 31 octobre 2012

Usagées, toutes frottées par les ans



Il faudrait donner aux morts des phrases de tous les jours,
Des mots qui facilement vont de nos lèvres à leurs oreilles,
Mots pour tenir compagnie 
Lorsque l'on est plus en vie. 
Aidez-moi, mes amis, les hommes,
Ce n'est pas travail pour un seul, 
De ces phrases usagées toutes frottées par les ans, 
Phrases de vous et de moi aussi bien que de nos pères
Surtout pour les morts à la guerre
Avec leur destin éclaté
Phrases choisies avec soin
Pour les mettre en confiance.
Rien n'est plus timoré qu'un mort
Sent-il un peu l'air du dehors
Que le voilà tout méfiance,



Phrases qu'il nous faut tenir prêtes
Pour qu'ils s'en frottent un peu les lèvres
Et que les trouvant belles d'avoir déjà tant servi 
Ils éprouvent la petite fièvre
De qui perdit un beau jour la mémoire des ténèbres
Et regarde devant lui.


Jules Supervielle, 
Posthume
dans le recueil Naissances
Gallimard 1951

photo: R. B.

jeudi 25 octobre 2012

Le labyrinthe et son image


En regardant les esquisses de Villard de Honnecourt dans ce billet, une amie m'a fait remarquer, avec beaucoup de pertinence, la nette ressemblance entre les contours du portrait de Pangur Bán et ceux, juste à côté, du labyrinthe.

Miaou.


Vous l'avez sûrement déjà constaté par vous-même: lorsque vous craignez de devoir affronter les pièges d'un labyrinthe d'une sorte ou d'une autre (et singulièrement de celui que, quelque part, mentionne Borges, qui est constitué d'une seule ligne et qui n'offre pas la possibilité de faire demi-tour) vous faire accompagner d'un chat est une précaution des plus utiles.

Meuh.


Nul doute que Villard ait voulu placer dans son carnet un mémento sur l'usage qu'en tant qu'expert en labyrinthes il savait faire de son chat comme carte vivante; le procédé est simple: suivez du bout du doigt le chemin qui va du bout du nez de votre compagnon au bout de sa queue, sans vous égarer ni à droite ni à gauche ni surtout revenir en arrière, ça vous aidera à vous souvenir que tous les faux-semblants imaginés par l'architecte ne servent qu'à dissimuler l'unique règle de la circulation labyrinthique, si simple qu'on peut facilement être tenté de l'oublier. Répétez aussi longtemps que vous ressentirez le besoin de recevoir l'approbation de votre collaborateur (et quand il descendra de vos genoux d'un air blasé, il vous fournira encore une autre indication, également très utile: il est temps d'arrêter de jouer à Pac-Man,  et de commencer quelque chose de plus sérieux, comme dessiner une écrevisse ou un papillon).

Illustrations © Villard de Honnecourt, comme l'autre fois.

mardi 23 octobre 2012

Traits, 1


Le dessin me dessine.
Louis Pons


Louis Pons dessiné par son dessin


Louis Pons, Le dessin, l'objet et le reste (Fata Morgana, 1992)


samedi 20 octobre 2012

Raise high the broken lantern, carpenters



La nouvelle qui éclipse toutes les autres dans l'actualité artistique et littéraire de ces derniers jours, c'est qu'Esther Gagné, pur génie de la BD du XXI° siècle, vient de remettre en ligne les archives de son blog, restées inaccessibles bien trop longtemps.



Précipitez-vous dessus comme des baleiniers affamés sur un plat de sushis de cachalot.


L'illustration de ce billet est © Esther Gagné.


lundi 8 octobre 2012

La ballade de Pangur Bán et autres marginalia




Stephen J. Gertz, sur Booktryst, inspiré par un article du Lapham's Quarterly, nous a rappelé il y a quelques mois que dans les marges des manuscrits médiévaux, on trouve parfois des annotations  inattendues:

  Parchemin trop frais, encre trop diluée: bonjour les pâtés! 
  
