Au fait, s'il y en a parmi vous qui ne sont pas contents de l'année 2016: veuillez adresser vos réclamations à David Madore.
samedi 31 décembre 2016
And now for something completely different
Quand on se dit, un 31 décembre
"l'année prochaine ne pourra pas être pire que celle qui vient de finir, donc elle sera forcément meilleure, même si c'est juste un peu", il suffit que l'année suivante soit juste un peu moins meilleure qu'on ne s'y attendait pour qu'à la fin on soit déçu.
Quand on se dit un 31 décembre
"l'année prochaine pourra être:
soit pire que celle qui vient de finir,
soit beaucoup pire,
soit beaucoup beaucoup pire",
il suffit que l'année suivante soit juste un petit peu moins pire que prévu pour qu'à la fin on se sente soulagé.
Mais c'est quoi qui est mieux?
Je ne sais pas.
Alors vous savez quoi? On va faire simple: je vous souhaite que votre année 2017 soit si bonne que vous ne pensiez même pas,
quand viendra son 31 décembre,
à vous poser ce genre de question
à propos de 2018.
Au fait, s'il y en a parmi vous qui ne sont pas contents de l'année 2016: veuillez adresser vos réclamations à David Madore.
jeudi 29 décembre 2016
L'apprentissage de la ville, 4: le Maître et Kupifam
UNDERWATER fut publié en fascicules, un peu difficiles à trouver aujourd'hui*, et qui n'ont pas, à ma connaissance, été réunis en album, pas plus en anglais qu'en français.
Les dernières pages de chaque fascicule, à partir du numéro 2, sont occupées par un épisode d'une autre série (la suite d'une histoire à suivre dont la publication avait commencé en 1987 dans le précédent comic auto-édité par Chester Brown: Yummy Fur). Cette histoire s'appelle Matthew. Pourtant, le protagoniste n'est pas le nommé Matthew (qui n'y joue qu'un rôle effacé), c'est un grand type baraqué, au visage osseux, aux longs membres nerveux et à l'air pas commode que ses "disciples" (dont le nommé Matthew fait partie) appellent Seigneur, ou Maître, ou Jésus. Il est grand, ai-je dit, mais vraiment, nettement plus grand que tous les autres personnages, un peu comme s'il sortait d'une autre histoire et se retrouvait, dans celle-ci, un peu à l'étroit.
Et on a un peu l'impression, aussi, qu'il parle une autre langue que les gens auxquels il s'adresse.
Extrait de Yummy Fur n° 21. |
Parfois, il dit ou il fait des choses qui font un peu peur.
Extrait de Underwater n° 2. |
Parfois, les choses qu'il dit sont simplement incompréhensibles.
La plupart des événements rapportés dans cette histoire sont aussi étranges, aussi déroutants pour nous, qui sommes pourtant des grandes personnes, que peuvent l'être pour Kupifam les changements d'humeur de sa yuy ou de son kufur, les exigences bizarres de yonon Trod.
Les "disciples" du "Maître" sont, comme nous, intrigués, un peu inquiets, devant le comportement de leur "Seigneur". "Puis-je vous dire un mot en privé, Maître? Voilà, vous ne devriez pas parler comme ça, les gens vont croire que..." chuchote un de ceux-ci au détour d'une planche. La façon dont Brown les représente tous, Simon, Matthew et leurs contemporains (ai-je mentionné que l'histoire se passe au Moyen-Orient il y a environ deux mille ans?) est résolument anti-héroïque: ils sont malingres, contrefaits, timides, maladroits... ce sont des personnages typiques de Chester Brown. Cependant, Matthew est probablement (avec l'essai publié dans Underwater n° 4: My mother was a schizophrenic) une des séries de Brown dans lesquelles son traitement de l'image se rapproche le plus d'un certain "réalisme".
UNDERWATER, c'est une autre affaire.
La plupart des commentateurs décrivent le style de Chester Brown comme "minimaliste": il a délibérément accentué ce minimalisme dans UNDERWATER, et y a ajouté une dose de bizarrerie tout aussi délibérée.
Les dialogues inintelligibles, c'est ce qui surprend d'abord le lecteur, et, parfois, l'arrête dans sa lecture. Mais Chester Brown n'a pas voulu en rester là; il s'est aussi demandé: comment traduire en dessins le sentiment d'étrangeté qui envahit l'enfant quand elle voit des choses pour la première fois?
