Cette année est comme toutes les autres, n'est-ce pas? Voilà l'été, et vous vous demandez ce que vous pourriez bien lire sous votre parasol.
Et pourquoi pas un roman russe? On s'y déplacera dans les rues d'une Moscou enneigée (ça nous rafraîchira un peu!), sur les pas d'un enquêteur lui aussi un peu exotique, avec son uniforme couvert de chevrons et son épée de parade: le conseiller Éraste Pétrovitch Fandorine.
Boris Akounine (pseudonyme de Grigori Chalvovitch Tchkhartichvili - il lui arrive de signer simplement B.Akounine), pendant les loisirs que lui laisse son activité principale (il traduit - en russe - de la poésie japonaise et en édite des anthologies) a écrit une vingtaine d'aventures de ce personnage (douze romans et dix nouvelles) au cours desquelles il lui en a fait voir de toutes les couleurs.
Ouvrons, par exemple, Le Conseiller d'État (Статский советник, 1999), traduit en 2003 pour les Presses de la Cité par Paul Lequesne. Le conseiller d'État que désigne la couverture du livre, c'est justement notre Fandorine; il vaut mieux le préciser, car ce titre de conseiller se porte beaucoup dans ce pays et à cette époque: comptez-les dans les nouvelles de Gogol, de Tchékhov...
Un général a été assassiné! Fandorine est, dans les premiers chapitres, le suspect n° 1, car l'assassin, expert en déguisements, s'est fait passer pour lui (heureusement, Eraste Pétrovitch a un alibi). Mais ce n'est, pour notre détective chamarré, que la première d'une longue série de tribulations...
Fandorine est flanqué (pour cette enquête seulement: c'est plutôt un héros solitaire) d'un assistant, le jeune Smolianinov qui ne jouera pas un grand rôle dans l'affaire, mais qui, à l'occasion, exprime des vues intéressantes sur son pays et sur ce qui l'attend dans le futur:
- ... Savez-vous combien d'examens j'ai dû passer? Une horreur! J'ai reçu la meilleure note pour une dissertation ayant pour sujet "La Russie du XXe siècle", et néanmoins il m'a fallu patienter presque un an avant d'être admis aux cours, et attendre quatre mois encore à la fin du stage pour qu'un poste se libère. Il est vrai que c'est papa qui m'a fait entrer à la Direction du gouvernement de Moscou...
Smolianinov eût fort bien pu se dispenser de cette précision, et Eraste Pétrovitch apprécia à sa juste valeur l'honnêteté du jeune homme.
- Bon, et quel avenir attend la Russie au XXe siècle? demanda Fandorine en considérant à la dérobée le défenseur du trône avec une sympathie manifeste.
- Le plus grand! Il suffirait de détourner de la subversion la partie la plus éclairée de la société, pour lui faire adopter au contraire un esprit constructif, et dans le même temps éduquer la partie la plus ignorante et cultiver progressivement chez elle les sentiments de dignité et de respect de soi-même. C'est le plus important! Si on s'en abstient, la Russie connaîtra les épreuves les plus atroces...
Cependant, Éraste Pétrovitch ne put savoir quelles épreuves, précisément, guettaient la Russie, car car ils venaient déjà de tourner dans la grande rue Gnezdnikov et devant eux se dressait la façade verte du modeste bâtiment à un étage où siégeait la Section de sécurité du gouvernement de Moscou.
Le lecteur l'a compris, c'est dans la Russie des tsars (précisément en 1891) que se déroule cette intrigue policière.
La carrière d'Éraste Pétrovitch Fandorine s'étale sur une quarantaine d'années, à cheval sur le dix-neuvième et ce vingtième siècle gros de tant de promesses: une période sur laquelle Akounine semble s'être sérieusement documenté. L'enquête du Conseiller d'État marque un tournant dans la vie de Fandorine: à la fin de celle-ci (vous comprendrez alors le choix du titre), il prend une décision qui en changera le cours.
Car ce n'a pas été une année sereine que cette année 1891! Voici ce qu'on pouvait lire dans les journaux:
Esther suffoquait d'indignation.
- Mais... mais... tiens!
Elle s'empara d'un journal qui traînait sur le lit.
- Tiens, Les nouvelles de Moscou. Je l'ai lu en t'attendant.
[...] "Enfin, le ministère de l'Instruction a invité à observer strictement la règle qui interdit d'admettre dans les universités les individus de confession israélite qui n'auraient pas droit à résider en dehors des zones de peuplement, et dans tous les cas à s'abstenir de dépasser le pourcentage fixé. Les juifs en Russie constituent le plus lourd héritage que nous ait laissé l'ex-Royaume de Pologne. L'Empire compte quatre millions de juifs, représentant près de quatre pour cent de la population, or les miasmes qui émanent de ce chancre empoisonnent de leur puanteur..." Je lis plus loin? Ça te plaît? Ou tiens encore: "Les mesures prises pour combattre la disette dans les quatre districts de la province de Saratov n'ont pas apporté pour l'instant le résultat souhaité. On s'attend qu'aux mois d'automne le fléau s'étende aux provinces limitrophes. Son Éminence Aloizi, archevêque de Saratov et de Samara, a ordonné de faire dire, dans les églises, des prières solennelles d'intercession pour vaincre le malheur."
[...] Ou bien cette dépêche de Varsovie, à propos du procès du cornette Barachov:
"La cour a refusé d'entendre la déposition du témoin Pchémylskaïa, du fait que celle-ci ne consentait pas à parler russe, alléguant une insuffisante maîtrise de cette langue." Et ça dans un tribunal polonais!
Cette dernière citation rappela à Fandorine une piste interrompue: celle du défunt Arséni Zimine, dont le père justement était à Varsovie pour défendre le malheureux cornette. Ce souvenir contrariant acheva de l'écœurer tout à fait.
- Oui, bien des serviteurs de l'État ne sont que des canailles ou des imbéciles, reconnu-t-il de mauvais gré.
Ce jugement vous semble sévère? Exception faite pour le candide Smolianinov, Fandorine n'est entouré que de traîtres, d'imposteurs, d'agents doubles (parfois triples) et l'essentiel de son enquête consistera à découvrir qui manipule qui et qui trahit qui (spoiler: tout le monde).
Ayant démasqué un des plus comploteurs de ces experts en complots, Fandorine ne peut s'empêcher de lui demander:
- Et vous avez fait tout cela pour le salut de la Russie?
Mais son sarcasme n'eut aucun effet sur son interlocuteur.
- Oui. Et aussi, bien entendu, pour moi. Je me considère comme partie intégrante de la Russie.
Une lecture doublement rafraîchissante donc: elle nous permet de nous rouler dans la neige (éventuellement tout nu, comme il advient - accidentellement - à Fandorine) et de rafraîchir nos connaissances sur la Russie éternelle.
Le Conseiller d'État a été écrit en 2003. La plus récente des enquêtes de la série Fandorine a été écrite en 2015: il semble que depuis son auteur donne la priorité à ses travaux de traduction.
Je me demande ce qu'il fait, ce qu'il pense, Boris Akounine, en ce moment (un indice, ici).
Boris Akounine, Le Conseiller d'État (Статский советник, 1999)
traduit du russe par Paul Lequesne
Presses de la Cité, 2003; 10/18, 2005
ISBN 2-264-03941-8