  Il fait froid. 
  
  Ce parchemin-là, c'est du velu.
  
  J'ai dû finir à la chandelle.
  
  Saint Patrick d'Armagh, délivrez-moi de l'écriture.
  
  Dieu merci, il fera bientôt nuit.

S. J. Gertz discute longuement des différentes significations que pouvait revêtir l'expression "the parchment is hairy", pour un copiste du Moyen-Age.

L'infini labyrinthe des effets et des causes a fait qu'Eric Poindron nous a récemment entretenu lui aussi de ce sujet, dans ce billet.


L'infini labyrinthe des effets et des causes
(version simplifiée) 

Mais tout n'est pas aussi sombre dans les marges des manuscrits médiévaux. Au bas d'une page d'un manuscrit conservé au monastère Saint-Paul  à Lavanttal en Carinthie,  et désigné dans l'inventaire de sa bibliothèque comme "le Cahier de Reichenau" (un cahier d'exercices de calligraphie passé par les mains de plusieurs copistes du neuvième  siècle) on peut lire ce petit poème en langue gaélique:

Messe agus Pangur Bán, 
cechtar nathar fria shaindán: 
bíth a menmasam fri seilgg, 
mu menma céin im shaincheirdd. 

Caraimse fos, ferr cach clú 
oc mu lebrán, léir ingnu; 
ní foirmtech frimm Pangur bán 
caraid cesin a maccdán

Ó ru biam, scél gan scís 
innar tegdais, ar n-óendís, 
táithiunn, díchríchide clius 
ní fris tarddam ar n-áthius

Gnáth, húaraib, ar gressaib gal 
glenaid luch inna línsam; 
os mé, du-fuit im lín chéin 
dliged ndoraid cu ndronchéill

Fúachaidsem fri frega fál 
a rosc, a nglése comlán; 
fúachimm chéin fri fégi fis 
mu rosc réil, cesu imdis. 

Fáelidsem cu ndéne dul 
hi nglen luch inna gérchrub; 
hi tucu cheist ndoraid ndil 
os mé chene am fáelid. 

Cia beimmi a-min nach ré 
ní derban cách a chéile 
maith la cechtar nár a dán; 
subaigthius a óenurán

Hé fesin as choimsid dáu; 
in muid du-ngní cach óenláu; 
du thabairt doraid du glé 
for mu muid céin am messe.




Page du manuscrit de Reichenau. 
En bas à gauche, la chanson de Pangur Bán.

L'image que ce poème donne de la vie d'un lettré médiéval est plus souriante que celle qui ressort des marginalia évoqués plus haut; les termes qu'emploie son auteur suggèrent qu'il exerçait une activité  moins monotone que celle de copiste: compilateur, commentateur, traducteur peut-être.

Me reposant avec confiance sur le petit viatique dont je m'étais muni - des connaissances lacunaires en  prosodie, des notions approximatives de métrique,  et une peine flasque de whiskey (pour essayer d'y trouver une couleur vaguement locale: j'ai vu apparaître le fond de la flasque avant d'avoir le sentiment d'y être parvenu),  j'en ai risqué la transposition suivante:

Moi et l'chat - lui, c'est Pangur Bán -
Faisons l' même métier, à peu près:
Il chasse des rats et il aime ça;
J'attrape des mots, j'en ai jamais assez.

La  gloire terrestre, très peu pour moi:
J'pose pas ma plume, pour un empire;
Pangur, quand il chasse, le roi
N'est pas son cousin, on peut l' dire.

Comment que j'en gratte, du latin,
Y aurait de quoi faire des envieux;
Comme il jongle avec un taupin, 
C'est un vrai plaisir pour les yeux.

De quoi c'est qu'il a l'air, Pangur, 
Quand il s'est chopé un mulot?
On dirait ma pomme, j' vous jure, 
Quand j'ai débrouillé l' sens d'un mot.

J'crois qu'il pourrait user les murs
A tant les r'garder fixement;
Que j'm'use les yeux sur des conjectures, 
J'crois qu' ça pourrait s'produire avant.

