Le Japonais parle de cerisiers
Pourtant dehors
La neige tombe
Quand approche le moment où les cerisiers fleurissent, on commence à fouiller dans sa cervelle pour voir s'il n'en sortirait pas des haïkus. Ce n'est jamais facile, parce que la langue japonaise s'accommode sans difficulté des exigences métriques du haïku, mais dans les langues occidentales, en particulier en français (ça marche un peu mieux avec l'anglais, plus fourni en mots d'une syllabe), en français, allez donc faire des vers de cinq et sept syllabes qui non seulement veulent dire quelque chose, mais doivent si possible suggérer plusieurs choses différentes en même temps!
C'est pourquoi beaucoup de versificateurs francophones font des haïkus approximatifs, ou carrément de faux haïkus. Et s'il n'y a pas le moindre cerisier en fleurs à l'horizon, ça devient un vrai défi! Un défi que Lutz Bassmann n'a pourtant pas peur de relever. Il faut dire qu'il n'a pas grand' chose à perdre, Lutz Bassmann. Écrivain post-exotique, non seulement il vit dans un monde ravagé, mais en plus il est en prison.
Cette nuit j'a entendu les arbres
Les feuilles frissonnaient sous la brise
J'ai dû rêver
En l'absence de cerisiers, on peut rêver d'arbres d'espèces non spécifiées (de toute façon, d'arbres, il n'y en a pas). Mais de la brise, il y en a: elle aide les odeurs à circuler.
L'odeur d'oignon
Chevauche l'odeur d'urine
Bientôt la soupe du soir
Le compte de pieds n'est peut-être pas règlementaire, mais il suffit bien de trois vers pour créer l'atmosphère. Vous sentez?
On a lessivé la cellule
La crasse a pris des odeurs
De savon
Il n'y a pas de cerisiers, il y a des Ouzbeks, des furoncles, des Tchétchènes, des cafards, des droit-communs et des politiques (qui n'ont pas beaucoup d'estime les uns pour les autres), des trafiquants, un bonze, des proxénètes, des mouches, un mouchard (pas pour longtemps), des Tadjiks qui peinent à se faire des amis (on ne comprend rien à ce qu'ils disent) un Vietnamien et un Coréen qui offrent d'enseigner à qui veut bien leurs arts martiaux nationaux respectifs, un voleur de chevaux et un voleur de chiens, un ex-officier (lui non plus n'en a pas pour longtemps): les sources d'inspiration ne manquent pas.
La mort de l'indic a été instantanée
Un clou dans l'oreille
Même pas un cri
Les compagnons de captivité de Bassmann viennent d'un peu partout - comme les écrivains post-exotiques, d'ailleurs. Mais contrairement aux écrivains post-exotiques, ils n'écrivent pas: le papier est trop rare pour qu'on l'emploie à un usage autre qu'hygiénique.
Les Ukrainiens entonnent une chanson russe
Même les tueurs de vieilles
Ont les larmes aux yeux
Alors Bassmann compose ses haïkus dans sa tête; en détention, on a du temps pour exercer la mémoire.
Cliquetis roulis pénombre
Le Tibétain m'apprend des obscénités tibétaines
Ma prononciation laisse à désirer
Qu'est-ce que je vous disais tout à l'heure? Tibétain et obscénités dans le même vers, et on a déjà trop de pieds. Les choix prosodiques de Lutz Bassmann, si peu orthodoxes qu'is soient, sont compréhensibles.
Je m'entends bien avec le souteneur tchèque
Pour ma libération
Il m'a promis sa sœur
Le recueil est divisé en trois parties: Prison, Transfert, Enfer; la partie Prison est plus fertile en incidents pittoresques.
Il paraît que le Secours Rouge
A envoyé
Des couvertures made in China
Les deux dernières parties (d'abord dans un wagon à bestiaux, puis dans les baraques d'un camp) décrivent des journées plus monotones.
Le bruit de la porte qui se referme
Cette fois encore on a oublié de penser
À l'évasion
Le voyage est très long, de la prison au camp.
Le Yakoute n'a pas desserré les dents
Pendant
Les deux mille derniers kilomètres
Et quand on arrive au camp, on a oublié qui on est.
La feuille d'appel s'est envolée
Le soldat rougit il bredouille
Des noms imaginaires
Tous les haïkus ci-dessus sont de Lutz Bassmann.
Lutz Bassmann: Haïkus de prison
Verdier (Chaoïd) 2008
ISBN 9782864325369