Il a essayé d'y parvenir en brouillant les repères visuels familiers aux lecteurs de comics.
Décors et mobilier sont dessinés dans un style, à première vue, "générique": ils ne sembleraient pas déplacés dans beaucoup de daily strips du XX° siècle (disons, Mutt and Jeff, Beetle Bailey, Peanuts ou les Katzenjammer Kids). Mais de temps à autre, apparaît un objet non-identifiable qui pourrait provenir d'une série de science-fiction, certains vêtements pourraient sortir de la garde-robe de La Petite Annie et d'autres de celle des Jetsons: nous ne sommes pas vraiment "chez nous".
Plus radical, le traitement des personnages, encore moins réaliste qu'il n'est habituel chez Brown: aucun n'a de cheveux, chacun possède au moins un trait physique excessif (nez ou oreilles hors de proportions, peau striée de ratures qui ressemblent à des cicatrices), quelques-uns pourraient aussi bien être des dinosaures humanisés (ou des élèves de la Supermutant Magic Academy); aucun n'est dessiné d'une façon qui puisse inspirer la sympathie ou inviter à l'identification.
Plus déroutant encore est le rythme auquel avance la narration. Aucun repère temporel ne nous est donné: ils n'auraient pas de sens pour Kupifam (on l'a posée dans son berceau, puis on l'a laissée seule longtemps - c'est à dire, le temps de plusieurs pages de comics; plus tard (à la page suivante, mais cela veut-il dire des heures, des semaines ou des mois?), on l'a emmenée dans un endroit qu'elle ne connaissait pas: voilà ce qui est important pour elle, voilà ce qui est donné au lecteur). De plus, il n'y a pas de démarcation entre ce que vit Kupifam et ce qu'elle rêve. Quand quelqu'un prend Kupifam à bout de bras et la soulève très haut, elle est tout excitée par cette nouveauté et elle en redemande; plus tard, dans un rêve, elle ne retrouve que l'anxiété diffuse causée par cette sensation: intrépide dans ses expériences diurnes, en rêve elle peut se permettre d'avoir un peu peur. Un jour, sa grand-mère, qui lui faisait la lecture, s'interrompt, tombe par terre et ne bouge plus. Dans un rêve qu'elle fait plus tard, en passant de pièce en pièce dans la maison, Kupifam trouve tous les gens qu'elle connaît (sa mère, sa grande sœur, sa jumelle…) couchés par terre: ils ne bougent plus. Okay. Apparemment, tomber par terre et ne plus bouger, ce sont des choses qui arrivent aux gens.
C'est ainsi qu'à chaque page, quelque chose vient nous rappeler que nous sommes entrés avec Kupifam dans un univers dont on ne nous a pas donné le mode d'emploi.
Un de mes plus vieux souvenirs: un matin je me penche à la fenêtre de la cuisine et je découvre que le paysage a radicalement changé depuis la veille: une mer sans limite miroite devant la maison, un océan semé de petites îles verdoyantes (j'ai déjà vu les mêmes dans un livre d'images).
Pendant la nuit, le Rhône est sorti de son lit et a pris ses aises sur des kilomètres; au pied de l'immeuble, la hauteur de l'eau doit être d'une vingtaine de centimètres. Les îles verdoyantes, ce sont les têtes frisées des choux et des laitues dans le potager en contrebas. J'ai trois ans: je suis étonné, mais pas trop. Je me demande ce qui pourra bien arriver ensuite.
Je cite ce souvenir comme un exemple de ce que, depuis que j'ai lu UNDERWATER, j'ai envie d'appeler "a Kupifam moment".
*Les numéros 1 à 9 d'Underwater peuvent encore être commandés, si le cœur vous en dit, chez l'éditeur canadien DRAWN AND QUARTERLY; les numéros 10 et 11 sont actuellement indisponibles.
UNDERWATER, c'est une autre affaire.
La plupart des commentateurs décrivent le style de Chester Brown comme "minimaliste": il a délibérément accentué ce minimalisme dans UNDERWATER, et y a ajouté une dose de bizarrerie tout aussi délibérée.