Et quand d'une lézarde, un lézard
S'extirpe enfin pour prendre l'air,
Pangur, plus vif qu'un léopard
L'estourbit, sans en avoir l'air:

L'est ni plus ni moins excité
Que moi, quand j'ai fait tenir, enthousiaste,
Une métaphore sur quatre pieds,
Comme c'est qu'ils disent, les scoliastes.

Jour et nuit, Pangur perfectionne
Sa technique d'attrape-mouches;
Les vocables que j' collectionne
Nuit et jour, sur papier j' les couche.

On s'ennuie jamais, lui et moi,
Contents de nos vies minuscules;
On poursuit chacun notre proie,
Que ce soit l'aube ou le crépuscule.



Portraits de Pangur  Bán
esquissés à la va-vite sur une feuille de parchemin qui traînait par là. 
À côté, quelques-unes des choses pleines de pattes 
qu'il a attrapées et laissées bien en vue dans le scriptorium 
pour qu'on admire ses talents de chasseur 
(entre autres, un taupin, pour ceux qui se demandent ce que c'est).

Pour cette transposition je me suis inspiré avec mon dilettantisme habituel de plusieurs des versions anglaises du poème qu'on peut trouver çà  et sur le net, parmi lesquelles celle-ci est ma préférée:

Turning darkness into light 

I and Pangur Bán, my cat 
‘Tis a like task we are at; 
Hunting mice is his delight 
Hunting words I sit all night.

Better far than praise of men 
‘Tis to sit with book and pen; 
Pangur bears me no ill will, 
He too plies his simple skill.

‘Tis a merry thing to see 
At our tasks how glad are we, 
When at home we sit and find 
Entertainment to our mind.

Oftentimes a mouse will stray 
In the hero Pangur’s way: 
Oftentimes my keen thought set 
Takes a meaning in its net.

‘Gainst the wall he sets his eye 
Full and fierce and sharp and sly; 
‘Gainst the wall of knowledge I 
All my little wisdom try.

When a mouse darts from its den, 
O how glad is Pangur then! 
O what gladness do I prove 
When I solve the doubts I love!

So in peace our tasks we ply, 
Pangur Bán, my cat, and I; 
In our arts we find our bliss, 
I have mine and he has his.

Practice every day has made 
Pangur perfect in his trade; 
I get wisdom day and night 
Turning darkness into light.

Traduction anglaise de Robin Flowers.

Mais de ces nombreuses versions (le poème jouit d'une popularité certaine dans les pays de langue anglaise, sans parler de ceux de langue gaélique), la plus connue est due à W. H. Auden (vous pouvez constater, en allant la lire ici, qu'elle prend avec le texte original encore plus de libertés que la mienne!).

Quant au nom de Pangur Bán, il rappellera sûrement quelque chose à ceux de mes visiteurs qui ont vu  le  dessin animé Brendan et le Secret de Kells.  Non seulement le chat blanc qui y joue un rôle non négligeable (du calme, Pangur! c'est ce qu'on appelle une litote) porte précisément ce nom, mais pendant le générique de fin, après la reprise de la chanson d'Aisling, vous pouvez entendre réciter les premières strophes du poème de Pangur Bán, en version irlandaise.
Pourquoi le chat du film est-il blanc? En gaélique Pangur Bán voudrait dire Le Foulon Blanc. Si vous avez partagé un lit avec un chat, si vous savez en quoi consiste le travail d'un foulon, ce nom se passe d'explication. On dirait un nom de super-héros, non? Le Frelon Vert n'a qu'à bien se tenir!


L'infini labyrinthe des effets et des causes a été cartographié (de mémoire) par Villard de Honnecourt (vers 1240); c'est  à lui, aussi, qu'on doit le dessin du chat et des bestioles. Oui, la chanson de Pangur Bán date du 9° siècle, et non, ce n'est pas un anachronisme: n'oublions pas que Pangur Bán a neuf vies - au moins! (aux dernières nouvelles, il va bien, merci pour lui).


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