mercredi 31 mars 2010

Les précurseurs de Kafuka: MURAKAMI Haruki, 4

Vous laissez derrière vous les rumeurs de la place. Vous entrez dans la Bibliothèque.

D’une manière presque physique, vous sentez le poids des livres, l’ambiance calme d’un ordre, le temps par magie disséqué et conservé. A droite et à gauche, absorbés dans leur rêve lucide, se profilent à la lumière des lampes studieuses, comme dans l’hypallage de Milton, les visages momentanés des lecteurs. En ce lieu, il m’est habituel de me rappeler cette image, puis cette autre épithète qui définit aussi l’alentour, cet “aride chameau” du Lunario et encore cet hexamètre de l’Eneide qui utilise et transcende le même artifice:
Ibant obscuri sola sub nocte per umbras

Et vous, quels sont les souvenirs qui vous accompagnent jusqu’à la porte de mon bureau?

Vous entrez. Nous échangeons quelques mots conventionnels et cordiaux. Vous me donnez ce livre. Vous ne vous trompez pas: j’étais loin de vous mésestimer, Murakami, et j’aurais aimé que quelqu’une de vos oeuvres me plût. Cela n’est jamais arrivé. Mais, cette fois, je tourne les pages et j’approuve au hasard tel miroir, tel labyrinthe, peut-être parce que j’y reconnais ma voix, peut-être parce que là où je suis il m’importe peu que...
A ce moment, le rêve se dilue, comme l’eau dans l’eau.
Nous ne sommes ni dans la bibliothèque de la rue Rodriguez Peña, ni dans celle de la rue Mexico, et moi, Borges, je suis mort en 1986.
Amour des livres (vanité entre les vanités!) et nostalgie (à votre avis, est-ce des vôtres que je parle, ou des miens, ou de ceux d'un autre rêveur encore?) ont construit une scène impossible. Assurément, me dis-je, mais demain vous aussi, Murakami, vous serez mort, nos durées seront confondues et la chronologie se fondra en un monde de symboles et, de quelque manière, il sera juste de prétendre que vous m’avez apporté cet ouvrage et que je l’ai accepté.


Aucune des ressemblances que présente ce texte avec certaine préface, en forme de dédicace, à certain recueil de Jorge-Luis Borges, n'est accidentelle. Aucune des différences non plus.



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