mercredi 8 mai 2019

Messe, oies, sang, tweets


Qu'a produit le mois de mai 2018, embarrassante célébration jubilaire du mois de mai d'une autre année en 8? 
Une atmosphère de grand' messe (de vingt heures), le caquet médiatiquement correct d'oies de cirque bien dressées, un peu de sang, indispensable pour assaisonner les unes, et des tweets, beaucoup de tweets.
Qu'attendre de mai 2019? La même chose, avec un peu moins de solennité forcée et un peu plus de sang.

Ne nous laissons pas gagner par l'accablement. Tournons-nous vers Antoine Volodine - pardon, je veux dire Lutz Bassmann, le lapsus est compréhensible.  Dans son roman (plus exactement, c'est un recueil de narrats) Les aigles puent, l'écrivain post-exotique a fort judicieusement intercalé entre les chapitres descriptifs des sections intitulées "Pour faire rire". Pour nous dérider, ouvrons le livre à la section 25:

25. Pour faire rire tout le monde
Les jours de cérémonie officielle, les humains choisissaient au hasard parmi nous quelqu'un qui tiendrait le rôle de garde rouge rescapé des poubelles de l'Histoire. Il fallait s'inscrire pour participer au tirage au sort mais, dans les faits, les humains ne se souciaient pas de respecter les résultats de leur propre loterie et à la veille de la cérémonie, plutôt que de manipuler les bulletins crasseux sur lesquels une poignée d'entre nous avaient épelé leurs noms illisibles, ils arrivaient aux abords d'un de nos repaires et ils happaient le premier venu afin de l'habiller en garde rouge et de le faire défiler le lendemain sous les quolibets.
J'eus cet honneur.
Un soir, alors que, bardé de gamelles vides et tintinnabulantes, j'étais en train de me glisser dans un dépotoir que les humains avaient ceint de barbelés, un camion s'arrêta à ma hauteur et il en descendit une demi-douzaine d'hommes en combinaison antiallergénique qui m'expliquèrent sans ménagement que je pourrai, le jour suivant, marcher en pleine rue en vociférant ma haine de l'inégalité sans qu'on me tire dessus à balles réelles. Ces hommes n'ôtaient pas leur casque pour me parler, de sorte que,  même si je connaissais un peu le dialecte dans lequel ils formaient des phrases effrayantes, j'eus du mal à capter les subtilités de leur message. Passivement, mais aussi parce qu'ils m'avaient déjà brutalisé, je les suivis.
Le camion démarra et on m'emmena dans un de leurs centres.
Je passai la nuit là-dedans.
La cage ne manquait pas d'endroits où s'allonger, du trou à pisse ne refluaient pas des pestilences exceptionnelles, et, au matin, on m'apporta une soupe faite avec de l'eau propre. Bien que clairette, je mentirais en disant qu'elle était mauvaise. De cette partie de l'aventure, je n'ai donc pas à  me plaindre.
Le matin, la manifestation eut lieu. On me confisqua mes gamelles et on me pria de revêtir une tenue de drap  militaire qui avait été cousue pour une personne plus imposante que moi, en tout cas pour un cadavre qui avait des membres mieux proportionnés et plus longs que les miens. Alors que je protestais, faisant valoir mes droits de citoyen et exprimant mes craintes d'être grotesque, on me passa un bandeau rouge autour du bras et on me tira vers une camionnette de la police qui fonça sur le lieu de regroupement du cortège.
Je vis peu, ensuite, la manifestation dont je n'étais pas, à vrai dire, le sujet principal. Je marchais avec difficulté au milieu de la rue, m'efforçant avant tout de ne pas trébucher dans mon pantalon trop large. Personne ne m'accompagnait, personne ne me disait quoi faire, et il y avait toujours une très grande distance entre moi et les autres. J'entendais les haut-parleurs crier devant et derrière moi, et les manifestants reprendre des slogans, ces slogans des maîtres qui ne nous intéressent pas et qu'en général nous comprenons peu ou pas du tout.
À un moment, je me suis mis à brailler quelques appels à l'insurrection contre les puissants du monde, quelques débris de textes expliquant pourquoi il fallait assassiner au plus vite et sans faire de chichis les responsables du malheur, à quelque  niveau du malheur qu'ils se placent. Ma voix se perdait dans le brouhaha.
Je braillais comme un ivrogne, en levant le poing et parfois en agitant la casquette dont ils m'avaient coiffé, sur laquelle ils avaient épinglé une étoile vermillon dont j'étais très fier.
En accord avec le programme des réjouissances, des quolibets furent sans doute proférés à mon adresse, et peut-être scandés par les milliers de voix du public, mais je ne me rappelle rien de cela. J'avançais sans grâce mais sans tomber, j'agitais ma casquette, je hurlais le détail des mesures qui entreraient en vigueur immédiatement après notre prise du pouvoir, je ne me préoccupais pas de savoir si on me rendrait mes gamelles et mes hardes avant de me renvoyer vers le dépotoir ou de me liquider.
Et j'étais très fier.

Lutz Bassmann, Les aigles puent

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