Les dialogues inintelligibles, c'est ce qui surprend d'abord le lecteur, et, parfois, l'arrête dans sa lecture. Mais Chester Brown n'a pas voulu en rester là; il s'est aussi demandé: comment traduire en dessins le sentiment d'étrangeté qui envahit l'enfant quand elle voit des choses pour la première fois?
Il a essayé d'y parvenir en brouillant les repères visuels familiers aux lecteurs de comics.
Décors et mobilier sont dessinés dans un style, à première vue, "générique": ils ne sembleraient pas déplacés dans beaucoup de daily strips du XX° siècle (disons, Mutt and Jeff, Beetle Bailey, Peanuts ou les Katzenjammer Kids). Mais de temps à autre, apparaît un objet non-identifiable qui pourrait provenir d'une série de science-fiction, certains vêtements pourraient sortir de la garde-robe de La Petite Annie et d'autres de celle des Jetsons: nous ne sommes pas vraiment "chez nous".
Plus radical, le traitement des personnages, encore moins réaliste qu'il n'est habituel chez Brown: aucun n'a de cheveux, chacun possède au moins un trait physique excessif (nez ou oreilles hors de proportions, peau striée de ratures qui ressemblent à des cicatrices), quelques-uns pourraient aussi bien être des dinosaures humanisés (ou des élèves de la Supermutant Magic Academy); aucun n'est dessiné d'une façon qui puisse inspirer la sympathie ou inviter à l'identification.
Plus déroutant encore est le rythme auquel avance la narration. Aucun repère temporel ne nous est donné: ils n'auraient pas de sens pour Kupifam (on l'a posée dans son berceau, puis on l'a laissée seule longtemps - c'est à dire, le temps de plusieurs pages de comics; plus tard (à la page suivante, mais cela veut-il dire des heures, des semaines ou des mois?), on l'a emmenée dans un endroit qu'elle ne connaissait pas: voilà ce qui est important pour elle, voilà ce qui est donné au lecteur). De plus, il n'y a pas de démarcation entre ce que vit Kupifam et ce qu'elle rêve. Quand quelqu'un prend Kupifam à bout de bras et la soulève très haut, elle est tout excitée par cette nouveauté et elle en redemande; plus tard, dans un rêve, elle ne retrouve que l'anxiété diffuse causée par cette sensation: intrépide dans ses expériences diurnes, en rêve elle peut se permettre d'avoir un peu peur. Un jour, sa grand-mère, qui lui faisait la lecture, s'interrompt, tombe par terre et ne bouge plus. Dans un rêve qu'elle fait plus tard, en passant de pièce en pièce dans la maison, Kupifam trouve tous les gens qu'elle connaît (sa mère, sa grande sœur, sa jumelle…) couchés par terre: ils ne bougent plus. Okay. Apparemment, tomber par terre et ne plus bouger, ce sont des choses qui arrivent aux gens.
C'est ainsi qu'à chaque page, quelque chose vient nous rappeler que nous sommes entrés avec Kupifam dans un univers dont on ne nous a pas donné le mode d'emploi.
Un de mes plus vieux souvenirs: un matin je me penche à la fenêtre de la cuisine et je découvre que le paysage a radicalement changé depuis la veille: une mer sans limite miroite devant la maison, un océan semé de petites îles verdoyantes (j'ai déjà vu les mêmes dans un livre d'images).
Pendant la nuit, le Rhône est sorti de son lit et a pris ses aises sur des kilomètres; au pied de l'immeuble, la hauteur de l'eau doit être d'une vingtaine de centimètres. Les îles verdoyantes, ce sont les têtes frisées des choux et des laitues dans le potager en contrebas. J'ai trois ans: je suis étonné, mais pas trop. Je me demande ce qui pourra bien arriver ensuite.
Je cite ce souvenir comme un exemple de ce que, depuis que j'ai lu UNDERWATER, j'ai envie d'appeler "a Kupifam moment".
*Les numéros 1 à 9 d'Underwater peuvent encore être commandés, si le cœur vous en dit, chez l'éditeur canadien DRAWN AND QUARTERLY; les numéros 10 et 11 sont actuellement indisponibles.
