dimanche 24 mai 2020

Cela fait du bien de jeter ce genre de pierre dans le monde


Prague, vers le 27-05-1910

Voilà, cher Max, tu as deux livres et un petit caillou.
Je me suis toujours efforcé, pour ton anniversaire, de trouver quelque chose qui, vu son insignifiance, ne peut jamais se modifier, se perdre, se détériorer ou s'oublier. Et après avoir réfléchi pendant des mois, je n'ai rien trouvé de mieux que de t'envoyer un livre. Mais les livres, c'est une vraie plaie, s'ils laissent indifférent d'un côté ils deviennent d'un autre côté plus intéressants par ce fait même, et ce qui m'a attiré vers les livres indifférents c'est uniquement ma conviction qui, dans mon cas, est  toujours loin de faire pencher la balance; et à la fin, je me suis retrouvé avec un livre entre les mains, toujours convaincu d'autre chose, qui brûlait de son intérêt. Une fois, j'ai fait exprès d'oublier ton anniversaire, c'était mieux que d'envoyer un livre, mais ce n'était pas bien pour autant. Voilà pourquoi je t'envoie maintenant ce petit caillou et je t'en enverrai aussi longtemps que nous vivrons. Si tu le gardes dans ta poche, il te protègera; si tu le laisses dans un tiroir il ne sera pas non plus sans effet; mais si tu le jettes, ce sera encore mieux. Car tu sais, Max, que mon amour pour toi est plus grand que moi et plus habité par moi qu'il n'habitait en moi, et il est mal assuré vu ma nature fragile, mais dans le  petit caillou il trouve une maison de pierre, même si c'est une fente entre les pavés de la Schalengasse. Cela fait longtemps qu'il m'a plus longtemps sauvé que tu ne le sais, et en ce moment justement où je m'y retrouve moins que jamais et où je me sens comme dans un demi-sommeil, même en état de pleine conscience, juste très légèrement, juste encore un peu - je déambule comme si j'avais des entrailles noires - cela fait du bien de jeter ce genre de pierre dans le monde, séparant ainsi ce qui est certain de ce qui ne l'est pas. Que sont les livres, comparés à ça? Un livre commence à t'ennuyer et ne s'arrête plus; ou bien ton enfant déchire le livre, ou bien, comme le livre de Walser, il est déjà en morceaux quand tu le reçois. En revanche rien ne peut t'ennuyer dans une pierre; et  ce genre de pierre ne peut s'abîmer, et si oui, uniquement dans très longtemps; tu ne peux pas l'oublier non plus - parce que tu n'es pas obligé de t'en souvenir; enfin tu ne peux jamais le perdre complètement - car tu le retrouveras sur le premier chemin venu, parce que c'est justement la première pierre venue. Et je n'ai même pas pu l'abîmer en chantant ses louanges car on ne peut abîmer par des louanges que lorsque l'objet des louanges est écrasé, endommagé ou déplacé par les louanges. Mais ce petit caillou! Bref, je t'ai cherché le plus beau des cadeaux d'anniversaire et je te le donne avec un baiser qui doit exprimer l'impossible remerciement que tu sois là.

Ton Franz

Franz Kafka, Lettres à Max Brod 1904-1924
traduit de l'allemand et présenté par Pierre Deshusses
Fischer Verlag, 1989
2008 Payot et Rivages pour la traduction
ISBN 978-2-7436-1798-1
2011 Payot et Rivages pour l'édition de poche
ISBN 978-2-7436-2204-6

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