Dessins © Chester Brown
(Yummy Fur n° 21 et Underwater n° 2)
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mardi 27 décembre 2016
L'apprentissage de la ville, 3: Kupifam à l'école
Ce billet est la suite de celui-là et de celui-là.
Un jour (UNDERWATER en était déjà à son numéro 9: comme le temps passe) on a amené Kupifam dans une grande pièce où il y avait d'autres petites personnes de sa taille, ou presque (en fait, Kupifam était la plus petite). Une grande et grosse dame est arrivée (elle avait une grosse voix, aussi) et s'est mise à faire le genre de choses bizarres que font toutes les grandes personnes, on commence à en avoir l'habitude (entre autres: dire des tas de mots qu'on ne connait pas).
Dites bonjour à yonon Trod.
Vous aussi, apprenez l'elkepeesh. Vous allez voir, c'est très barshesh.
Vous trouvez que ces petits gribouillis, que la dame fait sur le mur, ne ressemblent à rien? Hé bien, ils ont chacun un nom (comme les personnes): oow, uh, uw, beh, deh, geh… répétez après yonon Trod.
On recommencera jusqu'à ce que vous les sachiez par cœur.
Oh, il faudra aussi que vous appreniez à faire pipi dans un endroit spécial (il faudra demander la permission avant).
Dessins © Chester Brown.
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samedi 24 décembre 2016
Embrasse-moi
C'est de nouveau cette époque de l'année.
En cette saison il ne serait pas surprenant que vous rencontriez un renne. Ne le mettez pas dans l'embarras en le complimentant sur ses beaux yeux (vous les verriez s'embuer au souvenir de la réplique fameuse du Quai des brumes: les rennes sont des animaux très sensibles): sans plus de cérémonies, embrassez-le, sur le bout du nez, rien ne saurait lui faire plus plaisir.
Illustration d' Edmund Dulac
pour La Reine des neiges (1911)
C'est chez Terri Windling que j'ai chipé cette image; merci Terri!
Mais savez-vous, chers lecteurs,
que vous pouvez aussi voir toutes les illustrations
de Dulac (ou presque) pour les contes d'Andersen chez Thierry Robin?
C'est chez Terri Windling que j'ai chipé cette image; merci Terri!
Mais savez-vous, chers lecteurs,
que vous pouvez aussi voir toutes les illustrations
de Dulac (ou presque) pour les contes d'Andersen chez Thierry Robin?
mardi 20 décembre 2016
L'apprentissage de la ville, 2: le prestige
Ce billet-ci est la suite de celui-là.
UNDERWATER ne rencontra pas, c'est le moins qu'on puisse dire, un grand succès, même auprès des anciens abonnés de Yummy Fur (le précédent comic auto-édité par Chester Brown), qu'on pouvait pourtant supposer habitués aux bizarreries de ce cher Chester. Le fait que les personnages y parlent un charabia incompréhensible déplut fort aux lecteurs nord-américains, qui aiment bien que dans les comics, même s'ils sont indépendants, tout soit bien clair et carré.
Voici quelques réactions de lecteurs au n°1, publiées dans le n° 2:
Si vous trouvez que c'est trop petit, vous pouvez les voir en plus grand en cliquant dessus. |
Si vous avez bonne mémoire, amis lecteurs de comics, vous vous souvenez que dans les années 60-70 Richard Corben (qui avait pourtant une base de fans bien plus étendue que Brown) s'était brouillé avec certains de ses lecteurs en employant des procédés plus ou moins analogues: dans son comic Rowlf, par exemple, les personnages "gentils" parlaient en bon anglais; les "démons", en revanche, (les méchants de l'histoire: une armée de mutants contrefaits), Corben, pour suggérer l'existence, entre les deux camps, d'un fossé linguistique, avait choisi de les faire s'exprimer...
... en espéranto (!).
Ça vous paraît bien innocent, sans doute?
Hé bien, comme Chester Brown, Corben reçut des lettres de lecteurs indignés: "Qu'est-ce que c'est que ça? On ne comprend rien!"...
Pourtant, le jeu avec le langage dans Underwater n'est pas gratuit, tout au contraire: c'est même, pour une bonne part, ce qui fait l'intérêt de cette mini-série.
Les premiers strips montrent un accouchement difficile: les intervenants semblent parler une langue inconnue.
Puis l'image devient subjective: un enfant nous est né, de vagues formes mouvantes l'entourent, dans les bulles de dialogue s'inscrivent des lignes qui ne sont, cette fois, même plus organisées en phrases, comme pour transcrire des sons brouillés.
Peu à peu, dans cette bouillie sonore, Kupifam remarque que certains mots reviennent souvent (oh no), ou qu'ils sont plus faciles que d'autres à prononcer, et elle apprend à les utiliser.
Quand elle dit "okay", par exemple, ça semble mettre de bonne humeur les grandes personnes qui s'occupent d'elle.
Quand elle dit "no!", en revanche, ça ne les met pas de bonne humeur, pas du tout. C'est dommage, parce qu'elle trouve beaucoup d'occasions de l'employer, ce "no!".
Ne me dites pas que cette situation n'éveille en vous aucun souvenir?
A suivre....
Dessins © Chester Brown.
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samedi 17 décembre 2016
L'ingrédient secret de la recette secrète de sandwich de Richard Brautigan
Après le divorce de mes parents, lui et moi nous nous rendions parfois à la librairie City Light pour récolter auprès de Shig Murao les minuscules recettes de ses ventes. Puis nous remontions Columbus Avenue pour aller acheter des sandwichs à l'épicerie Molinari de North Beach.
Après quoi nous aimions nous arrêter dans le parc de Washington Square.
Il y avait là une petite aire de jeux.
Très jeune, j'ai appris
à associer la poésie à la nourriture.
Ianthe Brautigan, Introduction à
traduit par Thierry Beauchamp,
Frédéric Lasaygue et Nicolas Richard,
Le Castor Astral, 2016
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jeudi 8 décembre 2016
L'apprentissage de la ville, 1: le prestidigitateur
Je ne crois pas avoir manqué une seule fois, lors d'aucun des séjours - pourtant habituellement brefs - que j'ai pu faire à Paris au cours des trente dernières années, de lui rendre une petite visite, d'abord boulevard Saint-Germain aux Yeux Fertiles, puis rue Gît-le-Cœur à Un Regard Moderne.
Il y avait une bonne raison à cela: chaque fois il me régalait de ce tour de passe-passe dont tant de ses clients se souviennent (je n'ai pas été le seul de ses clients à en bénéficier, loin de là!): après que nous ayons échangé quelques phrases, il fouillait dans ses piles de papier et en sortait quelque chose - un livre, un fascicule, une brochure, un portfolio, une cassette, dont je n'avais jamais entendu parler et dont pourtant je réalisais instantanément que je ne pourrai pas me passer plus longtemps. Le recueil de gravures de Horst Janssen, si gros qu'il dépasse de l'étagère et menace de basculer dès que je touche à ses voisins, le flip-book où Bettie Page se dévergonde, si minuscule qu'il se retrouve toujours on ne sait comment coincé entre deux psautiers ou sous un dictionnaire, les mauvais sujets dessinés par Crumb (Heroes of the Blues, Pioneers of Country Music...) qui essaient à tour de rôle de s'évader de leurs petites boites en carton, la carte pliée en accordéon qui me permettra un jour - j'y compte bien - de ne pas me perdre quand je visiterai Ankh-Morpork (et qui, en attendant, ne manque pas une occasion de se déplier toute seule alors qu'on ne lui demande rien), je ne risque pas de les oublier, ils se donnent assez de mal pour ça.
Ils viennent tous de chez Jacques Noël,
mais ce ne seront pas eux les invités spéciaux de ce billet,
ça leur apprendra à faire les malins.
Ils viennent tous de chez Jacques Noël,
mais ce ne seront pas eux les invités spéciaux de ce billet,
ça leur apprendra à faire les malins.
Non, en souvenir de Jacques Noël je vais exécuter pour vous un des tours qu'il maîtrisait si parfaitement: sans aucun trucage, je vais extraire d'un tas de papier (cette falaise de comics, que rien ne distingue les uns des autres, qui se trouve derrière moi) une poignée de gemmes et la faire scintiller sous vos yeux.
Chester Brown, allons, vous le connaissez au moins de réputation, puisque deux de ses ouvrages récents (Paying for it et Mary wept over the feet of Jesus) ont suscité sur le continent nord-américain des controverses dont l'écho assourdi est parvenu jusqu'à nous lorsque des éditeurs français en ont publié des traductions (Vingt-trois prostituées et Marie pleurait sur les pieds de Jésus).
Mais le comic de Chester Brown que Jacques Noël a sorti de derrière ses fagots il y a plus de vingt ans et qui n'a plus quitté depuis la liste de mes comics favoris
(c'est pour ça que j'a choisi de vous en parler), c'est
UNDERWATER*.
Mais le comic de Chester Brown que Jacques Noël a sorti de derrière ses fagots il y a plus de vingt ans et qui n'a plus quitté depuis la liste de mes comics favoris
(c'est pour ça que j'a choisi de vous en parler), c'est
UNDERWATER*.
UNDERWATER est ce qu'on appelle un récit de formation. Mais un récit de formation inhabituellement ambitieux. Il suit les changements qui surviennent dans la vie d'une petite créature de sa naissance à ses premières... années? Oui, ce doit être ce que nous, les grandes personnes, nous appelons des années, et à quoi la petite créature ne songe pas encore à donner un nom: le temps, d'ailleurs, ne s'écoule pas pour elle de la même façon que pour nous.
Et Chester Brown raconte ça comme personne ne l'avait encore fait avant.
L'ambition de Brown a été de nous faire partager les émotions d'un être pour qui tout est encore nouveau, souvent intéressant, parfois effrayant, toujours indéchiffrable... j'aurais dû commencer par là: au début, la petite chose n'a encore de mots pour rien, pas de mot pour dire "froid", pas de mot pour dire "faim", pas de mot pour dire qu'elle est petite et que tout autour d'elle est trop grand, à commencer par les géants qui la soulèvent (trop haut!) en faisant des bruits bizarres avec ce grand trou qu'ils ont dans la grosse boule posée entre les appendices immenses dont ils se servent pour soulever les choses.
Béatrix Beck, pour celui de ses romans qui traite, lui aussi, de ce moment de la vie, avait trouvé ce titre parfait: "L'Épouvante, l'émerveillement".
Chester Brown n'y a sans doute pas pensé (pourquoi il a choisi Underwater? je ne sais pas) mais si on lui en parlait il estimerait sans doute que ce n'est pas un mauvais titre (s'il connaît Béatrix Beck, je ne le sais pas non plus).
Je résume (au cas où je n'aurais pas été assez clair): Underwater accompagne un enfant du moment où il ouvre les yeux à celui où il commence à maîtriser le langage.
Une ambition démesurée? Peut-être: "J’ai eu les yeux plus gros que le ventre!" déclara Chester Brown dans un entretien avec Nicolas Verstappen. Et il a interrompu abruptement son expérience au bout de deux ans et demi (et onze numéros), alors que trois ou peut-être quatre ou peut-être cinq ans (on ne le saura jamais) s'étaient écoulés dans l'univers où vivait sa petite créature.
Chester Brown avait-il vu juste? À qui, de ses yeux ou de son ventre, aurait-il dû se fier? Nous essaierons de le découvrir dans le prochain billet.
A suivre…
*A ne pas confondre, évidemment, avec son homonyme, le manga Suiiki (qui s'appelle aussi Underwater dans l'édition en langue anglaise) de Yuki Urushibara (elle aussi vous la connaissez, voyons: l'auteur de Mushishi!), paru chez nous au début de l'année (sous le titre Underwater: Le village immergé). Que ce soit la dessinatrice japonaise ou ses éditeurs occidentaux qui aient choisi de l'intituler Underwater, ce choix fut sans doute judicieux, car ce titre semble porter bonheur: le manga d'Urushibara lui aussi est excellent et je vous en recommande chaudement la lecture.
Dessins © Chester Brown.
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lundi 5 décembre 2016
Le blé se moud-il? L'habit se coud-il? Oui, le blé se moud, l'habit se coud
Jean-Pierre Liégeois, un jeune lecteur du Var,
nous a récemment demandé
(dans notre courrier des lecteurs):
"Est-il exact que Marcel Gotlib existe-t-il?
Je veux dire pour de vrai?
Existe-t-il, par exemple,
des gens qui l'ont rencontré?"
Les réponses à ces questions sont, dans l'ordre:
oui,
oui et
encore oui.
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